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CENTRE D'ETUDES
SUPERIEURES D'ØSTFOLD
Français des Affaires et Commerce International Renaud Soufflot de Magny |
LES SONDAGES AU CŒUR DE LA CAMPAGNE |
(Version légèrement allégée d'un texte publié au Centre d'études supérieures d'Østfold en 1997)
LES
RAISONS DU RELATIF ECHEC DES INSTITUTS DE SONDAGE
Faux procès et vrai malaise
Une cuvée médiocre
UNE EXPLICATION
À ÉCARTER : LA VOLONTÉ DE MANIPULER L'OPINION
Les enquêtes opportunes
Un marché concurrentiel
La Commission des sondages
UNE
EXPLICATION DISCUTABLE : LES MARGES D'ERREUR STATISTIQUES
UNE
EXPLICATION PLUS CONVAINCANTE : LA VOLATILITÉ DU CORPS ÉLECTORAL
UNE EXPLICATION
DÉCISIVE : LA QUESTION DES REDRESSEMENTS
LE BILAN
: UN MANQUE DE PRUDENCE DANS L'INTERPRÉTATION DES CHIFFRES
LES
SONDAGES COMME OUTIL D'AIDE A LA SELECTION DES CANDIDATURES
L'IMPORTANCE
DE L'ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE DANS LA STRUCTURATION DE L'ESPACE
POLITIQUE FRANÇAIS
1. Le
mode de scrutin : l'élection du président au suffrage universel
direct
2. La
durée du mandat présidentiel et l'absence de responsabilité
politique
3. Des pouvoirs
présidentiels très étendus
LES FACTEURS
INTERVENANT DANS LE PROCESSUS DE SÉLECTION DES CANDIDATURES PRÉSIDENTIELLES
1. Les facteurs juridiques
2. Les facteurs politiques
3. Les facteurs personnels
LA
GAUCHE MODÉRÉE : LA PRIMAIRE ORGANISÉE DU PARTI SOCIALISTE
La logique
partisane plus forte que la logique d'opinion : les non-candidatures de
Michel Rocard et Jacques Delors
La désignation
du candidat socialiste par les militants
Lionel
Jospin, seul candidat de la gauche modérée
LA DROITE
MODÉRÉE : LOGIQUE D'OPINION CONTRE LOGIQUE D'APPAREIL
L'échec
des "primaires à la française" et le répartition des
rôles de 1993
La popularité d'Edouard
Balladur
Jacques Chirac
: un dynamisme soutenu par une structure politique
Les autres candidatures
à droite
LA DÉSIGNATION
DES AUTRES CANDIDATS
Robert Hue
ou la nouvelle image du communisme
Jean-Marie Le
Pen ou le leader incontesté
Dominique Voynet
ou l'écologie morcelée
ANNEXES
Annexe 1: Intentions de vote au premier tour : moyenne
mobile
Annexe 2: Intentions de vote au second tour : moyenne
mobile
Annexe 3: Intentions de vote au premier tour : écart
Chirac / Balladur
Annexe 4: Dernières enquêtes publiées
et résultat réel (1er tour)
Annexe 5: Dernières enquêtes réalisées
et résultat réel (1er tour)
Annexe 6: Estimations du 23 avril à 20 heures
et résultat réel (1er tour)
C'est Lionel Jospin qui arrive en tête avec environ 23 % des suffrages exprimés. Jacques Chirac, pourtant donné en tête du premier tour par la totalité des enquêtes réalisées en mars et avril, obtient un score relativement médiocre, proche des 20 % qu'il avait réunis sur son nom sept ans plus tôt alors que le candidat des socialistes était François Mitterrand. Edouard Balladur, longtemps favori incontesté des sondages pour le premier comme pour le second tour, n'arrive qu'en troisième position et semble donc éliminé de la compétition. Encore convient-il d'être prudent car l'estimation SOFRES pour TF1 fait arriver les deux candidats RPR dans un mouchoir de poche (2). Une fois de plus, Jean-Marie Le Pen crée la surprise en réalisant le meilleur score jamais obtenu par l'extrême-droite à une élection présidentielle. Avec plus de 15 %, le candidat du Front national bat son propre record de 1988.
Parmi les «petits candidats» (3), la principale surprise provient du relativement bon score d'Arlette Laguiller. La candidate de Lutte ouvrière, qui participe à sa quatrième élection présidentielle, franchit pour la première fois le seuil, important symboliquement comme en termes de remboursement par l'Etat des frais de campagne, des 5 % des suffrages exprimés.
Aussitôt et contrairement à ce qui s'était
produit lors des cinq précédentes élections présidentielles
de la Ve République, le débat public tel qu'il s'incarne
sur les plateaux des grands médias télévisuels, va
porter sur la responsabilité des instituts de sondage, le manque
de fiabilité de leurs chiffres, voire la malhonnêteté
de certains de leurs représentants.
Un relevé du temps de parole
que nous avons effectué sur la soirée «Présidentielle
95» de France 2 (4) est à cet égard
significatif. Entre 20 heures précises et 20 heures 20, les hommes
politiques présents sur le plateau disposent de 10 minutes de parole
(le reste se répartissant pour l'essentiel en résultats,
analyses des journalistes et extérieurs). Au total, ils consacrent
8 minutes à ce thème des sondages.
Les supporters de Jacques Chirac et d'Edouard Balladur sont ceux qui tiennent les propos les plus durs. Successivement Nicolas Sarkozy, Philippe Séguin et Simone Veil se livrent à une attaque en règle contre les sondages en général, et contre BVA (l'institut qui travaille en collaboration avec France 2, Europe 1 et Paris-Match) en particulier. Nicolas Sarkozy, directeur de campagne d'Edouard Balladur, va même jusqu'à mettre gravement en cause le directeur des études politiques de BVA, Pierre Giacometti, présent sur le plateau et qui n'en peut mais. Seuls Michel Rocard et Charles Millon conservent la tête froide sur le sujet.
On reviendra plus loin sur la nature de ces attaques et sur leur éventuel bien-fondé. Contentons-nous ici de relever que ce moment médiatique est symptomatique de la place qu'occupent les sondages dans le débat politique français d'aujourd'hui, singulièrement en période électorale. Rares sont sans doute les démocraties modernes dans lesquelles les débats sur les enjeux sont à ce point supplantés par la querelle sur les chiffres. Aussi est-il important de s'arrêter sur cette autre "spécificité française".
Etudiant à Sciences Po, nous avions déjà eu l'occasion de nous intéresser aux sondages à l'occasion de l'élection présidentielle de 1988 .
Puisque plus encore qu'en 1988, l'élection présidentielle a été présentée comme la démonstration des faiblesses de l'outil sondagier (sinon comme une véritable "bérézina" des instituts), on a d'abord choisi d'analyser les chiffres de plus près, de les confronter au déroulement de la campagne et de tenter d'expliquer tel ou tel dérapage statistique. Nous avons essayé de ne pas trop «mathématiser» ce volet de notre enquête tout en demeurant précis.
Mais la question ne se résume pas, loin s'en faut, à la fiabilité ou à l'absence de fiabilité des enquêtes préélectorales. Même si les sondages étaient un instrument parfait de mesure de l'opinion (ce qu'ils ne sont guère), pourraient-ils ne pas influencer le jeu démocratique ? A l'évidence non, car ils ne se contentent pas de mesurer un certain nombre de forces à l'œuvre dans le champ politique, ils sont partie intégrante de ce champ. La campagne de 1995, comme la précédente, a clairement montré combien la publication d'une enquête modifiait le comportement des acteurs politiques (hommes politiques, citoyens, médias). Cette fois-ci, l'incertitude relative au nom des candidats et la "primaire" au sein du RPR leur ont donné une place importante dans le processus de sélection des candidats. C'est à cet aspect que nous consacrerons le second volet de cette étude.
Il semble nécessaire ici d'apporter quelques précisions sur nos sources, la méthode de travail adoptée et les risques qu'elle comporte.
Notons d'abord que la réflexion sur les sondages occupe une place très limitée dans l'analyse scientifique des campagnes électorales en France. Alors que les facteurs institutionnels, partisans, et de plus en plus médiatiques sont passés au crible. Cette situation devrait toutefois changer progressivement; la création à l'Institut d'études politiques de Paris d'un enseignement obligatoire en "Recueil, traitement et interprétation des données" pour les étudiants de la section "Communication et ressources humaines", confié pour l'essentiel à des praticiens, contribuera sans doute à faire évoluer les choses, mais il faudra quelques années.
Les travaux se fondant sur telle ou telle catégorie d'électeurs (jeunes, catholiques, etc….) foisonnent et certains chercheurs gravitant autour de la Fondation nationale des sciences politiques s'en sont fait une spécialité, mais les études plus globales visant à mesurer la place des sondages dans les campagnes sont assez rares. Comment expliquer ce relatif désintérêt ? Deux raisons nous paraissent ici pouvoir être avancées.
Tout d'abord, les chercheurs en sciences sociales sont au moins autant que leurs collègues des sciences dites "dures" (5) enclins à l'anathème et cela ne peut que nuire à la qualité du débat scientifique. La "petite guerre" qui fait rage entre d'un côté certains sociologues pour qui la prétention même de mesurer l'opinion publique relève de l'utopie, voire de l'escroquerie (avec à leur tête le prestige d'un Pierre Bourdieu, auteur du fameux "L'opinion publique n'existe pas" et dont Patrice Champagne est un des héritiers les plus célèbres) et les "politologues", considérés comme a-scientifiques par les premiers, qui leur reprochent de s'être enfermés dans une tour d'ivoire, semble dès le départ piper le débat.
L'école "bourdieusienne" n'accepte pas qu'on puisse à la fois se prétendre scientifique et se compromettre dans le jeu politique. Qu'un grand nombre de politologues soient impliqués personnellement dans la vie politique (conseillers politiques, détenteurs de postes de responsabilité auprès des instituts de sondages, collaborateurs réguliers de la presse écrite grand public et invités fréquents des plateaux de radio et de télévision,…) leur semble être une perversion des règles du jeu scientifique selon lesquelles on ne peut à la fois revendiquer une approche objective et être aussi engagé soi-même dans le champ qu'on étudie.
Les politologues plus "médiatiques", souvent enseignants ou chercheurs à Sciences Po (Alain Duhamel, Roland Cayrol, Jean-Luc Parodi, Jean-Louis Missika, Pierre Giacometti, etc.) ont tendance à stigmatiser ce qui serait de la jalousie de la part des "universitaires purs" et opposent à leurs reproches le caractère opératoire de la technique sondagière et des analyses qui en découlent. Ils soulignent plus généralement que la science politique en tant que discipline universitaire à part entière est encore relativement jeune et qu'à ce titre, il n'est guère surprenant qu'elle suscite la méfiance des disciplines plus anciennement construites (histoire, philosophie, sociologie entre autres) auxquelles elle emprunte des outils et parfois les résultats de leurs travaux, mais pour servir ses propres fins. On ne s'étonnera pas que certains politologues, inquiets d'une dérive des sciences sociales vers une logorrhée de plus en plus coupée de la réalité ait ressenti la provocation d'Alan Sokal comme un salutaire coup de pied dans la fourmilière.
Par honnêteté pour le lecteur comme vis-à-vis de soi-même, il semble préférable de préciser que l'auteur de ces lignes est, de par sa formation et son expérience, plus proche de la seconde école. Cela n'empêche guère d'essayer de prendre le minimum de distance nécessaire pour mener à bien un travail sans parti-pris.
Notre démarche se veut en tout cas empirique. Elle se réclame du type de recherche que Pierre Favre définit comme celle qui "consiste (s'agissant de la vie politique française ou de celle d'un autre pays) à sélectionner, parmi les milliers qui se produisent, les événements significatifs, à les décrire, à en agencer l'enchaînement de telle manière qu'une logique apparaisse qui aide à retenir les faits et à en comprendre le sens". On ne s'aventure pas dans un tel champ sans carte ni boussole, mais l'utilisation de ces deux outils ne doit pas conduire à oublier la réalité du terrain telle qu'on la constate. C'est de l'observation des faits que l'on partira ici pour tenter de répondre aux questions que l'on se pose.
2. Les difficultés tenant aux sources
Le second type d'obstacle est dû au fait qu'on est obligé de travailler sur les matériaux bruts que sont, outre les rapports des instituts, articles de presse, émissions de radio et de télévision, déclarations politiques et commentaires de journalistes. De telles sources ne sont pas dénuées d'approximation et d'inexactitudes.
