La vérité hypnotique (Suite partie: 5/6)

La version faible de la vérité-guérison

Il n'est pas possible ici de discuter de manière détaillée de cette version faible (21) , notamment parce qu'elle existe avec d'infinies variations, d'infinies nuances.

Contentons-nous de quelques commentaires.

Relevons d'abord le fait que cette version faible constitue historiquement une position de repli par rapport à la version forte. C'est en effet après 1897, c'est-à-dire après qu'il se fut rendu compte que sa " théorie de la séduction " (étiologie sexuelle traumatique des psychonévroses (22) ) était fausse, que Freud commença à parler de " réalité psychique ", de complexes et de fantasmes, mettant ainsi l'accent sur le (supposé) vécu subjectif inconscient plutôt que sur la réalité objective.

La thèse qu'il développe alors se fonde massivement sur sa conviction de n'avoir été personnellement pour rien dans le fait que ses patients (le plus souvent des patientes, en fait) avaient " inventé " des souvenirs de scènes sexuelles supposées plus ou moins traumatisantes avec des adultes ou avec des enfants plus âgés. Cette croyance l'exonère de ses responsabilités, mais elle est de toute évidence complètement erronée . Les textes de l'époque, notamment les Études sur l'hystérie, montrent on ne peut plus clairement à quel point Freud, convaincu de la justesse de ses théories, influençait massivement ses patients. S'étant mis hors de cause dans la production de ces faux souvenirs, il ne lui restait plus qu'à inventer une théorie ad hoc pour les expliquer. Il estima que quelque chose dans la sexualité humaine elle-même, particulièrement dans la sexualité infantile, devait en être responsable. Il se mit donc en devoir de l'étudier, ce qui aboutit à la publication des Trois essais sur la théorie de la sexualité en 1905. Or, cette étude de la sexualité infantile se fit, pour l'essentiel, sur base de l'interprétation des déclarations de ses patients adultes en analyse. Et, évidemment, ces déclarations étaient intensément influencées par ses attentes, et les interprétations qu'il en faisait, conformes à ses prémisses. Celles-ci n'étaient pas rien. Il s'agissait par avance que la sexualité humaine soit quelque chose de traumatique, capable de remplacer les " scènes de séduction " dans la théorie conflictuelle déjà élaborée alors (dans l' Esquisse d'une psychologie scientifique manuscrit non publié envoyé en 1895 à Fliess) et dont l'essentiel du contenu sera conservé dans le chapitre 7 de la Traumdeutung ). On ne s'étonnera donc pas que dans les Trois essais , la sexualité humaine apparaisse comme quelque chose qui fait violemment effraction à l'intérieur de nous, sous une forme sauvage, " perverse polymorphe ", culminant dans un désir d'inceste (le complexe d'Oedipe). Celui-ci n'est somme toute que l'inversion de la scène de séduction (son " renversement dans le contraire " , pour reprendre l'expression que Freud utilise à propos de certains mécanismes qu'il croit voir à l'œuvre dans le rêve). Ce n'est désormais plus l'adulte qui fait quelque chose à l'enfant, c'est l'enfant qui a envie de coucher avec l'adulte. Historiquement le complexe d'Oedipe, " complexe nucléaire de toutes les névroses " , résulte donc fondamentalement de l'incapacité de Freud à se rendre compte du rôle exact qu'il avait eu dans la production de faux souvenirs de scènes de séduction et sa volonté de sauvegarder à tout prix l'essentiel d'une théorie qui s'était avérée fausse (23) . " À tout prix ", c'est-à-dire au prix d' abîmer profondément, dans la foulée du christianisme d'après la réforme (24) , le rapport de l'homme à sa sexualité, même si, avec la psychanalyse, il est devenu davantage licite d'en parler .

Sigmund Freud qui n'abandonna jamais vraiment l'idée de vérité-guérison d'un trauma infantile.

