Romandie

L'histoire cahotante de l'esprit romand
Le nationalisme linguistique fait peur à la Suisse. C'est pourquoi la Suisse romande n'a pas d'histoire à elle, donc pas de mémoire. Faut-il lui en donner une?

 

PIERRE-ANDRÉ STAUFFER

On a beau chercher, fouiller, interroger, rien, le néant, le vide, la perfection du vide. Il n'existe aucune histoire de la Suisse romande et il n'en a jamais existé. Ou alors une simple trace, l'ombre d'un souvenir, le souvenir d'une intention qui n'a jamais été réalisée. C'était aux environs de 1725. Alors dans la force de l'âge, l'historien vaudois Abraham Ruchat travaillait à une seconde version d'une «Histoire de la Suisse romande», qui aurait fait de lui un novateur. L'entreprise était-elle prématurée? Toujours est-il que Ruchat finit par y renoncer.

Pourquoi ce raté, et ensuite ce silence de plusieurs siècles, comme si le sujet n'avait jamais intéressé personne? Est-ce la Suisse romande qui n'existe pas, qui n'est pas encore créée? Ou est-ce la crainte, en la remettant sur ses racines, de cultiver un sentiment de nationalité, d'introduire un poison fatal dans les fragiles artères du corps helvétique?

Pour Jean-François Bergier, professeur d'histoire à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich, «écrire une histoire de la Suisse romande n'aurait pas grand sens, ce ne serait que l'addition d'histoires cantonales et communales». Mais en même temps, il dit avoir «un peu peur d'une Suisse romande trop visible», il n'est pas sûr que «mettre en avant son unité soit une bonne chose». Attention, terrain glissant. Il faut savoir où l'on pose son pied ou sa plume.

«Plus qu'une histoire de la Suisse romande, c'est l'histoire de l'idée de la Suisse romande qu'il faudrait écrire», suggère Jean-François Bergier. Une chose est sûre et d'ailleurs la tentative de Ruchat, même avortée, est là pour le prouver: l'expression de «Suisse romande» est antérieure à la création de la Suisse moderne. Si l'on en croit Gonzague de Reynold, pour qui le destin de la Suisse était écrit de toute éternité, voulu par Dieu, on peut même dire que ce sont les Romands qui «ont commencé, qui ont essayé» de faire la Suisse et ce sont les Alémannes qui «ont réussi». Gonzague de Reynold est un «helvétiste». Sa passion est suisse, avant d'être romande ou alémanique. Comme Eugène Rambert, pour qui «la Suisse marie deux cultures rivales, rapprochant deux esprits pour en former le sien et se fortifiant de leurs valeurs égales». Comme l'historien David Lasserre, plus prosaïque, qui écrira en 1950 que la Suisse romande «n'existe qu'en tant que région où l'on parle français».

Mais comment nier que la langue exprime plus qu'elle-même, comme le constate et le répète toute une littérature romande depuis Alexandre Vinet? La langue n'est pas qu'un outil que l'on prend et qu'on laisse à sa guise, «c'est une sorte de peau», dit l'écrivain et historien grison Iso Camartin, «qui ne fait qu'un avec nous et nous marque au milieu des autres hommes». Il est donc bien naturel qu'on la défende pour rester dans sa peau. Dans une communauté nationale dont les leviers de commande politiques et économiques ne cessent de se centraliser, «comment une minorité linguistique, même divisée en cantons vigoureux, ne prendrait-elle pas conscience d'elle-même», demande l'historien fribourgeois Georges Andrey qui revendique la qualité de «romandiste».

En 1730, dans «Etat et délices de la Suisse», le Bernois anglophile et francophobe Beat de Muralt dénonçait déjà ces «quelques Suisses», particulièrement ceux de Genève et de Neuchâtel qu'il assimile prématurément aux Confédérés, mais qui, les ingrats, «rougissent du nom de Suisses». Deux siècles plus tard, on retrouvera un propos du même genre dans la bouche du banquier Galland, l'un des personnages de «La Pêche miraculeuse» de Guy de Pourtalès. Pour l'historien des lettres Roger Francillon, professeur à l'Université de Zurich, Beat de Muralt a mis en lumière l'un des traits permanents de la sensibilité romande: «Le refus d'être assimilé aux Suisses allemands, accompagné du désir, malgré leur marginalité et leur complexe d'infériorité, de participer au rayonnement culturel français.»