Les principaux documents utilisés pour cette étude
sont d'abord des articles de presse. A la collection complète du
Monde
depuis la mi-1994 s'ajoutent des articles tirés d'autres organes
de presse (en particulier Libération, Le Figaro,
Le
Point, L'Express, Le Nouvel Observateur) ainsi que les
soirées électorales de France 2.
Les rapports des instituts de sondage constituent une
source précieuse car ils contiennent de nombreuses données
que la presse ne reprend pas. Il a toutefois été assez difficile
de se les procurer directement auprès des organismes de sondage
à quelques exceptions près, comme ceux de CSA, grâce
à l'amabilité de Philippe Rozès, directeur des études
politiques. Heureusement, le Centre d'études pour
la vie politique française essaie d'en rassembler le plus grand
nombre et Nadia Dehan, documentaliste, nous a permis d'en consulter ou
photocopier un grand nombre. Qu'elle en soit ici remerciée. Au total,
le travail de collecte, certes ingrat, nous a permis de disposer d'une
base d'environ 120 sondages, beaucoup envisageant différentes configurations
de candidature (en particulier avant la désignation de Lionel Jospin).
Les intentions de vote de 1995 retenant la configuration finale (même
si certains instituts ajoutent Raymond Barre, Charles Millon, Antoine Waechter,
Brice Lalonde ou Jean-François Hory dans les choix proposés
en début d'année) représentent une centaine d'enquêtes.
Par rapport à l'élection présidentielle
de 1988, il a dans l'ensemble été beaucoup plus difficile
d'obtenir des entretiens, même téléphoniques, avec
les représentants des grands instituts. Plusieurs raisons peuvent
être avancées, dont l'éloignement géographique
de Paris et l'absence de notoriété en France de l'établissement
norvégien dans le cadre duquel est écrit le présent
rapport. Par ailleurs, les politologues et statisticiens pouvaient en 1988
défendre sans rougir le résultat de leur travail : malgré
les critiques de la presse et de la classe politique, celui-ci était
plus que convenable
. Il y avait donc volonté de s'expliquer et de se justifier. En
1995, comme nous le verrons plus loin, les chiffres des instituts n'ont
que médiocrement correspondu à ceux des urnes. Peut-être
y a-t-il le désir de ne pas remuer le couteau dans la plaie ou en
tout cas de traiter d'abord "en interne" ce qui s'est passé pour
mieux en tirer les leçons ?
Il a donc été difficile de valider nos
hypothèses auprès des sondeurs eux-mêmes. Notons toutefois
le soutien précieux que nous avons pu obtenir de la part d'Eric
Dupin, maître de conférences à l'Institut d'études
politiques de Paris, journaliste et spécialiste des sondages .
Comme indiqué plus haut, cette étude comporte deux volets, dont chacun aurait pu faire l'objet d'un article distinct. Il nous a semblé préférable de les placer sous un chapeau commun afin d'éviter d'éventuelles redites. Après un bref rappel chronologique, nous verrons donc successivement les facteurs expliquant le relatif échec des enquêtes préélectorales à cerner le résultat du scrutin et le rôle qu'elles ont joué dans le processus de sélection des candidatures.
Afin de mieux cerner la dynamique de la campagne, il est souhaitable de découper celle-ci en tranches relativement homogènes. On demeure toutefois conscient du caractère simplificateur du procédé qui consiste à fixer des dates précises comme bornes des périodes retenues. Il s'agit plus d'un outil de travail que d'une vérité gravée dans le marbre.
D'ailleurs, plusieurs découpages chronologiques
de la campagne ont été proposés par les politologues.
Gérard
Le Gall, expert électoral au Parti socialiste, a avancé
une périodisation fondée sur les enquêtes d'opinion
. A partir du calendrier des déclarations de candidature et de la
confrontation des projets, Jacques Gerstlé
a été amené à considérer trois étapes
dans la campagne.
Il nous a semblé logique de combiner les chiffres
des instituts et d'autres critères tels que l'agenda médiatique
et l'attitude des candidats (réels ou potentiels) envers l'opinion.
La publication des sondages a incontestablement nourri la campagne et les
effets de cette dernière se sont à l'évidence fait
sentir sur les différents baromètres. Cela nous amène
à distinguer trois périodes conduisant au premier tour de
l'élection.
Jusqu'au 3 février 1995 : la mise en place du décor
De l'annonce de la candidature de Jean-Marie Le Pen en
septembre à la désignation de Lionel Jospin par les militants
du Parti socialiste début février, on assiste à la
structuration de l'offre électorale.
Jacques Chirac, qui avait publié dès l'été
un ouvrage de réflexion, Une nouvelle France, destiné
à montrer qu'il avait pris du recul, entre en campagne le 4 novembre.
Mais il ne semble pas alors en mesure de pouvoir inquiéter Edouard
Balladur. Le premier ministre sortant, longtemps favori incontesté,
commence alors à peine à se voir menacé par Jacques
Delors. Mais le retrait de celui-ci le 21 décembre devait donner
une nouvelle vigueur à l'hégémonie balladurienne.
Après un temps de flottement dû à
la multiplicité des "candidatures à la candidature" à
gauche, la désignation de Lionel Jospin par les militants socialistes
achève le cycle de désignation des grands candidats.
3 février 1995 - 24 mars 1995 : l'effet ciseau
La période suivante est marquée par l'entrée en campagne du premier ministre (qui avait annoncé sa candidature dès le 18 janvier, mais sans faire "officiellement" campagne) et son décrochage au profit de Jacques Chirac. Comme lors des duels Giscard/Chaban en 1974 et Barre/Chirac en 1988, le challenger devait prendre la première place. Mais le 24 mars, trois sondages (SOFRES, Louis Harris, IPSOS) sont publiés qui témoignent d'un resserrement de l'écart entre les deux hommes.
24 mars 1995 - 23 avril 1995 : trois candidats dans un mouchoir
Le mois suivant, les positions des trois hommes se resserrent, un doute subsistant sur la possibilité de Lionel Jospin de figurer au second tour. A la veille du scrutin, les instituts paraissent toutefois certains d'une chose pour le 23 avril : l'arrivée de Jacques Chirac en première position. Et pourtant…
L'antienne sur le supposé "échec des sondages" fait partie des figures classiques des lendemains de campagne en France. En 1995, les critiques ont toutefois été assénées avec une force particulière.
On se contentera ici de citer quelques propos tenus au début de la soirée électorale de France 2, mentionnée plus haut :
Au-delà de la polémique, force est de constater que les sondages, pour la première fois sous la Ve République, n'ont pas été capables de prévoir l'ordre d'arrivée des deux principaux candidats.
Afin de comparer objectivement ces données à la situation de 1988, année où on avait déjà beaucoup critiqué les sondages, nous nous sommes livré, pour chaque institut et pour les deux dernières présidentielles, au calcul de la somme des écarts en valeur absolue entre dernière enquête publiée et résultat réel.
Les chiffres sont édifiants : même sans prendre en compte l'institut Publimétrie, peu connu pour ses sondages d'intentions de vote, on constate que les écarts des "six grands" s'échelonnent entre 14,7 points (SOFRES) et 18,5 points (Louis Harris). En 1988, ces six mêmes instituts ne s'étaient écarté du résultat réel que pour un total compris entre 11,3 points (BVA) et 12,8 points (IPSOS, SOFRES), à l'exception de l'IFOP, qui n'avait pas effectué de sondages sur échantillon classique, mais auprès d'un panel perdant peu à peu de sa représentativité .
Une autre technique permet de mesurer les écarts en utilisant un outil non arithmétique : le coefficient de corrélation. En procédant à un ajustement linéaire des points d'un institut donné et en faisant de même avec les résultats réels, on obtient deux droites, qu'il est possible de comparer. En multipliant l'une par l'autre leur pente respective et en en extrayant la racine carrée, on obtient un coefficient de corrélation linéaire, qui sera compris entre 0 et 1. En termes de probabilités, un coefficient de 0 signifierait que les deux séries de variables sont totalement indépendantes; un coefficient de 1 signifierait que les deux séries sont extrêmement liées .
Là aussi, les coefficients de corrélation de 1995 sont relativement médiocres par rapport à ceux de 1988. 0,86 pour Publimétrie, entre 0,90 et 0,92 pour les six "majors". Sept ans plus tôt, les coefficients évoluaient entre 0,96 et 0,98.
C'est la surévaluation de Jacques Chirac qui explique l'essentiel de ces chiffres : le maire de Paris a été en moyenne crédité de près de six points de plus que le score qu'il a finalement obtenu, Lionel Jospin et Jean-Marie Le Pen étant pour leur part sous-évalués de trois points chacun.
Toujours est-il que les sondages dits "de la dernière semaine" enregistrent parfois d'ultimes évolutions de l'électorat. Ce fut notamment le cas en 1988 (érosion mitterrandienne et poussée lepéniste). Qu'en a-t-il été sept ans plus tard ?
Certes, le candidat Chirac devait reculer d'environ deux
points et demi par rapport aux derniers sondages portés à
la connaissance du public. Certes aussi, la fin de campagne aura une fois
de plus été favorable à Jean-Marie Le Pen, progressant
d'un point et demi en moyenne dans les intentions de vote. Ces deux éléments
ont contribué à rapprocher les chiffres des instituts des
résultats obtenus le 23 avril.
Mais on reste loin du compte : Jacques Chirac crédité
d'environ 24 % des suffrages (24,5 % pour l'enquête de BVA effectuée
la veille même du vote!) ne devait en recueillir que 20,8. Lionel
Jospin, qui tournait autour de 20 % dans les dernières enquêtes,
devait finalement arriver en tête, avec 23,3 % des voix exprimées.
Il est vrai, ce qui doit conduire à relativiser
la portée de l'échec, que cinq instituts sur six avaient
annoncé un second tour Chirac/Jospin (et une victoire du premier
au second tour), même en inversant l'ordre d'arrivée des deux
protagonistes. En revanche, le réveil a été plus douloureux
pour IPSOS, qui dans son dernier confidentiel, daté du 21 avril,
avait annoncé un second tour Chirac/Balladur, le candidat socialiste
n'étant crédité que de 18 %. En comparaison, la légère
sous-évaluation de Jean-Marie Le Pen n'est que broutille, tout comme
le fait que Philippe de Villiers n'ait finalement pas atteint le seuil
des 5 % (important pour le remboursement par l'Etat des dépenses
de campagne), alors que les dernières études le plaçaient
à 6 ou 6,5 %.
L'utilisation des mêmes critères que ceux utilisés plus haut montre sans surprise des "bavures" plus importantes qu'en 1988. La somme des écarts entre derniers confidentiels et résultat réel varie entre 10,7 points (Louis Harris) et 14,5 points (BVA) alors qu'elle s'échelonnait pour les mêmes instituts entre 7,3 (Louis Harris) et 9,5 (SOFRES) en 1988.
Les coefficients de corrélation sont également relativement médiocres, variant de 0,93 (IPSOS, BVA) à 0,96 (Louis Harris) alors qu'ils approchaient de 1 en 1988.
Comment expliquer cette piètre performance des sondeurs ? Plusieurs explications peuvent être avancées, que nous avons ordonnées de la moins convaincante à la plus opératoire : une volonté consciente de tromper l'opinion, les marges d'erreur statistiques inévitables, la forte instabilité du corps électoral et les méthodes de redressement adoptées.
UNE EXPLICATION A ECARTER : LA VOLONTE DE MANIPULER L'OPINION
L'idée selon laquelle les sondeurs se livreraient consciemment à une manipulation de l'opinion demeure assez largement répandue dans l'opinion publique, mais aussi chez certains journalistes. La méfiance envers l'instrument s'explique en partie par l'absence de connaissance des méthodes de travail des instituts et peut-être par le fait qu'il est intellectuellement difficile d'admettre qu'un échantillon d'environ un millier de personnes puisse suffire à cerner les comportements d'un pays qui compte près de 60 millions d'habitants.
Pourtant, on ne peut émettre de doutes que sur trois épisodes de cette campagne, dont aucun ne touche les six instituts qui ont pignon sur rue :
La première tient au pluralisme de l'information.
Des organes de presse représentant des tendances politiques variées
ont publié des sondages (de L'Humanité au Figaro
Magazine) et presque tous les partis et candidats en commandent (y
compris, pour la première fois en 1995, Arlette Laguiller), dont
le résultat n'est pas publié. A l'approche du scrutin, il
ne s'agit le plus souvent pas d'intentions de vote brutes (car la presse
en diffuse à longueur de colonnes), mais plutôt d'études
d'images, d'enquêtes qualitatives, etc.
