La vérité hypnotique (Suite: parite 6/6)
Conclusions
À l'aube de la Modernité occidentale, s'est effectué un Grand Partage (33) . D'un côté des humains se vivant comme atomes sociaux, des Individus , dotés de raison, de volonté et de liberté, auteurs de leurs propres lois, agents de leur propre société, laquelle n'était plus, dorénavant fondée sur une transcendance religieuse. D'un autre côté, avec la création historique d'une République des sciences, autonome, n'ayant aucun compte à rendre au religieux ou au politique, l'institution d'une pure Nature , dont il s'agissait de découvrir les lois éternelles, préexistantes, toujours déjà là. Tout ce qui avait trait aux humains faisant société basculait dès lors dans le construit, l'institué, le conventionnel, le contractuel, l'artificiel négocié et négociable dans le forum politique et moral. Tout ce qui avait trait à la nature ne pouvait qu'être un réel purement observé, trouvé, découvert dans ce nouveau forum que constitue le laboratoire. Au monde des humains faisant société, la liberté, la volonté, la responsabilité, les lois légiférées toujours remaniables. Au monde de la nature découverte et à découvrir, les causalités, les déterminismes, les mécanismes, les lois éternelles immuables.
Dans ce Grand partage, comment penser l'Homme ? Impossible de le tenir uniquement pour le sujet monadique, rationnel, doté de volonté et de libre-arbitre, intégralement responsable de ses actes qu'il se prétend être en tant que citoyen. Impossible de nier qu'il a aussi un corps, morceau de nature en lui, impossible de nier ses passions, impossible de nier la folie. Impossible de nier que l'homme est aussi pathein .
Au cours du 19ème siècle, la médecine en s'emparant de la folie et des difficultés de vie, en les instituant comme maladies mentales, en cherche l'explication dans la physique du corps, plus particulièrement dans celle des nerfs. Mais si nombre de maladies des nerfs peuvent s'objectiver dans l'anatomie et la physiologie, restent celles qui résistent à toute objectivation à ce niveau et semblent ainsi demeurer sine materia . Comment les comprendre ? C'est-à-dire, puisque c'est cela que comprendre veut dire, en sciences, comment les réduire à un jeu purement objectif de forces, de causes, de mécanismes, de déterminismes ? La première chose à faire est d'abord de les reconnaître pour de vraies maladies ; elles pourraient n'être que des maladies imaginaires, des simulations de maladies, imputables de ce fait au pôle conscient-volontaire doté de libre-arbitre, et dans ce cas, il n'y aurait rien à expliquer. Pure illusion, pur faux-semblant, pur effet d'une volonté pervertie, elles n'aurai ent pas même de statut ontologique : elles seraient purement morales et, comme telles, relèveraient tout au plus d'un traitement moral.
Pour tenter de les comprendre dès lors qu'il est décidé d'en faire des maladies réelles, on invoque des " lésions dynamiques " (Charcot) et, à défaut de pouvoir les observer post mortem, on cherche d'autres moyens d'investigation. Dans le dernier tiers du 19ème siècle, le vieux magnétisme animal de Mesmer et (surtout) de Puységur se voit recruté par la science, moyennant son aseptisation et son recyclage en hypnose. Celle-ci se voit ainsi attribuer le statut de moyen d'accès valide et légitime aux mécanismes sous-jacents aux névroses. Mettre le malade névrosé en hypnose devient un moyen reconnu d'agir sur ces mécanismes (Bernheim) et/ou de les comprendre (Charcot, Freud). Utiliser l'hypnose devient ainsi le moyen accepté de soulever le capot pour regarder ce qui se passe objectivement à l'intérieur de la boite noire quand survient une panne. Et ce que l'on croit découvrir ainsi se voit assigné statut causal, conformément à l'habitude de la science.
Le névrosé manifeste ainsi exemplairement une bipartition de l'homme, effet obligé du Grand Partage.
D'un côté la face lumineuse de l'homme qui en fait un être conscient, doué de volonté, doté de libre-arbitre, agissant en raison de motifs et en vue de buts.
De l'autre, la face obscure à connaître, à comprendre objectivement, celle de l'inconscient, agi et constitué par des mécanismes, des automatismes, des causalités qui interfèrent, quand il y a névrose, avec l'autre face.
Mais ce Grand Partage est, nous nous en rendons mieux compte aujourd'hui, un mythe, le Grand Mythe Organisateur sur lequel nous vivons depuis quelques siècles. Car les hommes ne sont pas tout puissants sur la société dans laquelle ils vivent, bien des choses en elle les dépassent totalement. La nature, quant à elle, n'est pas seulement découverte par la science, elle est tout autant construite par les dispositifs théoriques et expérimentaux du laboratoire. Mais cela, justement, ce Grand Mythe du Grand partage empêchait de le penser. Il fallait simultanément que nous soyons absolument pour tout dans la construction de la société et que nous ne soyons absolument pour rien dans ce que nous observions ou expliquions scientifiquement. Il fallait que nous laissions les faits témoigner d'eux-mêmes, sans pressions d'aucune sorte. Et si nous y étions pour quelque chose, c'est que nous avions indûment pollué l'observation, perverti les faits objectifs, seuls témoins fiables, en produisant un artefact , le danger suprême, à éviter coûte que coûte.
