Romandie

Romandie ou Suisse romande?
Le débat identitaire romand ne resurgit pas par hasard. Quelques grands changements politiques et économiques le sous-tendent.

Les mots ne sont pas innocents. Faut-il parler de Romandie, de Suisse romande, ou même de Suisse française comme le font parfois nos voisins d'outre-Jura? La dispute, qui parcourt toute notre histoire récente, est chargée d'arrière-pensées. C'est une question qui sent le soufre, et que de nombreux francophones craignent seulement d'aborder, de peur de jouer du même coup les apprentis sorciers. Pourtant le malaise identitaire, lorsqu'il apparaît, ne se résout pas à coups de bons sentiments ou de slogans patriotiques. Il ne suffit pas non plus de jouer la politique de l'autruche et de l'ignorer pour le rendre bénin. L'expérience de nombreux Etats le montre: à nier les contentieux communautaires ou ethniques, à les refouler obstinément, on se prive en fait des moyens de les maîtriser. C'est pourquoi, cette semaine, nous avons choisi d'aborder calmement le problème. Nous avons tenté d'en esquisser les contours, de faire la part des peurs et des réalités, brisant les clichés et cernant les difficultés, sans émotion ni complaisance.

Pourquoi donc la «question romande» est-elle de retour? Jusqu'à aujourd'hui, le débat à ce propos a consisté essentiellement à dresser le bilan de nos différences et de nos contentieux avec la majorité alémanique. On l'a vu renaître à la suite de la votation sur l'EEE et, plus récemment, dans le sillage de l'épisode de Cointrin. L'histoire montre que ces crispations ne sont pas un phénomène nouveau. Et sans en exagérer la portée, il faut raisonnablement s'attendre à en voir d'autres manifestations lors des votations sur les relations extérieures de la Suisse ou sur le rôle de l'Etat, deux sujets de discorde traditionnels entre Romands et Alémaniques. Plus profondément encore, d'autres éléments tendent à accentuer actuellement les divergences:

* Au sein du système politique national, les habituelles alliances disparates entre cantons et la prédominance du pôle fédéral font peu à peu place à une nouvelle configuration. Les grands ensembles régionaux et linguistiques, devenus plus homogènes, se disputent sur les principaux enjeux. La culture fédérale dominante cède du terrain à des «scènes» politiques parallèles qui s'ignorent dangereusement. La Berne fédérale s'efface et abandonne progressivement sa fonction de synthétiseur des sensibilités pour se limiter au rôle d'arbitre entre les camps.
* En économie, la crise des dernières années avait déjà révélé les faiblesses du tissu romand. Aujourd'hui, la «globalisation» et son cortège de concentrations spectaculaires aiguise encore les inquiétudes. Si, dans ce monde de géants, la Suisse devient bien petite, sa partie francophone se sent fragilisée à l'extrême. Les statistiques ne disent pas tout à cet égard. Dans certains secteurs d'activité, il ne subsiste bientôt plus qu'une seule entreprise romande. Il suffirait dès lors d'un pas de plus vers les économies d'échelle ou d'un sim-ple accident conjoncturel pour les faire disparaître ou voir les centres de décision transférés loin de la Suisse romande.

Mais la question romande, et c'est nouveau, surgit aussi par un tout autre biais que celui des relations avec les germanophones. Pour toute une série de leurs compétences, les cantons, dépassés par l'ampleur de la tâche, sont contraints de réfléchir à de nouvelles formes de coopération. La coordination hospitalière, le réseau des universités, la création des hautes écoles spécialisées (HES) ou l'harmonisation des filières scolaires donnent naissance à de nouvelles institutions. Parfois la collaboration bilatérale entre deux cantons, comme Genève et Vaud, prend le pas sur des regroupements plus vastes tels que l'Espace Mittelland. Sur d'autres sujets, on voit se dessiner de nouvelles institutions romandes qui préfigurent peut-être la naissance d'une nouvelle région. Il faut innover, réinventer les instruments de contrôle démocratique soudain déficients. Mais quelle doit être, quelles doivent être ces nouvelles régions? Doivent-elles coïncider avec les espaces linguistiques? Ou faut-il les constituer sur d'autres critères? Quelles seraient les conséquences d'un rassemblement romand sur le reste du pays? Toutes ces questions, fondamentales, sont à l'ordre du jour et, pour y répondre, il faudra se déterminer sur l'identité romande, sur ses ambitions et ses limites. On verra bien alors que débattre de la question romande n'est qu'une autre manière de se poser la question du projet suisse.


Les Romands ne sont pas des victimes
Une nouvelle culture politique nationale prend forme dans la bataille pour défendre Cointrin. Elle ne doit pas laisser place à un «nationalisme romand».