Les sondages d'intentions de vote privés sont
surtout réalisés en amont (par des hommes politiques voulant
"tester" leur candidature, alors même que celle-ci, peu probable
aux yeux des sondeurs, n'est pas proposée au sein des configurations
qu'ils soumettent aux personnes qu'ils interrogent pour les grands médias).
Un grand nombre sont également effectués au cours de la dernière
semaine précédant chaque tour de scrutin, car les grands
moyens d'information n'ont pas le droit d'en diffuser. Notons à
cet égard qu'on ne peut soupçonner les organismes de sondage
de préoccupations directement mercantiles lorsqu'ils se prononcent
pour la levée de l'interdiction prévue par la loi de 1977.
Celle-ci, en cloisonnant l'information, leur assure au contraire de confortables
revenus : le moyen le plus sûr d'avoir accès à un sondage
fiable est encore d'en commander un…
A ce pluralisme des clients s'ajoute surtout le fait que les instituts eux-mêmes se trouvent sur un marché concurrentiel. Aucun d'entre eux ne prendrait le risque de publier des données dont ils sauraient qu'elles seraient démenties par les faits quelques jours plus tard. Les études politiques ne représentent en réalité qu'une petite partie de l'activité des instituts : 5 % seulement du chiffres d'affaires de la SOFRES, 10 % pour IPSOS. Seul CSA, "petit" institut" par les sommes qu'il brasse, est plus spécialisé; encore les études politiques ne représentent-elles que 30 % du chiffres d'affaires du groupe (17). Les études de marché pour le secteur économique constituent le gros de leur travail quotidien, mais il est vrai que les enquêtes politiques en sont en quelque sorte la "vitrine". Le recueil et le traitement des intentions de vote jouent un rôle important car elles sont quasiment les seules à aboutir à des données qui peuvent être comparées avec un résultat grandeur nature. Il est donc important pour la crédibilité de sociétés qui sont en concurrence de fournir des chiffres aussi proches que possible du vote réel des Français.
La Commission
des sondages
A cela s'ajoute l'existence de la Commission des sondages
instituée par la loi de 1977 et appelée à connaître
de toutes les enquêtes préélectorales publiées
(18). Malgré un certain manque de moyens matériels,
celle-ci est un garde-fou assez efficace contre les dérapages les
plus graves.
UNE EXPLICATION DISCUTABLE : LES MARGES D'ERREUR STATISTIQUES
Une autre explication classique consiste à dire qu'il existe des marges d'erreur incompressibles. Celles-ci peuvent être mathématiquement évaluées pour un sondage avec tirage aléatoire dit "avec remise" : avec un échantillon d'environ 1000 individus, on a 95 % de chances de tomber juste avec une marge d'erreur de deux ou trois points (19). Mais il est statistiquement plus difficile de préciser la marge d'erreur pour un sondage effectué selon la méthode des quotas et subissant des redressements (nous reviendrons plus loin sur ces derniers).
Comment expliquer que les instituts se soient tous trompés de la même façon ? En bonne logique des probabilités, si certains pouvaient surestimer Jacques Chirac, d'autres auraient du faire l'erreur inverse. Or, malgré quelques divergences entre les instituts les écarts sont allés dans le même sens.
C'est que loin de mesurer des votes réels, comme
ils le font lors de leurs estimations les soirs d'élection, à
partir de bulletins dépouillés, les instituts ne mesurent
que des intentions déclarées.
D'une part, ne peuvent être prises en compte les
personnes ayant refusé de répondre aux enquêteurs,
qui sont plus nombreuses chez les personnes âgées. Ceci explique
peut-être partiellement que les instituts pratiquant le vote en urne
à domicile comme BVA ou la SOFRES, pourtant traditionnellement considéré
comme plus fiable que l'enquête téléphonique, aient
sous-évalué Edouard Balladur, candidat préféré
du troisième âge. Les personnes qui acceptent de répondre
peuvent elles-mêmes mentir volontairement sur leur vote futur ou
tout simplement changer d'avis après l'enquête. De plus en
plus, les instituts introduisent des indicateurs de fermeté de l'intention,
car certaines personnes, sommées par l'enquêteur de se prononcer
peuvent être amenées à donner une réponse sans
être absolument certaines de leur attitude quelques mois, semaines
ou jours plus tard.
UNE EXPLICATION PLUS CONVAINCANTE : LA VOLATILITE DU CORPS ELECTORAL
Cette indécision du corps électoral a été plus forte en 1995 que les années précédentes. Dans la dernière enquête de BVA (20) publiée avant le second tour, 32 % des électeurs se disaient encore indécis. Or la présentation des résultats masque cet aspect car les chiffres d'intentions de vote concernent des suffrages exprimés potentiels. Ne sont pris en compte que les personnes ayant émis une opinion; la sommes des scores attribués aux différents candidats est donc de 100 %. Le chiffre des indécis est indiqué "en supplément".
Tout étudiant en sciences politiques connaît la fameuse formule de "la photographie à l'instant t" : les sondages réalisés à un moment donné ne sauraient avoir de valeur prédictive alors que l'opinion est en mouvement. Or les citoyens se sont montrés particulièrement changeants au cours de la campagne et beaucoup d'entre eux se sont décidés très tardivement. Les réponses au sondage sortie des urnes de CSA le 23 avril (21) sont édifiantes. Si 46 % des personnes interrogées disaient avoir toujours su pour qui elles voteraient et 16 % depuis plus d'un mois, 7 % avaient fait leur choix au cours des deux ou trois semaines précédant le vote, 16 % quelques jours avant et 12 % le jour même ! Ces chiffres sont corroborés par ceux des autres instituts. BVA obtient 15 % pour les derniers jours et 11 % le jour du vote.
UNE EXPLICATION DECISIVE : LA QUESTION DES REDRESSEMENTS
Mais ce qui semble avoir été décisif est bel et bien la question des redressements. On ne s'intéresse pas ici aux redressements démographiques et sociologiques (il s'agit de pondérer le poids des différentes catégories de la population afin de rendre l'échantillon ainsi reconstruit le plus proche possible de la composition de l'électorat). Certes, la base du recensement de 1990 n'est pas pleinement satisfaisante car depuis, la population a vieilli, mais ce ne semble pas être la clef du problème.
Plus problématiques sont les redressements "politiques". On sait que les chiffres bruts des enquêtes sur le terrain ont tendance à surestimer les socialistes et à minorer le Front national. Aussi, les sondeurs demandent-ils aux personnes interrogées de se remémorer leur vote à une élection antérieure. A partir de ces dernières données, on redresse les résultats. Le principe est le suivant : si par exemple, le PS a recueilli 20 % des voix lors de l'élection précédente, mais que 40 % de l'échantillon prétend avoir voté socialiste, on estime que le vote socialiste réel sera deux fois plus faible que le vote annoncé. Tel est le principe, mais dans la réalité, les choses sont rendues plus complexes par la multiplicité des paramètres à prendre en considération. D'autant que l'élection présidentielle, personnalisée s'il en est, est difficilement comparable avec d'autres types d'élections où les partis priment les hommes.
Quelle élection adopter comme référence?
La présidentielle de 1988 était trop lointaine pour que les
souvenirs des électeurs puissent être fiables (environ la
moitié des personnes interrogées disent avoir voté
Mitterrand au premier tour alors que celui-ci n'avait recueilli que 34
% des suffrages) et ne pouvait être utile pour les électeurs
inscrits depuis moins de sept ans sur les listes électorales.
Les législatives de 1993 constituaient une base
plus récente, mais atypiques du fait du score catastrophique de
la gauche. Les redressements appliqués sur la base de ces législatives
minoraient nettement Lionel Jospin.
Restaient les élections européennes de
1994, elles aussi marquées par un effondrement du Parti socialiste.
Là aussi, des redressements brutaux opérés sur cette
base pouvaient conduire à éliminer Lionel Jospin de la course.
Certains électeurs traditionnellement socialistes avaient manifesté
leur mécontentement en 1993 et 1994. Comme l'explique Eric
Dupin, "par un phénomène assez classique de reconstruction
a posteriori d'une cohérence de comportement, certains de ces électeurs
socialistes ont pu déclarer faussement avoir voté PS en 1993
comme en 1994. D'où l'illusion d'une surreprésentation excessive
des votes socialistes et, consécutivement, une correction à
la baisse trop sévère des intentions de vote en faveur de
Jospin".
La question du souvenir associé à une élection antérieure se pose à l'évidence avec beaucoup moins d'acuité pour le second tour car on peut interroger les électeurs sur leur choix du premier tour. Les dernières enquêtes avant le second tour ont donc une fois de plus été très satisfaisantes, tout comme en 1988.
Les redressements permettent en général de se rapprocher des résultats du vote. Cette fois-ci, n'ont-ils pas été trop forts ? Par quoi les remplacer ou comment mieux les doser ? C'est une question-défi pour la profession.
LE BILAN : UN MANQUE DE PRUDENCE DANS L'INTERPRETATION DES CHIFFRES
Au-delà des aspects techniques, on peut se demander une fois de plus si la principale responsabilité ne se situe pas au niveau des journalistes et hommes politiques qui ont utilisé les sondages sans recul.
Globalement, les dynamiques à l'œuvre avaient tout de même été bien perçues : décrochage d'Edouard Balladur au profit de Jacques Chirac, progression du Front national, percée d'Arlette Laguiller, effondrement de Philippe de Villiers et de l'écologie politique par rapport à leurs scores des européennes. Surtout, les 74 enquêtes que nous avons recensées après le premier mars prévoyaient toutes la qualification de Jacques Chirac au second tour et son élection le 7 mai. C'est bien ce qui s'est passé.
Il est assez piquant de constater que les équipes qui avaient le plus fait appel aux enquêtes d'opinion (celles de Jacques Chirac et d'Edouard Balladur) sont aussi celles qui se sont montrées les plus virulentes après le vote. Certes, les sondeurs ont souligné le poids des indécis et appelé à la prudence dans l'interprétation de leurs chiffres. Mais n'ont-ils pas eux-mêmes cédé à la tentation en se livrant de bonne grâce à la fin du dernier 7/7 avant le premier tour au jeu des pronostics (22)? Certes, chacun est libre d'exprimer une opinion personnelle, mais celle-ci ne risquait-elle pas d'être interprétée par les téléspectateurs comme "la voix de la science" ?
Un autre type de mélange des genres qui a pu instiller un climat de suspicion est le fait que certains instituts aient travaillé de façon privilégiée avec tel ou tel candidat. Rien de plus naturel que le fait qu'un état-major politique fasse appel à un institut renommé et dont il apprécie le travail. Mais la nuance entre la fonction d'information et la fonction de conseil est ténue. BVA, partenaire privilégié de Jacques Chirac et la SOFRES, dont les balladuriens étaient de bons clients ont peut-être parfois franchi ces limites, d'où le soupçon, en grande partie infondé, de connivence.
Que le directeur des études politiques de la SOFRES publie dans Le Monde du 12 janvier, alors qu'Edouard Balladur était encore le grand favori, un article titré "Pour l'opinion, l'élection présidentielle est déjà jouée" et les chiraquiens de s'émouvoir (23). Que BVA soit le premier institut à donner Jacques Chirac à égalité avec Edouard Balladur fin février et on se met à douter de l'objectivité de ses chiffres (24).
LES SONDAGES COMME OUTIL D'AIDE A LA SELECTION DES CANDIDATURES
La sixième élection présidentielle de la Ve République ne déroge pas à la règle. Les sondages y ont joué un rôle important.
En 1965, la publication à la une de France Soir de deux enquêtes donnant des résultats contradictoires avait suscité un certain émoi politique. Alors que les Renseignements généraux (dépendant du Ministère de l'Intérieur) annonçaient la réélection du général De Gaulle dès le premier tour, l'Institut français d'opinion publique (à l'époque seul organisme indépendant de taille respectable) n'hésitait pas à prévoir la mise en ballottage du président sortant. Bien qu'accueillis avec scepticisme par une classe politique incrédule, les chiffres de l'IFOP devaient s'avérer extrêmement proches de la réalité et le 5 décembre, François Mitterrand réussissait bel et bien à imposer un second tour à l'inspirateur de la Constitution de 1958.
En 1969, l'élection fut avant tour marquée par la primaire à droite entre Georges Pompidou et Alain Poher et les sondages retracèrent les évolutions de l'opinion de façon relativement satisfaisante.