«UN CORPS QUI CHERCHE SON AME» Etabli à Colombier, Beat de Muralt essaie de bricoler une identité romande contre la France, pendant que ses adversaires tentent de se préserver des grands voisins alémaniques. Quand l'idée romande progresse, c'est toujours «contre», note Jean-François Bergier, «et non pas en soi», comme s'il n'existait qu'une conscience romande négative, par opposition à la brillance française et à son immoralité supposée, et, à l'intérieur, en réaction à la centralisation du pays et au risque de domination alémanique. Même la Société d'histoire de la Suisse romande, créée en 1837 à Lausanne, ne s'intéresse qu'à des études sectorielles comme on dirait aujourd'hui, très limitées, qui ne recouvrent jamais l'ensemble de la région qu'elle est censée étudier. C'est pourtant en son sein que se développe la première controverse sur les Guerres de Bourgogne. Alors que Frédéric Gingins-La Sarra, d'une très ancienne famille de la noblesse vaudoise, porte le deuil de Charles le Téméraire, qu'il rebaptise Charles le Hardi, et déplore la victoire des Confédérés barbares à Grandson et Morat (1476), le Fribourgeois Berchtold, rappelle Georges Andrey, «s'indigne et condamne l'entreprise de son collègue, qu'il considère comme une tentative aristocratique de renverser l'obélisque de Morat», édifice érigé en 1822 à la mémoire de la glorieuse victoire des Suisses sur le duc de Bourgogne. La controverse allumée par Gingins-La Sarra courra tout au long du siècle et jusqu'à nos jours.

C'est Gonzague de Reynold qui faisait remarquer qu'en Suisse alémanique «on a des traditions et un esprit communautaire, et que l'histoire fait surtout apparaître la tribu, la cité, la bourgeoisie, le parti, le groupe d'intérêts», tandis qu'en Suisse romande, «c'est d'abord la personne qui apparaît». En bon helvétiste, Gonzague de Reynold n'insiste pas trop sur cette différence. L'écrivain soleurois Peter Bichsel, qui fut le compagnon d'armes et de plume du conseiller fédéral socialiste Willi Ritschard, ne s'embarrasse pas des mêmes nuances. Pour lui, «Suisses alémaniques et Romands vivent dans deux pays entièrement différents, l'un fondé en 1291, l'autre en 1848». Il s'ensuit que chez un Alémanique, l'important, l'essentiel, ce qui vit dans le secret de son coeur et de son âme, c'est «le sentiment d'indépendance face à l'étranger», alors que pour le Romand c'est «la liberté». Différence cardinale. Les Alémaniques confondent d'ailleurs volontiers liberté et indépendance, fidèles à l'héritage spirituel de leurs ancêtres qui n'ont jamais voulu admettre ce que la Révolution française avait apporté à la Suisse. Pour eux, la Révolution reste synonyme d'occupation (1798) et de terreur, rien de plus. Comment en serait-il autrement dans cette Suisse alémanique qui se considère comme la plus haute et la plus ancienne incarnation de la liberté? On ne peut recevoir ce que l'on croit déjà posséder. Et pourtant, grâce à la République helvétique une et indivisible, fille de la Révolution, tous les Suisses ont disposé enfin de la liberté individuelle, fondée sur les droits de l'homme, alors qu'ils ne connaissaient que les libertés des groupes sociaux ou des villes, autrement dit des privilèges réservés à quelques-uns.