L'engagement du Conseil fédéral dans le délicat contentieux entre l'aéroport de Cointrin et Swissair vient à point nommé. Et les Romands verront sans doute dans ses décisions un signe de succès.

Il n'est pas indifférent que le traitement politique de cette affaire ait été l'oeuvre du Zurichois du Conseil fédéral. En prenant acte des contraintes de la compagnie nationale, mais aussi des conséquences économiques et symboliques que la suppression des vols intercontinentaux entraînait pour la Suisse romande, Moritz Leuenberger s'est montré à la hauteur de sa tâche. Ses conclusions sont mesurées et rigoureusement axées sur la défense de l'intérêt public et de la cohésion nationale. Surtout, venant de lui, elles sont empreintes d'une autorité indiscutable. L'importance d'une représentation zurichoise au Conseil fédéral apparaît ainsi pleinement. Et les Romands qui ont, précisément par souci de rééquilibrage, soutenu la candidature Leuenberger au Conseil fédéral, se trouvent aujourd'hui confortés dans leur choix.

Au-delà de ces considérations personnelles sur l'arbitre, l'épisode de Cointrin marque une étape importante dans le développement des relations entre Romands et Alémaniques. C'est indiscutable. Une solidarité romande, plus profonde et plus convaincante que par le passé, s'est manifestée. Un front uni de gouvernements cantonaux s'est constitué ou renforcé. Un débat essentiel, qui va probablement nous occuper longtemps encore et sur lequel nous reviendrons, s'est engagé.

Cette discussion peut rendre optimiste et ouvre des perspectives intéressantes. Elle comporte aussi de sérieux dangers qu'il ne faut ni minimiser, ni perdre de vue.

Parmi ces derniers, l'illusion d'un «nationalisme romand» resurgit et inquiète. Il n'est sans doute pas d'Etat au monde qui soit à l'abri des querelles ethniques ou linguistiques. Et la Suisse, qui n'est pas plus immortelle que les autres, peut en être gravement atteinte. La bataille pour Cointrin et les réactions agressives qui l'ont parfois entourée l'ont démontré. Attiser l'animosité et collectionner les différends entre Romands et Alémaniques comme des coches sur la carlingue d'un bombardier est une attitude risquée.

Faut-il pour autant nier les différences ou jouer bravement les constructeurs de pont par-dessus la Sarine? Ce n'est pas notre sentiment. La nouvelle culture politique, plus conflictuelle, qui émerge en Suisse à l'heure actuelle ne doit pas nous faire peur. Bien maîtrisée, elle porte aussi en elle les solutions et les innovations dont nous avons besoin. Mais elle implique alors des obligations nouvelles et le respect de quelques garde-fous.

Les Romands doivent ainsi veiller à ne pas se borner systématiquement à la défense de leur territoire ou de leurs intérêts. Au contraire, il est essentiel qu'ils s'efforcent chaque fois d'étendre leurs ambitions, leurs réflexions et leurs propositions à la Suisse tout entière. La Suisse romande n'est ni un espace clos, ni une entité autonome qu'il conviendrait de protéger. Elle est partie prenante d'un ensemble plus vaste dont elle doit se faire entendre, avec force lorsque cela est nécessaire. Lorsqu'une idée est bonne pour les Romands, il n'y a pas de raison pour qu'elle ne le soit pas non plus pour le reste du pays. Quelques exemples, de l'espace Mittelland à l'ouverture d'un marché public intercantonal, sont là pour le démontrer.

La Suisse romande n'est pas une victime, elle aurait tort de se laisser piéger dans ce rôle comme l'ont fait les francophones belges. Elle a le droit d'être écoutée et de voir ses sensibilités prises en compte dans les grandes décisions nationales. Mais cet exercice oblige aussi à écouter les reproches ou les critiques que nous adressent, plus ou moins clairement ou poliment, nos partenaires alémaniques. Il faut les examiner sérieusement, les prévenir lorsque c'est possible, balayer devant notre porte si nécessaire. Notre influence n'en sera que renforcée.

Il est bon que la Suisse romande se réveille, qu'elle se mobilise et donne de la voix. Les circonstances l'y contraignent d'ailleurs de plus en plus souvent. Mais un vieil adage dit qu'en politique, une minorité qui veut se faire entendre doit prouver des qualités bien supérieures à la moyenne. Les femmes en savent quelque chose. Il serait regrettable, en l'oubliant, que la Suisse romande s'enferme, se mure ou se barricade. Même derrière des défenses institutionnelles prévues à cet effet.

Peter Hess (ZG) sur al Suisse

L'histoire cahotante de l'esprit romand

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