Les trois élections suivantes furent également marquées par les "primaires" qui devaient opposer au sein du bloc conservateur ceux qui se réclamaient de l'héritage gaulliste et les représentants d'une conception plus centriste et européenne : Jacques Chaban-Delmas / Valéry Giscard d'Estaing en 1974, Jacques Chirac / Valéry Giscard d'Estaing en 1981, Jacques Chirac / Raymond Barre en 1988. Malgré les critiques qui leur furent sans cesse adressées, les sondages permirent de suivre les glissements de l'électorat. Ils furent surtout un bon outil d'aide à la prévision, "annonçant" les élections de VGE en 1974 et de Mitterrand en 1981 et 1988. Cette dernière élection fut marquée par une utilisation systématique des enquêtes d'opinion par les candidats et les partis les soutenant.
En 1995, le paysage politique a été quelque peu différent. D'une part, les noms des candidats effectivement présents dans la compétition n'ont été connus que tardivement (pour le Parti socialiste, Lionel Jospin ne fut désigné par les militants qu'au mois de février). D'autre part, le duel à droite s'est joué entre deux hommes issus de la même formation politique, le RPR. Certes, leur programme et leur personnalité les ont amené à une distribution des rôles proche du schéma classique : attitude gaullienne pour Jacques Chirac ("La France pour tous"), discours plus libéral et européen pour Edouard Balladur. Il n'empêche qu'on a vu le RPR, comme d'ailleurs l'UDF, divisé entre les deux poids lourds de la majorité sortante. En 1981 aussi, trois candidats se réclamant du RPR s'étaient présenté devant les Français (Jacques Chirac, Michel Debré, Marie-France Garaud), mais un seul d'entre eux pouvait à l'évidence prétendre être présent au second tour et incarner une légitimité partisane.
C'est cette double particularité de la dernière compétition élyséenne qui nous conduit non à essayer d'embraser dans sa totalité la place des sondages dans la campagne, mais à nous recentrer sur ce qui s'est passé en amont, au niveau de la sélection des candidatures : en quoi les sondages ont-ils pesé sur l'offre politique finalement proposée aux Français les 23 avril et 7 mai 1995 ?
Avec plus de temps et un moindre éloignement géographique des acteurs, il aurait été intéressant de mener une enquête auprès des états-majors eux-mêmes et de recueillir des témoignages concrets. Cela n'a pas été possible et on se contentera donc ici de lancer quelques pistes, tout en étant conscient des limites de l'exercice.
L'IMPORTANCE DE L'ELECTION PRESIDENTIELLE DANS LA STRUCTURATION DE L'ESPACE POLITIQUE FRANÇAIS
Plusieurs facteurs expliquent que la vie politique française soit une des plus friandes du monde en enquêtes par sondages sur les acteurs politiques eux-mêmes -plus que sur leur programme. La plupart tournent autour du fait que le système politique tout entier s'organise autour d'un moment essentiel et dramatique : l'élection du président de la République au suffrage universel direct.
1. Le mode de scrutin : l'élection du président au suffrage universel direct
Depuis la réforme constitutionnelle de 1962, les
partis et plus globalement "la classe politique" ne jouent plus qu'un rôle
secondaire dans la désignation du chef de l'Etat.
Alors que sous les IIIe et IVe Républiques, les
seuls parlementaires choisissaient le président (25),
le général De Gaulle se montra très vite partisan
d'un collège électoral plus large, comme il devait le souligner
dès le discours de Bayeux le 16 juin 1946. Pour qu'il puisse exercer
dans sa plénitude les pouvoirs importants qui lui étaient
conférés, il fallait que le chef de l'Etat ne soit pas le
produit des combinaisons politiques partisanes qui se manifestaient au
Parlement et dispose d'une assise plus large lui assurant sa légitimité
(l'élection de René Coty, en décembre 1953, au treizième
tour de scrutin avait, s'il en était besoin, servi de révélateur).
L'élection directe semblait cependant difficilement envisageable,
du fait du poids de l'outre-mer et de l'hostilité quasi unanime
de la classe politique. Une solution de compromis fut adoptée :
un collège composé d'environ 80 000 personnes devait élire
le président (26).
Ce n'est qu'en 1962, une fois levée l'hypothèque
algérienne, que De Gaulle devait imposer aux partis politiques,
mécontents de se voir ainsi "court-circuités", l'élection
au suffrage universel direct. Les Français, appelés à
se prononcer le 28 octobre 1962 (en vertu d'une interprétation d'ailleurs
juridiquement discutable de l'article 11 de la Constitution), devaient
approuver la proposition par une majorité de 62 % des suffrages
exprimés, ne représentant toutefois que 46 % des électeurs
inscrits.
Il est évident que ce mode de scrutin, créant
un lien direct entre le peuple et celui qu'il a choisi de placer à
sa tête, ne peut que renforcer la personnalisation de l'élection,
la bipolarisation engendrée par le mode de scrutin à deux
tours (à l'exception de 1969) contribuant encore à la dramatisation
du choix.
2. La durée du mandat présidentiel et l'absence de responsabilité politique
La durée du mandat présidentiel accentue
cette dimension dramatique, d'autant que la Constitution ne prévoit
de destitution du chef de l'Etat qu'en cas de haute trahison. Une fois
élu, le président est donc quasi-certain de demeurer en place
durant sept ans.
Les rares démocraties occidentales qui pratiquent
le septennat (Italie, Portugal, Irlande) accordent surtout à leur
chef de l'Etat des missions symboliques et de représentation nationale,
tandis que le véritable pouvoir exécutif se trouve ailleurs.
Rien de tel en France où l'hôte de l'Elysée, véritable
"leader national" (expression qu'il conviendrait de nuancer en période
de cohabitation), est doté d'armes extrêmement puissantes
lui permettant d'orienter le cours de la vie politique.
3. Des pouvoirs présidentiels très étendus
Il est en effet courant d'objecter à ceux qui s'étonnent
que le principe de séparation des pouvoirs ait à ce point
placé le président français à l'abri de toute
menace directe d'origine parlementaire, que d'autres démocraties
libérales connaissent des constructions institutionnelles du même
type. Les Etats-Unis sont l'exemple type du régime présidentiel
où le chef de l'Etat est élu par le peuple, fût-ce
selon une procédure moins directe qu'en France et se trouve, sauf
crise grave, à l'abri de la fronde parlementaire.
Mais le président américain, outre qu'il
n'est élu que pour quatre ans renouvelables une seule fois et qu'il
doit affronter une Chambre des représentants et un Sénat
qui exercent leur mission de contrôle avec plus de pugnacité
que le Parlement français, ne dispose à son tour que de peu
de moyens de pression sur le Congrès ! Or le président français
peut dissoudre l'Assemblée, il peut trancher un conflit par un recours
au référendum, il dispose via le gouvernement (et sauf cohabitation)
d'une maîtrise de l'ordre du jour des assemblées, l'article
16 lui permet en cas de péril national de concentrer entre ses mains
l'essentiel des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire,
etc.
Aucune démocratie ne combine un mode d'élection direct du chef de l'Etat avec une telle étendue de pouvoirs et une telle durée de mandat. Aussi n'est-il guère surprenant que les Français se passionnent pour la compétition présidentielle et qu'ils aient le sentiment qu'une partie de leur destin se joue lors de ce moment politique.
En ayant cassé l'intermédiation des partis dans le choix du président, la Constitution de la Ve République, parachevée par la réforme de 1962, a ouvert un boulevard aux travaux des sondeurs. Chacun, même s'il n'appartient à aucun parti (27) est en principe libre de se présenter devant les citoyens français. Etant donné l'investissement humain et financier que représente une campagne présidentielle, il est naturel que beaucoup ne se lancent dans la bataille que s'ils ont une espérance suffisamment forte, sinon de gagner, du moins de se faire entendre. Les sondages sont un des éléments qui permettent de mesurer "l'audience" des candidats réels ou potentiels. Leur coût, sensiblement réduit depuis la généralisation des enquêtes par téléphone, ne semble pas exorbitant lorsqu'on le met en rapport avec l'ensemble des autres dépenses que nécessite une campagne.
Il convient toutefois de ne pas tomber dans une analyse moniste qui ferait des sondages le seul critère entrant en ligne de compte au moment ou un homme ou une femme politique prend sa décision. D'autres éléments importants interviennent, qu'il nous faut énumérer ici afin de pouvoir ensuite mieux isoler la place occupée par les enquêtes préélectorales.
LES FACTEURS INTERVENANT DANS LE PROCESSUS DE SELECTION DES CANDIDATURES PRESIDENTIELLES
Le Code électoral énumère les
conditions d'éligibilité (28). Celles-ci
ne sont pas seulement formelles. Bernard Tapie, de Radical (ex Mouvement
des radicaux de gauche), qui envisageait soit d'être candidat, soit
de s'abstenir de l'être en échange de compensations politiques,
devait s'en apercevoir à ses dépens au cours de la campagne.
Le 14 décembre 1994, le Tribunal de commerce avait
placé l'homme d'affaires en liquidation judiciaire à titre
personnel. Or, la loi du 25 janvier 1985 relative aux entreprises en difficulté
dispose qu'une telle décision entraîne automatiquement l'incapacité
d'exercer une fonction publique élective pour une durée de
cinq ans. Le 27 janvier 1995, la Cour d'appel de Paris devait rejeter la
demande de "suspension des effets provisoires" de ce jugement. Cette même
Cour d'appel devait se prononcer sur le fond le 31 mars : chiffrant "le
passif global connu" à plus de 1,5 milliards de francs "sous réserve
des déclarations de créances à venir", elle devait
confirmer "l'incapacité [de M. Tapie] à faire face à
ce passif global" et donc l'inéligibilité de celui-ci (29).
Une heure après la publication du jugement, Jean-François
Hory, candidat potentiel de Radical, annonçait son retrait de la
course.
Depuis la promulgation de la loi organique du 18 juin
1976, réponse à l'inflation du nombre de candidatures (six
candidats en 1965, douze en 1974), seuls peuvent être candidats les
personnes ayant recueilli 500 "présentations" d'élus
(30),
émanant de trente départements ou territoires d'outre-mer
et sans que plus d'un dixième d'entre elles ne proviennent d'un
même département ou territoire.
Certes, la diversité politique des élus
de la nation est assez grande pour que la plupart des tendances politiques
soient représentées. Mais cette réglementation a toutefois
écarté de la course certains candidats potentiels. En 1981,
Jean-Marie Le Pen, candidat sept ans plus tôt, n'avait pu rassembler
un nombre suffisant de soutiens pour pouvoir se présenter.
En 1995, Jacques Cheminade n'a pu être candidat
que de justesse, ayant déposé 517 signatures au Conseil constitutionnel.
Au mois de mars, Jean-Marie Le Pen affirmait avoir des difficultés
à atteindre la barre des 500 (il devait finalement en déposer
560).
Mais c'est surtout au sein de la mouvance écologiste
que cette règle a conduit certains à abandonner la bataille
: seule Dominique Voynet (Les Verts) a pu se présenter. En revanche,
il a manqué quelques signatures à Antoine Waechter, pourtant
plébiscité début janvier par les militants du Mouvement
écologiste indépendant (avec près de 93 % des suffrages
des adhérents) et qui affirmait le 31 janvier que sa candidature
était "irréversible". En 1988, il avait atteint le chiffre
de 500 à quelques jours de la date limite, mais il avait alors affaire
à moins de concurrence dans les propres rangs de l'écologie.
Quant à Brice Lalonde (Génération Ecologie), son retrait
de la mi-mars était dû à la difficulté de rassembler
un nombre suffisant de parrainages autant qu'au score médiocre dont
il était crédité dans les sondages.
Enfin, Max Simeoni, dirigeant nationaliste corse soutenu
par la fédération "Régions et peuples solidaires",
n'a pu être admis à concourir en raison de la loi organique
de 1976.
Bien que cela soit difficile à mesurer, il est probable que la capacité pour un "candidat à la candidature" de réunir sur son nom 500 signatures, sans dépendre seulement du score dont les sondages le créditent (exemple de Jean-François Hory, dépassant rarement 1 % d'intentions de vote, mais qui aurait pu profiter de l'implantation locale du Mouvement des radicaux de gauche, rebaptisé Radical), peut y être liée. Si Antoine Waechter avait pu faire état de sondages le plaçant en meilleure position que les deux autres candidats écologistes, il est probable que certains élus lui auraient apporté leur soutien. Au sein d'une famille politique donnée, nul doute qu'il n'y ait ainsi "prime au leader".
