Les Neuf Merveilles
Du Monde
Le Conseiller regarda l’un après l’autre chacun des Chevaliers de Bronze qui se tenait face à lui. Ils étaient agenouillés et montraient la plus grande déférence envers lui. Seul Erik du Dragon parlait, exposant les informations qu’ils avaient pu glaner auprès de l’Oracle d’Apollon. Le Conseiller ne l’écoutait cependant que d’une oreille distraite, surveillant plus particulièrement l’attitude de Coriandre.
Le Chevalier aux chaînes affichait le même respect que les autres mais, de temps à autres, il lançait un œil inquisiteur en direction de son supérieur, à l’affût du moindre signe suspect. Durant tout le trajet qui les avait ramenés au Sanctuaire, Coriandre n’avait cessé de réfléchir à la théorie invraisemblable qui s’était imposée à lui… Selon lui, le Grand Pope, maître incontesté du Sanctuaire et chef de tous les Chevaliers, ne pouvait manquer un événement aussi important que la remise de l’Armure d’Or au vainqueur du tournoi. Ou du moins, assister au refus de l’Armure…
Et pourtant, il n’était pas venu. Il était resté reclus dans sa chambre sacrée, priant sans relâche la Déesse Athéna. Les prières adressées à la patronne du Sanctuaire étaient certes capitales, mais la Déesse pouvait comprendre qu’on diffère ces rituels pour permettre à l’un de ses sujets de mieux la servir… De plus, nul au Sanctuaire ne semblait avoir parlé de visu au Pope. Seul le Conseiller pouvait s’en vanter.
Et qui était-il, ce Conseiller dont nul n’avait ne serait-ce qu’entr’aperçu le visage ?
Coriandre finissait par douter de l’existence même du Pope, et il soupçonnait le Conseiller de n’être qu’un imposteur. Peut-être avait-il tué le précédent Pope et occupait-il impunément sa place en se réfugiant dans le rôle d’un simple ministre… Le Chevalier de Cassiopée espérait malgré tout qu’Athéna ne laisserait pas un criminel à la tête de son Sanctuaire.
Dans ce cas, cela signifiait que le Pope savait que l’Armure allait disparaître. Sinon pourquoi ne s’était-il pas montré ? Et le Conseiller était nécessairement son complice. Ce qui soulevait une autre interrogation : pourquoi voler l’armure alors qu’ils l’avaient à leur disposition depuis bien longtemps ? Une trahison ?
Toutes ces hypothèses faisaient du Conseiller un individu qui éveillait la méfiance de Coriandre, et le Chevalier hésitait à obéir à son supérieur. Néanmoins, si d’aventure il se trompait, il ne tenait pas non plus à défier ouvertement le représentant d’Athéna. La colère des Dieux pouvait s’avérer des plus terribles… Il décida donc de rassembler plus de preuves avant d’attaquer directement ce Conseiller bien suspect…
Erik expliquait calmement ses hypothèses concernant des merveilles qui existeraient à l’extérieur du Monde Grec, quand il remarqua que le Conseiller ne lui prêtait pas véritablement attention. Il s’aperçut également que son supérieur fixait Coriandre de Cassiopée.
Le Chevalier du Dragon n’avait guère apprécié l’initiative de son frère d’arme au Temple d’Apollon. Il s’était senti ridiculisé dans son statut de chef légitime — après tout, il avait remporté le tournoi du Solstice — et conservait malgré lui une certaine rancune…
Alors qu’il lançait un regard courroucé à Coriandre, il entendit la voix du Conseiller…
- Très intéressant, Chevalier du Dragon, très intéressant… Le représentant d’Athéna avait prononcé ces mots sans réelle conviction
- Avec votre permission, Conseiller, j’effectuerai des recherches pour découvrir ce qu’est le Mur de l’Infini ainsi que cette boue sacrée… La voix d’Erik masquait à peine son désir de briller au service d’Athéna, et le Chevalier du Dragon ne jugea pas nécessaire de réagir au soupir exaspéré qui s’élevait derrière lui, bien qu’il eût reconnu les voix arrogantes de Témosthène et de Gunthar…
- Inutile, Chevalier, je pense savoir de quoi il s’agit…
Le Conseiller marqua une pause afin de mieux capter l’attention de son auditoire…
Coriandre trouva que cet homme aimait trop les mises en scènes grandiloquentes pour être honnête. Il jeta sur le Conseiller un regard plein de défi, qui reçut pour toute réponse une superbe indifférence…
- Bien que vous ayez passé ces six dernières années reclus dans un centre d’entraînement, je suppose que le nom d’Alexandre vous est familier…
Les Chevaliers échangèrent des regards interrogateurs… Où diable voulait-il en venir ? Le seul Alexandre que les jeunes gens connaissaient était le Roi de Macédoine, celui qu’on avait surnommé " le Grand " à cause du gigantesque Empire qu’il avait conquis avec son armée. Alexandre le Grand avait — prétendument au nom d’Athéna — étendu l’influence grecque en Egypte, à Babylone et jusqu’aux rives du fleuve Indus. Pourtant, ce chef militaire couvert de gloire et d’honneurs n’en restait pas moins homme, et il s’était éteint peu de temps avant le tournoi du Solstice, emporté par la maladie.