Parvenir à découvrir la mécanique sous-jacente à l'œuvre dans la névrose, puis, plus généralement dans la vie de l'homme normal, sans le polluer le moins du monde, sans produire le moindre artefact, tel est le but du neurologue Sigmund Freud. Comme le chimiste avec un corps composé, il s'agit pour lui d'analyser, et d'analyser proprement, sans contaminer (" La psychologie est une science de la nature. Que serait-elle d'autre ? " (34) ) . C'est la raison pour laquelle il promeut en condition essentielle la neutralité de l'analyste, neutralité relativement silencieuse et en retrait, fût-elle, néanmoins, bienveillante.
Et c'est la raison pour laquelle il lui est si difficile d'accepter que ce qu'il croit observer et comprendre, d'abord avec l'hypnose puis avec sa méthode des associations libres, puisse être le moins du monde influencé par lui. Et probablement est-ce encore la raison pour laquelle il est aujourd'hui encore si difficile à bien des psy de réaliser que nombre de leurs convictions théoriques résultent de part en part de prédictions autoréalisantes, d'Effets Rosenthal, d'effets de suggestion qui, fonctionnant pour le meilleur ou pour le pire, empêchent radicalement, et empêcheront toujours, que la " guérison " puisse avoir partie liée avec la " vérité ". C'est ce qui les empêche de s'intéresser aux effets de leurs croyances sur le réel et de reconnaître à quel point le réel auquel ils ont alors affaire est infiltré de ce qu'ils y ont mis, à quel point, comme disait Viderman, " c'est le paysage qui finit par ressembler à la toile ". Est-ce parce que cela leur fait trop peur ? C'est ce qui les mène en tous cas à rester des disciples de Platon, frileusement accrochés à la " vérité ", hypnotisés par elle, et les empêche d'entendre la voix de Protagoras qui disait sagement, qui nous dit toujours : " Celui qui pense sous l'effet d'un état pénible de son âme des choses tout aussi pénibles, on lui fait penser d'autres choses, des pensées que certains, par manque d'expérience, appellent vraies, mais que j'appelle, moi, meilleures que les autres, en rien plus vraies. "
NOTES
Bibliographie
- BEHR Edward, Une Amérique qui fait peur (La liberté est-elle devenue une nouvelle tyrannie ?), Éditions Plon, collection Pocket, 1995
- BORCH-JACOBSEN Mikkel, Folies à plusieurs, de l'hystérie à la dépression, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002
- BOTTE-HALLÉE Véronique, Le désir hors-la-loi, L'esprit frappeur, 1998
- CYRUKNIK Boris, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 1999
- DUYCKAERTS François, Joseph Delboeuf philosophe et hypnotiseur, Les Empêcheurs de penser en rond, 1992
- FREUD Sigmund (1915), Vue d'ensemble des névroses de transfert, Gallimard, 1986
- FREUD Sigmund (1916-17), Conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1999
- GAUCHET Marcel, L'inconscient cérébral, Le Seuil, 1992
- HACKING Ian, L'âme réécrite, étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998
- HACKING Ian, Entre science et réalité, la construction sociale de quoi ?, La Découverte, 2001
- LAPLANCHE Jean et PONTALIS J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1971
- LATOUR Bruno, Nous n'avons jamais été modernes, Essai s'anthropologie symétrique, La Découverte/Poche, 1997
- MELCHIOR Thierry (1986) La nature des théories thérapeutiques in Psychothérapies, Vol. 6, No 3, pp. 143-149.
- MELCHIOR Thierry (1995) De l'hypnose à la psychanalyse in Psychothérapies, 1995, Vol. 15 No 4, pp. 223-231.
- MELCHIOR Thierry, Créer le réel, hypnose et thérapie, Le Seuil, 1998
- MICHAUX Didier (sous la dir.), Hypnose, Langage et Communication, Imago, 1998
- PASCAL Blaise, Oeuvres complètes, Gallimard, Paris, 1954
- PEWZNER Evelyne, L'homme coupable, la folie et la faute en Occident, Odile Jacob, 1996
- PIGNARRE Philippe, Qu'est-ce qu'un médicament ? Un objet étrange, entre science, marché et société, La Découverte, 1997
- STENGERS Jean et VAN NECK Anne, Histoire d'une grande peur, la masturbation, Pocket, Agora, Institut d'Edition Sanofi-Synthelabo, 1998
- VIDERMAN Serge, La construction de l'espace analytique, Gallimard, Coll. Tel, Paris, 1982
- WEBSTER Richard, Le Freud inconnu, Éd. Exergue, 1998 (Cette traduction française de Why Freud was wrong est malheureusement incomplète : il vaut donc mieux se rapporter à l'original paru chez Harper/Collins, coll. Basic books, 1995)