A cette contrainte purement juridique s'ajoutent évidemment les multiples facteurs politiques qui font qu'une candidature est ou non "en situation". La combinaison d'une capacité à recueillir 500 parrainages, d'une forte popularité dans l'opinion et du désir de se présenter ne suffisent pas à faire un candidat. On l'a vu de façon flagrante à plusieurs reprises avec l'échec récurrent de Michel Rocard à rassembler les socialistes autour de son nom, en raison notamment des obstacles placés sur sa route par François Mitterrand.
La conjoncture politique, en dehors des intentions de vote mesurées par les instituts, peuvent inciter tel ou tel à se présenter ou non. Parmi les éléments à prendre en compte figurent la configuration partisane et le jeu des alliances, l'existence ou non d'un leader incontesté dans un parti donné, et évidemment la disponibilité de l'opinion à entendre tel ou tel message.
Encore peut-on nuancer le poids de ces différents facteurs selon le type de candidature proposée. Dans son étude consacrée à l'élection présidentielle de 1988, Gaëtan Djaguidi ébauche une distinction entre les "candidatures-négociations" (ayant pour but de négocier le report de voix au second tour. Il nous semble que la négociation peut porter aussi bien sur un portefeuille ministériel ou une appartenance à la nouvelle majorité que sur la reprise par les favoris d'éléments programmatiques), les "candidatures-témoignages" (pour lesquelles les consignes de vote pour le second tour ne sont pas susceptibles de peser sur l'issue du second tour) et les "candidatures-présidentiables" (ne concernant que les candidats susceptibles d'être présents au second tour) .
On peut certes adresser un certain nombre de critiques à cette classification, d'autant que nombre de candidatures rentrent dans plus d'une catégorie, mais en appliquant sans nuance cette grille à la configuration finale des candidatures de 1995, on peut qualifier
- Dominique Voynet : la candidate écologiste
a clairement laissé entendre qu'elle voulait faire de sa formation
un élément clé de l'éventuelle majorité
qui aurait pu s'organiser autour du Parti socialiste en cas de victoire
de celui-ci, mais pas à n'importe quel prix. En restant suffisamment
ouverte à l'égard de la droite modérée, Dominique
Voynet a d'une certaine façon contribué à "faire monter
les enchères" et à renforcer la place de l'écologie
au sein de la campagne des autres candidats.
- Jean-Marie Le Pen : le propos se doit ici d'être plus nuancé. Certes, le président du Front national a fait planer pendant toute la campagne sur la majorité sortante l'épée de Damoclès de ses consignes de vote au second tour. On sait que l'électorat FN est traditionnellement divisé au tour décisif et que les consignes du chef sont loin d'être suivies aveuglément par les militants. Toutefois, dans une élection susceptible de se basculer à quelques points, celles-ci peuvent jouer un rôle clé. Notons qu'au sein même du bureau politique du FN, plusieurs approches existent depuis assez longtemps : certains sont partisans d'une ligne sans compromis avec la droite modérée (nouvelle version du "blanc bonnet et bonnet blanc". C'est jusqu'à présent la ligne qui a eu les faveurs de Jean-Marie Le Pen); d'autres, à commencer par le délégué général Bruno Mégret, sont favorables à des alliances ponctuelles avec l'UDF et le RPR, afin de pousser ces deux formations vers la droite de l'échiquier politique.
Comment en effet passer sous silence le poids des ambitions personnelles, des revanches à prendre, des amitiés et des inimitiés forcément accumulées au cours de longues carrières politiques ?
Il ne s'agit pas de rejeter l'analyse marxiste selon laquelle
les superstructures politiques sont le fruit d'une infrastructure économique
et sociale. Mais il serait injuste de négliger le poids des hommes
(31).
Malgré la brèche ouverte aux Etats-Unis par Lasswel, la plupart
des approches liant psychologie et politique s'intéressent à
la psychologie collective (notamment l'école de Francfort où
seul Adorno s'intéresse à la psychologie
des individus).
En France, Madeleine Grawitz,
dans le remarquable état des lieux qu'elle dresse dans son Traité
de science politique, souligne combien l'approche positiviste et quantifiée
a détourné la recherche de ce thème. Or il est probable
que le goût du pouvoir est un des éléments majeurs
qui expliquent pourquoi "on fait de la politique", qu'il s'agisse de la
volonté de transformer son environnement ou de façon plus
ambitieuse la société, de participer au bien commun, d'être
reconnu, respecté, admiré ou adulé, de satisfaire
son goût du commandement ou plus prosaïquement de bénéficier
des avantages matériels que confère entre autres la fonction
présidentielle. Ce dernier élément n'est sans doute
pas le plus important : les contraintes qui pèsent sur le président
sont énormes en comparaison des facilités que son rang lui
procure. L'attrait pour le poste de chef de l'Etat est sans doute davantage
dû à la dimension sacrée que le pouvoir suprême
continue à revêtir, de façon particulièrement
criante dans un pays comme la France dans lequel le président "incarne"
littéralement la nation.
Il ne faudrait toutefois pas réduire la dimension personnelle d'un choix aux seuls facteurs purement psychologiques. L'état de santé peut peser sur la décision (pas nécessairement dans le sens le plus prévisible : exemple de François Mitterrand en 1988, se sachant atteint d'un cancer irréversible et incité par là même à se présenter) tout comme l'entourage familial (qui a par exemple contribué à la décision de Jacques Delors en 1994).
C'est seulement en ayant en tête l'importance de ces facteurs, qui se combinent évidemment, qu'on peut sans risque de contresens s'intéresser à la place des sondages dans le processus de sélection de candidatures à l'élection présidentielle de 1995.
Pour ce faire, on distinguera d'abord les situations des deux grands blocs susceptibles d'exercer le pouvoir : la gauche modérée organisée autour du Parti socialiste et la droite modérée composée pour l'essentiel de l'Union pour la démocratie française et du Rassemblement pour la République. Pour chacune de ces deux tendances politiques (qu'on pourrait qualifier de "tendance attrappe-tout" (32)), il y avait situation de concurrence. Mais on constatera que les méthodes pour dénouer cette situation ont largement différé. On s'intéressera ensuite à la désignation des candidats dans les deux partis pour lesquels la logique interne prime sur la logique d'opinion : le Front national et le Parti communiste. On verra enfin plus brièvement la genèse des autres candidatures.
LA GAUCHE MODEREE : LA PRIMAIRE ORGANISEE DU PARTI SOCIALISTE
La logique partisane plus forte que la logique d'opinion : les non-candidatures de Michel Rocard et Jacques Delors
Avant d'aborder la façon dont le Parti socialiste a officiellement désigné son candidat, il faut revenir un instant sur les raisons qui ont conduit à la non-candidature de deux personnalités pourtant appréciées des Français : Michel Rocard et Jacques Delors.
Après avoir laissé entendre qu'il pourrait être candidat ("par devoir") et avoir rallié à cette éventualité l'essentiel du PS (d'autant plus facilement qu'il paraissait alors le seul homme "de gauche" à pouvoir remporter les élections), Jacques Delors devait provoquer un coup de tonnerre en lisant un texte clarifiant enfin la situation, à la fin d'un 7/7 dramatique le 21 décembre. Après avoir développé devant Anne Sinclair des idées qui ressemblaient sacrément à un programme présidentiel, il lâchait ces mots : "J'ai décidé de ne pas être candidat à l'élection présidentielle" , invoquant à la fois des raisons personnelles et la crainte de ne pas avoir les moyens de gouverner, allusion à peine voilée à son désaccord avec la ligne "gauchiste" du Parti socialiste.
Il est évidemment difficile de faire la part des deux explications, mais pour Jacques Delors comme pour Michel Rocard, on peut constater que la logique de personnalisation du scrutin présidentiel n'a pas suffi à rendre possible la candidature d'un homme populaire. Avoir "de bons sondages" ne saurait effacer l'importance de l'état des forces politiques à un moment donné.
La désignation du candidat socialiste par les militants
Un des principaux arguments des partisans de Jack Lang était la possible candidature de Bernard Tapie, dont on avait vu aux européennes de 1994 la capacité de nuisance pour le PS. Or Radical aurait probablement renoncé à présenter un candidat contre le maire de Blois, qui se serait bien vu candidat commun des socialistes et des radicaux. Le scénario devait s'effondrer avec l'inéligibilité de Bernard Tapie, mais Radical s'était alors tourné vers un autre candidat controversé, mais relativement populaire : Bernard Kouchner. Cette menace n'avait rien de dérisoire : d'après l'enquête CSA précitée, le fondateur de Médecins sans frontières pouvait faire jeu égal avec Lionel Jospin au premier tour (12 % chacun), barrant à la gauche la possibilité d'y être au second. Jack Lang annonçait en tout cas le 17 janvier, deux jours après que Laurent Fabius ait reconnu au Grand Jury RTL-Le Monde ne pas être en situation, étant trop impliqué aux yeux de l'opinion dans l'affaire du sang contaminé : "Je suis prêt à me porter candidat à la présidence de la République sauf si quelqu'un d'autre, un homme ou une femme, incarne mieux que moi cette exigence d'unité et de rassemblement et d'enthousiasme."
Pourtant Lionel Jospin était déjà sur les rangs. Dès le 4 janvier, il avait fait part au bureau national du Parti socialiste de son intention par une brève déclaration (40). Celle-ci devait recevoir un accueil mitigé et provoquer notamment la division des fabiusiens (41). L'ancien ministre de l'éducation nationale pouvait à la fois être accepté par les militants choqués des récentes "révélations" sur la passé de François Mitterrand (ne devait-il pas revendiquer un "droit d'inventaire" sur l'héritage du mitterrandisme ?) et par les fidèles du président sortant car ses critiques à son égard s'étaient toujours faites de façon feutrée. Qui plus est, il dégageait une image d'intégrité alors qu'Henri Emmanuelli, ancien trésorier du PS, était mis en cause dans l'affaire Urba.
Lionel Jospin, seul candidat de la gauche modérée
Les sondages ont en revanche joué un rôle plus net pour freiner les velléités de candidature à l'extérieur du Parti socialiste. Ils ont été un des éléments poussant Jean-Pierre Chevènement à ne pas se présenter et à soutenir, certes sans grand enthousiasme, Lionel Jospin. Ils ont surtout contribué à dégonfler la baudruche radicale.
On a vu comment Jean-François Hory, président de Radical avait dû se résigner à l'abandon de la candidature Tapie pour cause de démêlés judiciaires provoquant son inéligibilité. Comment aussi d'autres poids lourds furent un temps envisagés (Bernard Kouchner, voire Jack Lang lui-même). L'animosité ancienne de M. Hory contre Lionel Jospin et le mépris que ce dernier avait manifesté contre ce que représentait Bernard Tapie poussèrent l'ancien député de Mayotte à se porter candidat le 24 février, malgré l'hostilité de plusieurs anciens présidents du MRG (Michel Crépeau, Emile Zuccarelli, François Doubin). Une de ses forces aurait été le soutien actif de Bernard Tapie qui avait redonné des couleurs au radicalisme aux européennes de 1994 (plus de 12 % des voix). Las ! Ce dernier devait se prononcer on ne peut plus clairement sur TF1 le 2 mars : "Je ne suis pas d'accord avec sa candidature et je n'apporte donc pas mon soutien à cette initiative.", même s'il devait changer un peu plus tard, se disant prêt à "retrousser ses manches pour Jean-François Hory".
Selon les instituts, les intentions de vote en faveur
de Jean-François Hory oscillaient entre 0 et 1 %, preuve s'il en
était que l'étiquette politique compte moins que le charisme
personnel. Miniaturisé et ridiculisé par les Guignols
de l'info, il devait aussi souffrir du rappel par certains médias
d'une conversation téléphonique entre M. Tapie et lui-même,
interceptée à la demande du juge Eva Joly et dont la presse
avait eu connaissance (43).
Le 31 mars, après la décision de la Cour
d'appel de Paris (voir plus haut) ruinant ses espoirs de bénéficier
de l'"effet Tapie", Jean-François Hory annonçait son retrait
de la compétition. Daniel Carton devait cruellement résumer
la situation dans Le Monde du 4 avril : "Après le "missile"
Tapie, le "pétard" Hory a perdu lamentablement sa mèche."