Arcas ne cacha pas sa fierté d’être également Macédonien, comme si la majesté du roi rejaillissait sur lui…
- Vous avez deviné, continua le Conseiller visiblement ravi. Il s’agit bien de notre défunt Empereur.
Les Chevaliers restèrent perplexes. Quel rapport pouvait-il exister entre l’Armure d’Or et Alexandre le Grand ?
- Vous savez certainement qu’Alexandre et son armée cessèrent leur progression vers l’Orient une fois arrivés au bord du fleuve Indus. Pendant qu’il retournait vers Babylone, il a malgré tout envoyé quelques espions et éclaireurs, dans l’éventualité où il pourrait y continuer ses conquêtes. Et ces éclaireurs ont rapporté qu’un immense cours d’eau traversait le pays — contrée appelée Inde d’après le nom du fleuve Indus — et que les Indiens de toutes les régions venaient y faire des ablutions afin de se purifier. Mais le plus étonnant, c’est que même la boue de ce fleuve, que les autochtones nomment le Gange, est considérée comme sacrée. Aussi, lorsque le lit est pratiquement sec, la population continue ses ablutions rituelles.
Tous restaient muets de stupeur. Un fleuve ! Un immense fleuve sacré ! Il s’agissait bien de l’une de ces merveilles dont Erik avait pressenti l’existence. Le Chevalier du Dragon bomba le torse de fierté : son intuition ne l’abandonnait pas et, à terme, elle lui permettrait de gravir les échelons du pouvoir.
Cependant, l’idée de fidèles pratiquant des bains de boue dans le but de se purifier les laissa tous quelque peu dubitatifs.
- D’autant plus, termina le Conseiller comme pour achever sa suprême révélation, que ces Indiens cherchent pour la plupart à devenir ce qu’ils nomment des bouddhas, ce qui signifie " Eveillés ". Etrange coïncidence, n’est-ce pas ? De là à en conclure que l’une des neuf parties de l’Armure d’Or repose dans ce fleuve, il n’y a qu’un pas.
Malgré sa méfiance naturelle, Coriandre dut reconnaître que le Conseiller méritait son titre. Il se montrait cultivé, vif d’esprit et surtout efficace en situation de crise, malgré un goût très prononcé pour la grandeur, voire un soupçon de mégalomanie…
Les autres Chevaliers semblaient tous impressionnés par la démonstration du Conseiller, et ce dernier savourait chaque miette de l’admiration ostensible dont il était l’objet. Gunthar se ressaisit plus rapidement que les autres, sans doute car il avait été profondément déçu par l’homme qu’il admirait le plus au monde, son maître Kaïtos du Phénix.
- Tout cela est bien beau, commença le Chevalier du Fourneau sur un ton désinvolte, mais cela ne résout pas l’énigme du Mur de l’Infini… Votre Grandeur sait-elle comment en venir à bout aussi simplement ?
Le Conseiller ne goûtait guère cette ironie qui frisait l’insolence. Elle était souvent le signe annonciateur d’une mutinerie et la situation ne permettait pas ce genre de fantaisie. Mais surtout, elle venait de briser son auréole de prestige… Il reprit, d’une voix glaciale.
- Chevalier Gunthar, si vous m’aviez laissé terminer, j’aurais pu vous apprendre dans le même souffle qu’à l’Est de l’Inde se trouve un pays nommé Chine. Ses habitants n’ont la peau ni blanche ni mate, mais jaune. Comme les conditions de vie y sont très pénibles, nous y avons envoyé quelques-uns de nos Chevaliers afin qu’ils y implantent un centre d’Entraînement pour les nouvelles recrues difficiles. Et récemment, l’un de ces Chevaliers nous a rapporté qu’un grand chantier venait de s’achever : une muraille si longue qu’on croirait qu’elle n’a ni commencement ni fin. Se pourrait-il qu’il s’agisse de votre fameux " Mur de l’Infini " ?
Nul n’osait lui répondre, mais tous comprenaient que Gunthar avait irrité le Conseiller et que c’était une bien mauvaise idée… Le Représentant d’Athéna se montrait toujours bienveillant, mais nul n’éprouvait une réelle envie d’éveiller sa colère ou sa seule irritation.
Cette dernière révélation apportait les dernières réponses aux questions qui étaient restées en suspend depuis leur voyage à Delphes. La huitième partie de l’armure d’Or reposait donc sur le lit de ce fleuve appelé le Gange, et la neuvième et dernière partie devait très certainement se trouver à proximité de cette muraille gigantesque.