On le voit, la version faible ne s'embarque pas sans biscuits pour la traversée. Elle emporte avec elle une bonne partie de la structure de la théorie traumatique, à ceci près que le trauma est désormais en bonne partie d'origine interne. Il faut dire " en bonne partie ", parce qu'il est clair que Freud n'abandonnera jamais totalement la théorie de la séduction. Il s'efforcera toujours de trouver une origine externe aux fantasmes, comme le remarquent très justement Laplanche et Pontalis (1971), quitte à inventer un mythe anthropologique ad hoc pour les besoins de la cause (le " meurtre du père " par la " horde primitive ") ou quitte à éventuellement aller la chercher jusque dans les périodes glaciaires (Freud, 1915).

Il s'efforcera aussi toujours de retrouver la réalité historique objective derrière les fantasmes ou les rêves de ses patients. " Ce que nous souhaitons, écrit-il encore à la fin de sa vie, c'est une image fidèle des années oubliées par le patient (...) (25) " . Mais il reconnaît aussi, dans le même texte, qu'il y a bien loin de la coupe aux lèvres : " Très souvent on ne réussit pas à ce que le patient se rappelle le refoulé. En revanche, une analyse correctement menée le convainc fermement de la vérité de la construction, ce qui, d'un point de vue thérapeutique, a le même effet qu'un souvenir retrouvé. "

Et Freud, ne s'est certes jamais privé de " convaincre fermement " . De ses débuts avec la méthode cathartique jusqu'à la fin de sa vie, il n'a même fait que cela : " convaincre fermement " . En témoigne, parmi tant d'autres exemples, l'acharnement forcené avec lequel il mène manu militari l'interprétation du rêve de l'Homme aux Loups pour aboutir, à la force du poignet, à " reconstituer " la vision d'un coït. Pauvre Homme aux Loups ! Sacré Freud ! À propos de ce rêve (comme à propos de bien d'autres, les exemples abondent dans son ouvrage), l'analyste particulièrement lucide qu'était Serge Viderman montre à quel point il force les choses pour aboutir exactement là où il souhaite aboutir (26) . Et Viderman de reconnaître qu'il en va constamment ainsi en psychanalyse, qu'elle ne peut pas être autre chose : " C'est moins la théorie qui suit le déroulement de la cure que celle-ci ne se met à ressembler à la théorie par quoi l'on tente d'en ressaisir le mouvement (...). C'est l'outil conceptuel que la théorie met à sa disposition qui sensibilise et ouvre l'intelligence de l'analyste pour lui permettre d'informer la réalité selon les articulations préformées du modèle théorique qu'il s'est lui-même donné. En dehors de quoi rien n'est visible. Pour voir autre chose, il faudra changer de théorie. Ce n'est pas la toile qui ressemble au paysage, c'est celui-ci qui finit par ressembler à la toile(...) " (27) Reste seulement à se demander pourquoi Viderman n'en a pas tiré toutes les leçons : il continue à utiliser malgré tout les concepts de la théorie analytique comme si celle-ci était hors de cause, alors que, de toute évidence, si l'on reconnaît que sa vérification est largement due à l'influence de l'analyste, et qu'elle est donc largement autoréalisante, il va de soi qu'elle perd toutes ses prétentions à la vérité au sens classique du terme (celle-ci présupposant une non-interférence entre discours et référent) (28) .

Dans la mesure où elle emporte avec elle une bonne partie de la théorie traumatique, la version faible de la vérité-guérison inaugurée par Freud reste donc, pour à peu près les mêmes raisons que la version forte, inacceptable. Elle impose toujours d'aller chercher des " causes " dans un passé flou réputé plus ou moins traumatique, même si le trauma est désormais supposé davantage endogène. À mettre des lunettes faites pour rechercher du négatif dans la vie des patients, il est sûr qu'on en " trouvera " toujours, mais il n'est pas sûr que ce sera ce qui les aidera le plus. Et, par proférence, en parler longuement ne fera que leur donner toujours davantage de poids.

Tant qu'à aller dans le passé, autant y aller pour y rechercher, avec ou sans hypnose, des ressources . Construire des faux souvenirs d'événements positifs est non seulement infiniment moins dangereux que d'en construire d'événements négatifs, mais c'est, de plus, infiniment plus fécond. D'autre part, pourquoi toujours continuer à se tourner vers le passé ? La version faible semble avoir bien du mal à se débarrasser de cette invétérée habitude héritée de la version forte. Il y a en effet souvent un travail extrêmement utile à faire sur le présent et la construction thérapeutique de l'avenir (29) .