LA DROITE MODEREE : LOGIQUE D'OPINION CONTRE LOGIQUE D'APPAREIL
A droite, la situation a différé sensiblement de celle des cinq élections précédentes où on avait vu s'affronter un candidat issu du mouvement gaulliste et un autre plus libéral ou centriste.
L'échec des "primaires à la française" et le répartition des rôles de 1993
Cette fois-ci, les deux principaux candidats du bloc conservateur sortaient des mêmes rangs et étaient même "des amis de trente ans". Peu de temps après la réélection de François Mitterrand en 1988, Charles Pasqua avait proposé de tirer les leçons des divisions qui avaient coûté deux fois de suite la victoire à la droite (Giscard/Chirac en 1981, Chirac/Barre en 1988). Avec Philippe Mestre et Gérard Longuet, il proposa un projet de "primaires à la française", qui fut un serpent de mer jusqu'en 1994, mais qui ne devait finalement jamais voir le jour -chacun trouvant l'idée excellente…à condition qu'elle ne l'empêche pas d'être candidat le jour venu.
C'est donc de façon non organisée que se sont mises en place les candidatures. Celle de Jacques Chirac semblait au départ la plus logique. L'ambition présidentielle du fondateur du RPR était ancienne et la répartition tacite des tâches après 1993 semblait lui ouvrir un boulevard. Echaudé par la première cohabitation (1986-1988) où il avait occupé la position difficile de Premier ministre face à un François Mitterrand combatif qui devait être réélu assez facilement, Jacques Chirac n'avait pas souhaité retrouver Matignon au lendemain de la victoire écrasante de 1993. Il lui semblait plus prudent d'y envoyer celui en qui il voyait un allié sûr, Edouard Balladur, et de consacrer deux ans à la préparation de l'élection présidentielle de 1995. Edouard Balladur avait d'ailleurs théorisé la deuxième cohabitation dès le mois de juin 1990, dans un point de vue publié par Le Monde, qui prend une saveur particulière a posteriori (44). En octobre, il devait réaffirmer qu'il n'avait pas d'ambition élyséenne : "Je ne vois pas comment un homme pourrait se présenter devant les Français en 1993, leur dire : "Je ne serai pas candidat dans deux ans", et l'être. Ce serait manquer à sa parole. Et s'il l'était, on lui en tiendrait rigueur, et ce serait normal et justifié." (45)
La popularité d'Edouard Balladur
Le maire de Paris avait sans doute sous-évalué
l'ambition de son ancien ministre de l'économie et le soutien dont
il bénéficierait dans l'opinion.
Celui-ci devint pourtant le "chouchou" des sondages.
Son habileté politique (ton mesuré lui donnant un "style
présidentiel", capacité à dénouer les crises
en douceur - comme début 1994, bons rapports avec des poids lourds
qu'il avait fait ministre - Simone Veil, Charles Pasqua, François
Léotard en particulier), l'absence de réels bâtons
dans les roues de la part d'un François Mitterrand affaibli par
les affaires et la maladie, la légère reprise de l'économie
après la récession de 1993 expliquent en partie pourquoi
M. Balladur s'est assez rapidement senti pousser des ailes.
Dès le printemps 1993, Edouard Balladur devenait
en effet une des personnalités politiques les plus populaires. Sans
même qu'il ait en quoi que ce soit manifesté son intention
d'être candidat, les instituts de sondage commencèrent à
tester sa "présidentiabilité" et à envisager sa candidature.
Une fois l'hypothèque Delors levée, le
premier ministre semblait en excellente position pour remporter le scrutin
haut la main. Début 1995, après le dénouement du détournement
de l'Airbus d'Air France par des terroristes algériens, les intentions
de vote en sa faveur tournaient autour de 30 % au premier tour et il semblait
devoir enfoncer n'importe lequel de ses adversaires au second. L'enquête
menée par BVA du 3 au 6 janvier le créditait ainsi de … 68
% contre 32 % en cas de duel avec Lionel Jospin. Opposé à
Jacques Chirac dans un second tour, il pouvait espérer l'emporter
avec 67 % selon l'enquête la plus favorable (CSA, 4-5 janvier).
Ces sondages extrêmement positifs ont progressivement donné du poids à "l'hypothèse Balladur", si bien que celle-ci est bientôt passée au rang de certitude. Ses supporters n'ont pas hésité à légitimer sa candidature en prenant appui sur les enquêtes d'opinion (un peu comme l'avaient fait les partisans de Raymond Barre en 1988 sur le thème : "Il est le meilleur d'après les sondages, donc soutenons-le").
Mais une popularité a priori ne suffit pas à faire une bonne campagne. L'annonce de sa candidature, le 18 janvier, devait officialiser la rupture du pacte tacite avec Jacques Chirac (46). La mise en cause de son image d'intégrité en février (47) et un ton assez morne devaient provoquer l'effondrement des espoirs d'un homme qui ne disposait pas d'une organisation politique forte et structurée, mais plutôt de l'appui de notables, à l'UDF notamment.
Jacques Chirac : un dynamisme soutenu par une structure politique
A l'inverse, Jacques Chirac devait compter sur un soutien efficace d'un RPR conçu dès sa création en 1976 comme une machine de guerre électorale. Le moins qu'on puisse dire est que ce ne sont pas les sondages qui ont décidé le candidat gaulliste à mener campagne, ceux-ci lui étant systématiquement défavorables jusqu'au retournement de fin février-début mars. Il faut ici avoir l'honnêteté de souligner que la quasi-totalité des politologues donnaient peu cher de l'avenir de Jacques Chirac.
Celui-ci décida cependant de frapper le premier en entrant en campagne dès le 4 novembre 1994 dans un entretien à La voix du Nord. La mobilisation de la puissance militante de RPR fut efficace. Elle avait été préparée de longue date, notamment par le jeu des nominations systématiques de chiraquiens aux postes de responsabilité, à Paris comme dans les départements. Alors que les sympathisants du RPR se divisaient à peu près également entre leurs deux champions à l'automne 1994 et au début de 1995, Jacques Chirac devait finalement recueillir le 23 avril leurs suffrages dans une proportion de 61 % contre seulement 22 % à Edouard Balladur (48).
Mais c'est surtout par son discours axé sur le
thème du changement que Jacques Chirac devait réussir son
pari. Une campagne de terrain, la revalorisation de la volonté politique
s'accompagnant d'une dénonciation de la technocratie et des "experts",
un discours centré sur "la fracture sociale" et un ton serein permettaient
au candidat de présenter une image très différente
de celle, plus agressive, de 1988.
Est-ce à dire que les sondages n'ont joué
aucun rôle dans le cisèlement du programme chiraquien ? Que
non ! Jacques Chirac fut un de leurs plus gros consommateurs, BVA fournissant
chaque jour à son état-major des données fraîches.
Mais au total, il est vrai que les sondages ont moins servi à désigner
le candidat qu'à l'aider à réussir sa campagne.
Les autres candidatures à droite
Charles Millon, président du groupe UDF de l'Assemblée nationale, espérait vivement que l'UDF aille à la bataille sous ses propres couleurs et non en se ralliant à Edouard Balladur. Il annonça sa candidature conditionnelle dès novembre, précisant qu'il la retirerait si Raymond Barre ou Valéry Giscard d'Estaing étaient candidats. Critiqué par ses amis politiques, plafonnant entre 1 et 3 % d'intentions de vote, le président du conseil régional de Rhônes-Alpes renonça avant même que les deux poids lourds de l'UDF aient fait connaître leur position (49).
Raymond Barre n'avait plus la carrure qui était
la sienne en 1988. Toutefois, il semblait caresser l'idée de se
présenter. Fin 1994, il disait dans un entretien au Figaro
: ""Lorsque l'on peut servir son pays, on n'a pas le droit de se dérober."
"Je n'exclus rien", devait-il ajouter sur Europe 1 le 6 janvier.
"Je n'ai pas l'impression d'être gâteux, je crois que je me
défends encore assez bien." A l'époque, l'ancien premier
ministre recueillait environ 10 % des intentions de vote, nettement derrière
Edouard Balladur et Jacques Chirac.
Ménageant le suspense, reportant sans cesse sa
décision, le député du Rhône devait obtenir
le soutien de certaines personnalités (Jean-Pierre Soisson, Brice
Lalonde, Charles Millon), mais voir les intentions de vote en sa faveur
fondre régulièrement : 4 % pour CSA les 28 février
et 1er mars, 3 % pour l'IFOP les 1er et 2 mars. Le retard était
à l'évidence irrattrapable et le 6, il estimait inutile d'
"ajouter à la confusion".
La tentation du come back était également
très vive pour Valéry Giscard d'Estaing. Mais celui-ci était
pressé par l'UDF qu'il présidait de se prononcer pour Edouard
Balladur. L'ancien président de la République réussissait
à réunir "Deux Français sur trois", mais c'était
contre lui : selon le baromètre SOFRES du 7 au 9 février,
68 % d'entre eux souhaitaient qu'il ne soit pas candidat.
Extrêmement lucide sur ce qu'il qualifia lui-même
de "sondages microscopiques" et ses handicaps aux yeux de l'opinion (50),
il jeta l'éponge 24 heures après Raymond Barre en déclarant
sur TF1 : "Pourquoi irais-je ajouter à la confusion actuelle pour
défendre des thèmes qui ne rencontrent pas d'écho
?"
LA DESIGNATION DES AUTRES CANDIDATS
On ne s'intéressera que brièvement à la désignation des autres candidats : il s'agit de candidatures non "présidentiables" pour reprendre la typologie introduite plus haut, ni de candidatures susceptibles de gêner les "présidentiables" car elles s'adressent à des cibles différentes et ne prétendent pas être "attrappe-tout".
Robert Hue ou la nouvelle image du communisme
Le Parti communiste s'étant dès le départ implicitement placé dans la logique d'une victoire de la droite, il vit l'élection présidentielle comme une péripétie au total moins importante que les municipales qui devaient suivre en juin. C'est en effet surtout par les municipalités qui lui restent que le PCF conserve des moyens d'action politique dans la France d'aujourd'hui. Place du Colonel Fabien, deux candidats "potentiels" étaient en lice : Robert Hue, secrétaire national, et Alain Bocquet, président du groupe communiste à l'Assemblée nationale.
Dès janvier 1994, date de son élection à
la tête du Parti, Robert Hue devait tenir un langage propre à
élargir la base électorale traditionnelle du mouvement, qui
n'avait cessé de se réduire (déclin en nombre de la
"classe ouvrière", prise de conscience de la réalité
du bilan des systèmes communistes que Georges Marchais avait qualifié
de "globalement positif", implantation du Front national dans l'électorat
populaire).
D'après le baromètre SOFRES/Figaro Magazine,
le parti avait touché le fond un peu plus d'un an après la
chute du mur de Berlin, début 1991 avec seulement 10 % d'opinions
favorables, alors que la popularité de Georges Marchais était
de … 7 %. En 1994, plusieurs facteurs contribuèrent à l'amélioration,
déjà perceptible en 1993 : l'image joviale de Robert Hue,
son discours rompant avec le sectarisme, la moindre place occupée
par l'Europe de l'Est dans l'agenda médiatique et la crédibilité
de sa condamnation des crimes staliniens du fait de sa "fraîcheur"
dans l'opinion.
Dès le mois d'avril 1994, le PCF repassait au-dessus
des 20 % de bonnes opinions. Il est clair que la notoriété
de Robert Hue et sa contribution au regain d'un parti en quête de
nouveauté ont contribué à sa désignation comme
candidat par la conférence nationale du 6 novembre 1994. La campagne
permit à Robert Hue d'éclore aux yeux de l'opinion. D'après
l'IFOP, 51 % des personnes interrogées avaient fin mars 1995 une
bonne opinion du candidat communiste (51).
Jean-Marie Le Pen ou le leader incontesté
A l'extrême droite, il n'y a jamais eu l'ombre d'un
doute sur le fait que Jean-Marie Le Pen porterait les couleurs du Front
national. Commençant dès le printemps 1994, la chasse aux
500 signatures, organisant en août une université d'été
sur le thème "Pour un septennat Le Pen", le mouvement nationaliste
devait sans discussion entériner l'annonce de la candidature de
Jean-Marie Le Pen lors de la fête des Bleu-Blanc-Rouge le 18 septembre
(52).