Tandis que tous méditaient sur les informations nouvellement engrangées, Erik en profita pour reprendre les rênes du groupe. Il se méfiait tout particulièrement de Coriandre car il avait repéré en lui un rival direct. Non que Coriandre semblât attiré par le pouvoir, mais il nourrissait des ambitions d’ordre et de justice dont le Chevalier du Dragon se voulait l’unique représentant. Aussi, bien que leur but fût commun, Erik avait décidé de tout faire pour tenir Coriandre à l’écart.
Il sortit de sa tunique un papyrus qu’il avait emprunté dans la bibliothèque du Sanctuaire. Il s’agissait d’une carte du monde connu qui avait été couchée par écrit plusieurs années auparavant par un Chevalier lettré. On prétendait même que c’était le fondateur du Sanctuaire en personne qui l’avait dessinée. Malgré quelques erreurs ça et là, la carte bénéficiait d’une assez bonne précision et permettait de situer sans mal les fameux " hauts lieux de culture et de civilisation ".
Erik proposa au Conseiller un trajet simple mais efficace qui devait leur permettre de récupérer l’armure en un minimum de temps. La première étape était bien évidemment la ville sacrée d’Olympie, qui se trouvait à l’ouest de la Grèce. En se dirigeant ensuite vers la seconde étape, Ephèse, ils pourraient ramener la première partie de l’Armure au Sanctuaire et y emprunter un bon bateau pour les trajets en mer qui allaient suivre. Puis, ils se rendraient dans l’île de Rhodes, dans la ville d’Halicarnasse, à Alexandrie, près des pyramides et enfin à Babylone. Là, ils se sépareraient en deux groupes : le premier se dirigerait tout droit vers l’Orient afin de trouver la Muraille de Chine, tandis que le second se mettrait en quête du fleuve sacré du Gange…
Le Conseiller semblait satisfait de cette proposition. Il ne comptait pas déléguer un autre groupe pour accélérer les recherches et le trajet d'Erik s'avérait le plus rapide. Le but avoué était de ne pas attirer l'attention sur le Sanctuaire en cette période de crise, et pour cela, un petit groupe se montrerait à la fois plus discret et plus efficace.
Les Chevaliers de Bronze prirent aussitôt congé et se préparèrent pour le départ.
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Gunthar profita de l’occasion pour rendre une petite visite à son maître, Kaïtos du Phénix. Il espérait avoir une discussion d’homme à homme avec celui qui lui avait tout appris et… qui l’avait en réalité trahi.
Ce dernier avait pris en main de nouvelles recrues et les exerçait à réagir en milieu hostile. Les yeux bandés, les jeunes garçons devaient escalader une falaise à pic, alors que la moindre erreur entraînerait une chute fatale. Gunthar se souvint avoir pratiqué de nombreuses fois ce pénible entraînement, et il avait bien souvent frôlé la mort.
Kaïtos prétendait qu’un homme qui parvenait à compenser ses handicaps et ses faiblesses n’avait rien à redouter car ses facultés d’adaptation lui permettraient sans cesse de surmonter tous les obstacles. C’était l’objectif de cet exercice où les apprentis devaient pallier la déficience de leur vue afin de rester en vie.
Le Chevalier du Fourneau réalisa soudain combien philosophie l’avait profondément marqué. Non seulement il avait appris à surmonter ses insuffisances physiques, mais le vide de ses souvenirs l’avait forcé à sans cesse se dépasser dans le seul but de se découvrir plus en profondeur… Et maintenant que les fragments de sa mémoire s’assemblaient pour former une unité retrouvée, Gunthar se sentait plus fort qu’il ne l’avait jamais été.
Le Chevalier du Phénix avait remarqué la présence de son ancien disciple, mais il n’esquissa pas le moindre geste dans sa direction. C’était au jeune Gunthar de surmonter ses peurs, ses angoisses et sa colère. Lui ne pouvait qu’attendre que son élève devienne responsable. Plus encore, il percevait le conflit intérieur qui agitait le Germain, un conflit où se mêlait l’affection pour un père adoptif, mais aussi l’amertume d’avoir été manipulé, de ne pas avoir eu le choix.
Le regard de Gunthar passa alternativement de son maître aux jeunes disciples. Il hésitait sur la conduite à tenir. Une larme coula le long de sa joue, puis il partit en courant rejoindre les autres.
Kaïtos poussa un soupir. Dans toutes les épreuves qu’il avait imposées à Gunthar au cours des six années requises pour former un Chevalier de Bronze, ce dernier s’était montré excellent. Meilleur que lui-même, parfois. Toutes les épreuves, sauf celles qui imposaient de se comporter non plus en guerrier mais en homme. Cette fois encore, le jeune homme avait préféré fuir plutôt que d’affronter l’objet de ses frustrations et Kaïtos craignait qu’il en soit toujours ainsi…
Le Chevalier du Phénix fut pris d’une vague de mélancolie. Il avait fondé beaucoup d’espoirs sur Gunthar, espérant faire de lui un noble défenseur d’Athéna. A présent, seuls subsistaient le doute et un désagréable sentiment d’échec…