L'éphémère République (1798-1803) marque aussi le début d'une Suisse plurilingue, situation qui favorise un début de sentiment national romand. Mais malgré son unité linguistique, la Suisse romande ne constitue pas un bloc. L'écrivain Henri-Frédéric Amiel la voit «comme un corps qui cherche son âme». Jusqu'à nos jours, «les cantons restent les pièces maîtresses de l'échiquier fédéraliste», relève avec regret Georges Andrey. Ils ne sont pas seulement les composantes de l'Etat fédéral, ils ont aussi une histoire qui leur est propre. Ainsi Fribourg est entré dans la Confédération en 1481 déjà, alors que Genève a été d'abord un pays allié, puis a été rattaché à la France de 1792 à 1814 et n'est devenu canton suisse qu'en 1815. Cela faisait presque quatre siècles qu'elle attendait son heure. En 1847, c'est d'ailleurs un Genevois, le général Guillaume-Henri Dufour qui conduira l'armée fédérale contre les rebelles du Sonderbund, alliance à laquelle avaient souscrit Valais et Fribourg. Malgré cette dissidence de deux cantons majoritairement francophones, les responsabilités confiées au général genevois marquent une sorte d'apothéose romande sur la scène suisse. Elle se confirmera en 1848, grâce au poids exceptionnel que font peser les politiciens radicaux, vaudois en particulier, sur le nouvel Etat fédéral. Puis commencera le déclin, irréversible.

«Je crois que la Suisse romande est une invention récente, beaucoup moins incarnée dans l'esprit des Romands eux-mêmes que l'Etat fédéral», déclare Jean-François Bergier. Certes, le fossé entre Alémaniques et Romands est devenu béant pendant la guerre de 14-18, chacune des deux communautés se rangeant derrière sa nation mère, mais il n'a pas duré longtemps. En 1917, l'écrivain genevois Louis Dumur publie son essai «Les deux Suisses», où il démolit le Conseil fédéral coupable de n'avoir pas condamné la violation par les Allemands de la neutralité belge. Redécouvert par Roger Francillon, Louis Dumur est un germanophobe forcené, mais non un francophile aveugle. «Si nous faisons partie de la culture française, (...) nous ne sommes pas une province de la France, pas même une province intellectuelle (...) nous sommes un tout bien que faisant partie d'un tout.» Une idée que reprendront plus tard C. F. Ramuz et quelques autres.

UN GRAND FOSSÉ, C'EST LE COMMENCEMENT DU PIRE Pendant la Première Guerre mondiale, les Suisses se déchirent, au cours de la deuxième, ils se resserrent autour du général vaudois Henri Guisan. Ils se resserrent si bien qu'ils ne semblent pas comprendre grand-chose au combat que mènent les Jurassiens, à partir de 1947, pour former leur propre canton. Il faudra attendre l'additif constitutionnel bernois de 1970 pour que les cantons romands commencent à se mêler timidement de l'affaire. Ils savent alors qu'ils ne risquent plus rien.

Fondé par quelques étudiants de l'Université de Lausanne, un parti unitaire romand (PUR) a tenté l'aventure électorale en 1967. Echec complet. Plus récent, le Mouvement romand (MR) barbote dans l'indifférence générale. Et le drapeau romand a été oublié, avant que ne disparaissent ses inspirateurs, le Jurassien Roland Béguelin et le Vaudois Michel Jaccard. «Quand la Suisse romande se réveillera-t-elle?» demandait avec insistance l'abbé valaisan Clovis Lugon en 1983. La réponse est venue moins de dix ans plus tard, le 6 décembre 1992. Ce jour-là, la Suisse romande votait massivement pour l'Espace économique européen, alors que la Suisse alémanique se prononçait majoritairement contre. Dans les années qui ont suivi, on a tenté d'abord la réconciliation, puis, les difficultés économiques aidant et l'avenir apparaissant toujours plus incertain, «la tendance générale a été de se replier sur son environnement le plus proche, dit Jean-François Bergier. La Suisse romande se remet à exister.» Faut-il s'en réjouir? «Tant que la Suisse était creusée d'innombrables petits fossés, on pouvait sauter par-dessus. S'ils sont remplacés par un grand, un seul, c'est peut-être le commencement du pire.»
P.-A. S.

Peter Hess (ZG) sur la Suisse

Romandie ou Suisse romande?


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