Il n'y eut pas même apparence de procédure
interne de désignation. Jean-Marie Le Pen a décidé
seul d'être candidat, car il se savait soutenu par un parti organisé
et efficace, mais il s'agissait d'un choix personnel, dont l'entourage
du président a souligné qu'il était conforme à
l'esprit d'une Constitution qu'ils condamnent par ailleurs. Bruno Mégret,
l'ambitieux délégué général, partisan
d'un rapprochement avec la droite parlementaire, attendra patiemment son
tour.
Les sondages situaient Jean-Marie Le Pen aux alentours
de 10 % en début de campagne, mais celui-ci savait que les instituts
ont du mal à appréhender son poids réel dans l'électorat
et que les campagnes électorales lui sont favorables, en raison
de son charisme personnel et d'un efficace militantisme de proximité.
Le schéma a fonctionné à nouveau : sans se caler sur
l'opinion (et surtout pas sur celle mesurée par les sondages : au
FN, on parle volontiers de "manipulation" à leur propos), Jean-Marie
Le Pen a été à l'écoute de celle-ci et a progressé
de façon régulière dans les intentions de vote. La
mort dans la nuit du 21 au 22 février d'un jeune Comorien tué
par balle à Marseille par un colleur d'affiches du FN n'a guère
eu d'effet sensible sur les intentions de vote (53).
Dominique Voynet ou l'écologie morcelée
Le moins qu'on puisse dire est que les divisions au sein
de la "famille" écologiste n'ont pas grand chose à envier
en intensité à celles des grandes formations politiques.
En octobre 1994, Brice Lalonde (Génération
écologie, candidat en 1981,ancien ministre de Michel Rocard, mais
n'excluant pas un rapprochement avec la droite) annonçait son intention
de participer au scrutin; quelques jours plus tard, Dominique Voynet était
sans surprise choisie par Les Verts et l'AREV (Alternative rouge et verte).
Sa candidature représentait une orientation de gauche, incompatible,
pour Antoine Waechter (Mouvement écologiste indépendant,
candidat en 1988) avec l'"écologie indépendante", qui devait
à son tour annoncer qu'il se portait candidat.
Pendant ces onze jours où se déclarèrent
trois candidats écologistes, Noël Mamère (Convergence
Ecologie Solidarité) avait lancé un appel soutenant Jacques
Delors.
On ne rentrera pas ici dans les détail du "bras
de fer chez les fourmis" selon l'expression de Brice Lalonde, ni dans l'exposé
détaillé des courants de mouvements groupusculaires. La candidature
Voynet s'inscrivit à gauche et obtint le soutien de la CAP (Convention
pour une alternative progressiste, dont fait partie entre autres la Ligue
communiste révolutionnaire), de Charles Fiterman, de Daniel Cohn-Bendit,
de René Dumont, etc. Brice Lalonde glissa vers la droite en annonçant
son possible effacement devant Raymond Barre, puis, se retirant pour cause
de difficultés dans la collecte des 500 parrainages, il choisit
Jacques Chirac.
C'est donc entre Dominique Voynet et Antoine Waechter
que se joua la course aux signatures. Le second devait échouer de
peu et la première devenir la seule candidate écologiste.
Quant à Arlette Laguiller, c'est avec la même flamme qu'en 1974, 1981 et 1988 qu'elle représenta Lutte ouvrière. Partie dans les enquêtes des instituts avec un score proche de 2 %, comparable à celui qu'elle avait obtenu dans ses autres combats présidentiels, elle devait pour la première fois avoir recours aux sondages (CSA). Elle dépassa finalement les 5 %. La candidature de Jacques Cheminade, du Parti ouvrier européen, n'était quant à elle pas le fruit d'un courant significatif dans l'opinion française.
En guise de conclusion provisoire, tentons de récapituler
les facteurs qui ont pesé dans les candidatures et les non-candidatures.
Pour être le plus synthétique possible, nous présentons
ces résultats sous forme de tableau. Nous avons retenu les neuf
candidats réels ainsi que douze personnalités dont la candidature
a été sérieusement envisagée et nous avons
attribué à chaque facteur de candidature ou de non-candidature
une note comprise entre zéro et deux (zéro correspondant
à un facteur très défavorable à la candidature
et deux à un facteur très favorable).
Factteurs personnels | Facteurs juridiques | Facteurs politiques:
les soutiens partisans |
Facteurs politiques:
l'état de l'opinion |
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On constate que la logique d'opinion a joué un rôle déterminant dans les choix des candidats (Edouard Balladur en est le meilleur exemple), mais qu'elle se combine avec d'autres facteurs. Il serait intéressant de poursuivre cette étude à partir du cas d'autres élections présidentielles, passées ou pourquoi pas à venir, pour affiner l'analyse. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas de lien direct entre une conjonction de facteurs favorables à une candidature à un moment précis et la réussite d'un candidat en cours de campagne. Si les sondages demeurent un outil assez performant pour décrire une situation donnée, il serait absurde de vouloir en faire de nouveaux oracles.
Annexe 1: Intentions de vote au
premier tour : moyenne mobile
Le premier point est calculé sur la base des enquêtes
suivantes : IFOP 13-20/01 BVA 19-23/01 IPSOS 24-25/01 SOFRES 24-26/01 CSA
30-31/01 LH 2/02
Une enquête d'un institut remplace la précédente
enquête du même institut, si bien que chacun d'eux est en permanence
affecté du poids 1/6.
Annexe 2: Intentions de vote au
second tour : moyenne mobile
Le premier point est calculé sur la base des enquêtes
suivantes : CSA 11-12/01 SOFRES 7-9/02 IFOP 13-14/02 LH 17-18/02 BVA 17-20/02
IPSOS 20-21/02
Une enquête d'un institut remplace la précédente
enquête du même institut, si bien que chacun d'eux est en permanence
affecté
du poids 1/6.
Annexe 3: Intentions de vote au
premier tour : écart Chirac / Balladur
Différence entre les intentions de vote pour Jacques Chirac
et pour Edouard Balladur.
Enquêtes publiées à partir du 1er janvier 1995.
Annexe 4: Dernières enquêtes
publiées et résultat réel (1er tour)
10-11/04 |
10-11/04 |
12-13/04 |
12-14/04 |
13-14/04 |
13-14/04 |
14-15/04 |
23/04 |
||
A. LAGUILLER | 5 | 5 | 6 | 5 | 5 | 3,5 | 5,5 | 5,3 | |
R. HUE | 7 | 10 | 8 | 10 | 8,5 | 9 | 9,5 | 8,6 | |
L. JOSPIN | 22 | 20 | 19,5 | 19 | 21 | 20 | 20,5 | 23,3 | |
D. VOYNET | 3 | 3 | 3 | 4 | 3,5 | 2 | 2,5 | 3,3 | |
J. CHEMINADE | 0 | 0 | 0 | 0,1 | 0,5 | 0 | 0 | 0,3 | |
E. BALLADUR | 20 | 20 | 19 | 16 | 16 | 19 | 16,5 | 18,6 | |
J. CHIRAC | 30 | 25 | 27,5 | 26 | 26 | 26 | 26,5 | 20,8 | |
P. de VILLIERS | 5 | 6 | 5 | 6 | 6,5 | 8 | 6 | 4,7 | |
J.-M. LE PEN | 9 | 11 | 12 | 14 | 13 | 12,5 | 13 | 15,0 | |
Somme des écarts | 20,7 | 16,5 | 16,1 | 17,0 | 14,7 | 18,5 | 16,1 | 0,0 | |
Coefficient de corrélation | 0,86 | 0,92 | 0,90 | 0,90 | 0,92 | 0,91 | 0,92 | 1,00 | |
RAPPEL 1988 |
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Somme des écarts | 12,8 | 12,7 | 11,3 | 12,8 | 12,3 | 19,7 | 18,7 | 0,0 | |
Coefficient de corrélation | 0,98 | 0,98 | 0,97 | 0,98 | 0,98 | 0,97 | 0,96 | 1,00 |
Annexe 5: Dernières enquêtes
réalisées et résultat réel (1er tour)
19-20/04 |
20-21/04 |
20-21/04 |
20-21/04 |
21/04 |
22/04 |
23/04 |
||
A. LAGUILLER | 4,5 | 6 | 5 | 5 | 6 | 5 | 5,3 | |
R. HUE | 9 | 8 | 9 | 9,5 | 9 | 9 | 8,6 | |
L. JOSPIN | 20 | 19,5 | 20 | 20,5 | 18 | 20 | 23,3 | |
D. VOYNET | 3 | 3,5 | 3,5 | 4 | 5 | 4,5 | 3,3 | |
J. CHEMINADE | 0 | 0,3 | 0 | 0,5 | 0 | 0,5 | 0,3 | |
E. BALLADUR | 18,5 | 19 | 18 | 16,5 | 19 | 15,5 | 18,6 | |
J. CHIRAC | 24 | 24 | 24 | 24 | 23 | 24,5 | 20,8 | |
P. de VILLIERS | 6,5 | 6 | 6,5 | 6 | 6 | 6,5 | 4,7 | |
J.-M. LE PEN | 14,5 | 14 | 14 | 14 | 14 | 14,5 | 15,0 | |
Somme des écarts | 10,7 | 11,2 | 11,1 | 12,5 | 13,3 | 14,5 | 0,0 | |
Coefficient de corrélation | 0,96 | 0,95 | 0,95 | 0,95 | 0,93 | 0,93 | 1,00 | |
RAPPEL 1988 |
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Somme des écarts | 7,3 | 17,9 | 9,5 | 8,9 | 7,7 | 4,2 | 0,0 | |
Coefficient de corrélation | 0,99 | 0,98 | 0,98 | 0,99 | 0,99 | 1,00 | 1,00 |
Annexe 6: Estimations du 23 avril
à 20 heures et résultat réel (1er tour)
France 3 |
France 2 |
TF1 |
23/04 |
||
A. LAGUILLER | 5,0 | 5,0 | 5,0 | 5,3 | |
R. HUE | 7,4 | 8,8 | 8,8 | 8,6 | |
L. JOSPIN | 22,7 | 23,4 | 23,0 | 23,3 | |
D. VOYNET | 3,1 | 3,3 | 3,1 | 3,3 | |
J. CHEMINADE | 0,2 | 0,3 | 0,2 | 0,3 | |
E. BALLADUR | 20,2 | 18,5 | 19,5 | 18,6 | |
J. CHIRAC | 20,7 | 20,0 | 19,7 | 20,8 | |
P. de VILLIERS | 5,3 | 5,0 | 5,0 | 4,7 | |
J.-M. LE PEN | 15,4 | 15,7 | 15,7 | 15,0 | |
Somme des écarts | 5,1 | 1,8 | 4,1 | 0,0 | |
RAPPEL 1988 |
|
|
|
|
|
Somme des écarts | 2,3 | 1,4 | 1,9 | 0,0 |
ADORNO, T.W. et al., The Authoritarian personality, harper, 1950
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NOTES
(1) En réalité, c'est un peu avant 20 heures, en contradiction avec la réglementation car certains bureaux de vote sont alors encore ouverts, que TF1 et France 2 dévoileront au public les chiffres tant attendus.
(2) L'estimation SOFRES-TF1 ne créditait à 20 heures M. Chirac que d'une avance de 0,2 point sur M. Balladur: 19,7 contre 19,5 %.
(3) On désignera ainsi tous les candidats ne faisant pas partie des quatre précités. Les «petits candidats» représentent au total un poids électoral non négligeable (près du quart de l'électorat qui s'est déplacé), mais individuellement, aucun n'atteint les 10 %.
(4) Selon Médiamétrie, c'est cette émission qui a réalisé la plus forte audience le soir du 23 avril.
(5) Il n'est qu'à voir les propos peu amènes qu'ont tenus sur leurs collègues adversaires et partisans de la "mémoire de l'eau" pour réaliser que le débat en sciences physiques et de la vie est également parasité par les querelles de personnes.
(6) On sait qu'Alan Sokal, professeur de physique à l'Université de New York, a fait publier dans le numéro 46-47 de Social Text (publication de l'Université de Duke, Caroline du Nord, incarnant la nouvelle vague des "cultural studies" étudiant les phénomènes sociaux sous les angles des minorités), son article "Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravitation quantique". Faisant preuve à dessein d'un relativisme radical, usant d'un jargon hermétique, utilisant des citations hors contexte, proférant des contrevérités scientifiques grossières, Alan Sokal avait réussi son pari : montrer qu'une revue universitaire reconnue publierait un texte truffé d'erreurs pourvu que celui-ci soit rédigé dans un style brillant et aille dans le sens des présupposés idéologiques de sa rédaction. Au-delà, le silence de la communauté scientifique après la parution du canular est plus inquiétante que la publication elle-même. On pourrait ici s'attarder longuement sur les propres motifs politiques d'Alan Sokal, sur son acharnement envers certains philosophes français, etc. L'épisode et la polémique qui ont fait rage autour de l'affaire, d'abord aux Etats-Unis et sur Internet, puis en Europe, n'en sont pas moins symptomatiques d'un malaise réel des sciences sociales dans leur rapport à la politique.