Dans le présent notamment, de nombreuses tâches thérapeutiques ainsi que des rituels thérapeutiques peuvent être proposés, qui, amenant le patient à poser des actes . Ceux-ci peuvent alors susciter en lui, par rétroaction, un vécu qui leur devient congruent, comme l'avait bien compris Pascal (30) . Cela n'a donc rien de " purement comportemental ", comme on le dit souvent. Le croire reviendrait à croire à la réalité de la dichotomie actes / vécus, alors que celle-ci n'existe que dans notre esprit, conceptuellement. On oublie qu'en fait, il n'y a jamais d'actes sans vécus, jamais de vécus sans actes (puisque même ne pas agir est encore une façon de se comporter). L'idée qu'il existerait des changements " purement comportementaux " repose sur l'adhésion à un sous-modèle, articulé au modèle traumatique : un modèle hydraulique (la pression des émotions, des affects les pousse à chercher à s'évacuer) souvent implicite, parfois explicite, qui continue à faire, lui aussi, des ravages, même dans la version faible. Selon ce modèle, parfaitement lisible chez Freud (et inspiré, du modèle de l'arc réflexe (31) selon lequel une excitation aboutit à une décharge motrice), l'acte ne serait qu'une manière d'évacuer de l'énergie de manière non mentalisée, inconsciente. Dans cette perspective, la catégorie de l'acte ne peut qu'avoir un statut purement négatif par rapport à la parole (passage à l'acte, acting out , fuite dans l'agir). Pour qu'un changement thérapeutique digne de ce nom puisse avoir lieu, on croit alors qu'il doit nécessairement passer par la parole. Ce logocentrisme trouve probablement son origine lointaine dans le primat théologique de l'esprit sur la matière, de l'âme sur le corps, l'âme et l'esprit jouissant d'une dignité ontologique supérieure. Il serait grand temps d'enfin s'aviser de ses inconvénients, dans la mesure où il empêche de comprendre à quel point nos actes rétroagissent sans cesse sur nos vécus (sur nos croyances, nos perceptions, nos sensations, nos émotions, nos sentiments...), pour le meilleur comme pour le pire. C'est pourquoi l'action est, en thérapie, un des moyens essentiel de favoriser le changement ; c'est pourquoi s'en priver condamne bien des thérapies à une totale inefficacité.

Pour ce qui est du futur, quantité de choses sont envisageables. Amener le patient à parler longuement de la manière dont les choses se passeront, quand elles commenceront à aller un peu mieux, peut être, notamment, une manière de commencer à faire exister cette fiction, un manière d'enclencher sa conversion en réalité. La fiction et la réalité ne sont pas seulement des opposés, comme la tradition occidentale a trop tendance à le croire : l'un s'engendre de l'autre, et ce que l'on appelle thérapie n'est rien d'autre que la prise en compte et l'utilisation de cette dynamique.

Par ailleurs, il est clair que l'endogénéité du trauma dans la version faible reste vraiment des plus relatives (32) . Freud, on l'a vu, continuait à chercher des causes objectives, et nombre de ses disciples d'aujourd'hui, qu'ils soient analystes ou psy influencés par la doxa analytique, font, sous l'influence actuellement grandissante de la version forte, une part de plus en plus grande à l'origine externe. Cette version faible de la vérité-guérison ne nous paraîtrait donc acceptable que si elle mettait beaucoup plus clairement l'accent sur la subjectivité et évoluait ainsi vers une conception franchement constructiviste, c'est-à-dire une conception capable de reconnaître clairement l'importance de la production de réalités en général et dans l'interaction thérapeutique en particulier, l'inévitabilité de la proférence, c'est-à-dire de l'interférence entre discours et référent. Mais dans une telle perspective, la vérité perdrait le privilège exorbitant qui est actuellement encore le sien en thérapie, et ce ne serait clairement plus de vérité-guérison qu'il faudrait parler. La vérité cesserait alors de nous hypnotiser comme elle le fait depuis Parménide et Platon.

NOTES

(21) Une partie de l'analyse que l'on peut en faire se trouve dans Melchior (1995). Retour au texte

(22) Freud rangeait dans cette catégorie l'hystérie et la névrose obsessionnelle. Il opposait les psychonévroses aux " névroses actuelles " qui regroupaient la neurasthénie et la névrose d'angoisse. Tandis que celles-là trouvaient, pensait-il, leurs causes dans le passé, celles-ci étaient dues à des causes actuelles : la masturbation dans le cas de la neurasthénie, la pratique du coït interrompu dans le cas de la névrose d'angoisse. C'est sans doute poussé par son irrépressible envie de regrouper les phénomènes dans une grande théorie unitaire qu'il en vint (vers 1895) à considérer que les psychonévroses n'avaient pas seulement une origine traumatique, comme il le pensait initialement (à la suite de Charcot), mais aussi une origine traumatique sexuelle . De la sorte la sexualité devenait une clé pour toutes les névroses et plus seulement pour les névroses actuelles. Retour au texte

(23) Quitte à devoir sérieusement l'amender : à parti de 1905, deux grands modèles fonctionneront dans l'œuvre de Freud, le modèle herméneutique-neuronique qui date de l' Esquisse et est repris dans le chapitre 7 de la Traumdeutung et un autre modèle, le modèle pulsionnel , élaboré dans les Trois essais . Nombre de difficultés et d'obscurités de la théorie freudienne sont dues, on ne l'a pas suffisamment relevé, à la relative incompatibilité de ces deux modèles, difficultés qui seront encore aggravées par l'introduction du narcissisme à partir des années 1910. Ce sont largement ces incompatibilités qui motiveront le changement de topique et de théorie des pulsions au début des années vingt. Retour au texte

(24) Webster (1998) met bien en évidence les similitudes entre la religion freudienne et le protestantisme. Sur les rapports entre freudisme et christianisme, voir aussi Pewzner (1992). Retour au texte

(25) Freud, 1937, nous soulignons. Retour au texte

(26) Viderman, 1982. Retour au texte

(27) ibid. . Retour au texte

(28) Freud en était parfaitement conscient : " Vous direz à présent : peu importe que nous appelions la force motrice de l'analyse transfert ou suggestion ; le danger n'en subsiste pas moins que l'influence exercée sur le patient jette un doute sur la sûreté objective de nos constatations " , écrit-il dans les derniers chapitres de l'Introduction à la psychanalyse. Et il s'y débat comme un beau diable pour parer l'objection selon laquelle les " découvertes " de la psychanalyse seraient le produit de la suggestion. Il y reconnaît que si la suggestion jouait en psychanalyse, cela ôterait toute validité à ses thèses. Après quoi il reconnaît qu'elle y joue (c'est le transfert positif),et qu'elle y joue même un rôle déterminant parce que sans ce transfert, les interventions de l'analyste n'auraient aucun effet thérapeutique ! Mais il ne peut évidemment s'en tenir à cette conclusion, la seule que l'on puisse pourtant faire. Il entreprend ensuite de démontrer que, comme en psychanalyse, on ne se contente pas d'utiliser le transfert, mais on l'analyse, en vue de le rendre conscient, la suggestion ne pervertit pas les résultats théoriques obtenus. On se demande bien ce qui permet de l'affirmer puisque l'analyse du transfert présuppose les acquis théoriques psychanalytiques, alors que ce sont précisément eux qui sont en question. Freud ne peut donc sauver les meubles que moyennant une énorme pétition de principe. Par ailleurs, on voit mal comment on peut soutenir que la suggestion (le transfert) est utilisée et en même temps analysée et on comprend mal, en quoi l'" analyser " en supprimerait les effets. Retour au texte

(29) Sur ces voies thérapeutiques non classiques, avec ou sans hypnose, voir Melchior (1998). Retour au texte

(30) Dans les Pensées (451 et 467 à 472) , Pascal montre à quel point la foi, et plus généralement nos croyances, dérivent de nos actes, à quel point " l'extérieur " (ce que nous faisons) modifie " l'intérieur " (ce que nous ressentons, ce que nous croyons). Retour au texte

(31) Voir Gauchet (1992). Retour au texte

(32) Dans un petit texte de 1912, Sur les types d'entrée dans la névrose , Freud relativise d'ailleurs clairement l'importance de la distinction endogène-exogène. Retour au texte

 

 

 

 

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