(7) Pierre Favre, "La science politique, ses problématiques, et la sociologie", cité par Gaëtan Djaguidi, Le rôle des sondages dans le processus de sélection des candidats aux élections présidentielles. Jalons pour une analyse, Mémoire de DEA, Institut d'études politiques de Paris, 1989.
(8) CEVIPOF, laboratoire de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) associé au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
(9) Pierre Giacometti était alors directeur des études politiques de BVA, institut partenaire de France 2, et était à ce titre présent sur le plateau.
(10) Le mot "flop" est décidément à manier avec prudence. Le Matin de Paris avait connu un sort comparable peu après avoir titré "Flop !" (sic) un papier consacré aux débuts de Canal +...
(11) Loi no 77-808 du 19 juillet 1977 relative à
la publication et à la diffusion de certains sondages d'opinion.
Art. 1er : "Sont régies par les dispositions de la présente
loi la publication et la diffusion de tout sondage d'opinion ayant un rapport
direct ou indirect avec un référendum, une élection
présidentielle ou l'une des élections réglementées
par le Code électoral ainsi qu'avec l'élection des représentants
à l'Assemblée des communautés européennes.
Les opérations de simulation de vote réalisées à
partir de sondages d'opinion sont assimilées à des sondages
d'opinion pour l'application de la présente loi."
Art. 11 : "Pendant la semaine qui précède chaque tour
de scrutin ainsi que pendant le déroulement de celui-ci, sont interdits,
par quelque moyen que ce soit, la publication, la diffusion et le commentaire
de tout sondage tel que défini à l'article 1er [...]"
(12) ... sauf s'ils se trouvent à l'étranger ! La Radio suisse romande et La Tribune de Genève ont ainsi commandité un sondage à CSA. Celui-ci a rapidement été diffusé sur Internet. Nul besoin d'être un "hacker" professionnel pour se procurer les "chiffres interdits".
(13) Il ressortait de ces deux enquêtes, effectuées sur le terrain respectivement du 13 au 15 mars et du 10 au 11 avril, que Jacques Chirac se situait autour de 30 % d'intentions de vote. Les autres instituts ayant donné des "coups de sonde" entre le 10 et le 11 avril tombaient quant à eux entre 25 et 26,5 % pour le candidat gaulliste.
(14) Notons en revanche que la rumeur selon laquelle Paris Match aurait renoncé à publier un sondage BVA début avril car certains chiffres favorisaient par trop Jacques Chirac ou Edouard Balladur (selon les versions) est sans fondement. D'ailleurs, une telle décision n'aurait pu être prise unilatéralement, Paris Match travaillant pour ses enquêtes en partenariat avec France 2 et Europe 1.
(15) Le paradoxe est que Le Canard Enchaîné, pourtant prompt à dénoncer les travers réels ou supposés des sondeurs, publie parfois des "fuites" en provenance des RG.
(16) Citées par Claude Weill dans Le Nouvel Observateur, 27 avril-30 mai 1995
(17) Chiffres cités par Le Monde, 7 avril 1995 et 18 avril 1995.
(18) Loi no 77-808 du 19 juillet 1977 précitée.
Art. 5 : "Il est institué une commission des sondages chargée
d'étudier et de proposer des règles tendant à assurer
dans le domaine de la prévision électorale l'objectivité
et la qualité des sondages publiés ou diffusés tels
que définis à l'article 1er. [...]"
(19) La marge d'erreur varie en fonction de la taille de l'échantillon, mais pas de celle de la population totale. En principe, on a autant de chances de tomber juste avec 1000 questionnaires dans un pays de 1000 habitants (s'agissant d'un sondage avec remise, il est possible d'interroger plusieurs fois, accidentellement, les mêmes personnes) et dans un pays de 56 millions !
(20) Enquête effectuée pour Le Monde, France 2 et Europe 1 du 12 au 14 avril.
(21) 3765 personnes interrogées à la sortie des bureaux de vote.
(22) Le 16 avril, Anne Sinclair recevait exceptionnellement six invités : Roland Cayrol (CSA), Pierre Giacometti (BVA), Jérôme Jaffré (SOFRES), Jean-Marc Lech (IPSOS), Philippe Méchet (Louis Harris) et Laurence Parisot (IFOP).
(23) On a beaucoup reproché a posteriori à Jérôme Jaffré ce qui est apparu à certains comme un mauvais pronostic. Pourtant, s'il analysait les forces d'Edouard Balladur, cet article soulignait aussi le fort taux d'indécision et le politologue écrivait que cet élément "interdit de tirer des conclusions définitives".
(24) Il est exact que BVA a pendant toute la campagne crédité Jacques Chirac d'un score supérieur à la plupart de ses confrères (cf. annexe 3), mais les tendances restent parallèles.
(25) Sous la IIIe République, le président était choisi par la Chambre des députés et le Sénat réunis en Congrès. Le même type de procédure devait être mis en œuvre avec la IVe République, le Congrès étant cette fois composé de la réunion de l'Assemblée nationale et du Conseil de la République.
(26) Pour la première élection présidentielle du nouveau régime, le 21 décembre 1958, le général de Gaulle fut élu par les membres du Parlement, les conseillers généraux, les membres des assemblées des territoires d'outre-mer, les maires des communes de moins de 1 000 habitants, les maires et des délégués supplémentaires des communes de plus de 1 000 habitants; soit un total de 81 764 électeurs.
(27) La candidature avortée de Coluche en 1981, et l'affolement qu'elle a provoqué dans une partie des états-majors politiques a été symptomatique des effets que peut avoir un tel principe.
(28) Etre citoyen français, âgé d'au moins 23 ans, bénéficiant de ses droits civiques et ayant satisfait à ses obligations militaires (article L. 45 du Code électoral).
(29) Signalons pour mémoire que le même jour, Jacques Mellick, député-maire socialiste de Béthune, était jugé pour subornation de témoins dans le cadre d'une autre affaire impliquant Bernard Tapie, celle du match VA-OM. Le Tribunal correctionnel de Béthune devait finalement condamner Jacques Mellick à six mois de prison avec sursis et deux ans d'inéligibilité.
(30) Députés, sénateurs, maires, conseillers généraux, conseillers régionaux, membres de l'Assemblée de Corse, du Conseil de Paris, des assemblées des territoires d'outre-mer, du Conseil supérieur des Français de l'étranger. Chacun d'entre eux ne peut accorder son "parrainage" qu'à un candidat. Le Conseil constitutionnel s'assure de leur validité et publie la liste des présentations.
(31) Il ne s'agissait pas alors dans l'esprit de son
auteur de compétition électorale, mais la phrase prononcée
dans son Cours à l'Ecole de guerre par un certain capitaine de Gaulle
devait prendre une autre résonance lorsqu'on connaît la suite
: "L'histoire n'enseigne pas le fatalisme. Il y a les heures où
la volonté de quelques hommes brise le déterminisme et ouvre
de nouvelles voies".
De façon moins glorieuse, on sait combien le général
de Gaulle, un moment tenté de jeter l'éponge en 1965, comme
sa femme l'y encourageait, a finalement décidé de repartir
au combat, en partie parce qu'il avait vécu comme une provocation
les conseils de retrait de Georges Pompidou (cf. Lacouture, Jean, De Gaulle,
Le Souverain, tome 3, Seuil, 1986).
(32) En adaptant très légèrement
la théorie du "Catch-All Party" développée par Otto
Kirchheimer dans "The transformation of the Western European Party
Systems". Pour Kirchheimer, le "parti attrappe-tout" se caractérise
notamment par le faible encombrement de son bagage idéologique et
par l'ambition de mobiliser un électorat le plus large possible,
non limité à un secteur donné de la société.
Il s'agit d'un parti pragmatique, prêt à des compromis pour
parvenir au pouvoir.
Les trois principaux candidats à l'élection présidentielle
de 1995 ont de même adopté un profil et développé
un programme susceptibles de rassembler au-delà de leur noyau électoral
naturel. On est là en plein dans la logique de la Ve République
qui exige de réunir sur son nom des votes d'origine et de motivations
variées pour pouvoir l'emporter au second tour.
(33) La liste Tapie devait recueillir 12,5 % des voix, la liste conduite par Jean-Pierre Chevènement devant se contenter d'un modeste 2,5 %.
(34) France 2, soirée électorale du 23 avril 1995.
(35) Sondage réalisé du 24 au 25 octobre 1994.
(36) Baromètre SOFRES/Nouvel Observateur.
(37) Michel Rocard, peut-être un brin aigri, devait dresser dans Le Monde du 16 janvier 1995 un sévère état des lieux de la compétition interne : "Qu'importe toute pensée, l'essentiel est dans l'arrière-pensée. Au PS, ne laisser personne prendre, à l'occasion de la présidentielle, un poids qui pourrait, au lendemain de celle-ci, contrarier des intérêts de clan dans ce qui subsistera du parti. Hors du PS, profiter de l'occasion et de l'affaiblissement dramatique des socialistes, non pour défendre une ligne politique originale, mais simplement pour essayer de s'emparer d'une part de marché."
(38) Baromètre SOFRES/Nouvel Observateur réalisé du 26 au 28 décembre 1994.
(39) Baromètre CSA/France 3/Radio France/Aujourd'hui, 4-5 janvier 1995.
(40) "[…] Sans doute, après Jacques Delors, aucune candidature ne s'est imposée d'elle-même, mais il faut un candidat socialiste dans cette élection difficile, un candidat qui puisse rassembler la gauche et les écologistes. Je suis disponible pour cela […]"
(41) Alors que Claude Bartolone, considéré comme le "bras armé" de Laurent Fabius déclarait : "M. Jospin n'est pas le meilleur candidat pour rassembler.", Daniel Percheron, premier secrétaire de la puissante fédération socialiste du Pas-de-Calais devait parler de "très bonne candidature".
(42) Dans un communiqué à l'AFP le 25 janvier, Jack Lang devait déclarer : "L'affrontement entre trois candidats à la candidature est dommageable à la gauche. Le devoir de chacun est de contribuer au rétablissement d'un climat d'amitié et de sérénité. Je ne souhaite pas ajouter la division à la division."
(43) Craignant une mise en examen de Bernard Tapie
pour fraude fiscale et abus de biens sociaux, Jean-François Hory
lui conseillait de quitter le territoire national jusqu'au 19 juillet,
date à partir de laquelle il était couvert par son immunité
de parlementaire européen. M. Hory conseillait à M. Tapie
de masquer cette fuite en voyage humanitaire au Rwanda, qui connaissait
alors des massacre qui devaient faire des centaines de milliers de morts.
Mais le juge Joly ayant découvert le pot aux roses et interpellé
Bernard Tapie plus rapidement que prévu, les deux hommes devaient
abandonner leur projet rwandais.
Le rappel de cette affaire devait certes ôter beaucoup de la
crédibilité du candidat radical lorsqu'il disait, quelques
jours plus tard, vouloir "interpeller [la gauche] pour la rappeler à
ses valeurs".
(44) "Le choix du premier ministre de 1993 ne soulèverait
pas de grande difficulté dès lors qu'il serait décidé,
dès le départ, qu'il ne serait pas candidat à l'élection
présidentielle deux ans plus tard. Personne ne pourrait plus voir
dans Matignon le vestibule obligatoire de l'Elysée. Voilà
qui refroidirait les enthousiasmes ! Comment en avoir l'assurance ? Il
est vrai que les intentions peuvent changer, les ambitions naître
ou se révéler au grand jour. Il est vrai qu'en politique
les engagements pris ne sont pas toujours tenus éternellement, qu'il
est d'usage de ne pas leur accorder trop de crédit.
Mais il est évident qu'un premier ministre qui déclarerait
publiquement, dès le départ, refuser d'être candidat
pour quelque raison que ce soit y gagnerait pendant deux ans une efficacité
fort utile […]" (Edouard Balladur, Le Monde, 13 juin 1990).
(45) Edouard Balladur, TF1, 14 octobre 1990.
(46) M. Balladur devait rejeter cette idée de pacte et s'exprimer ainsi dans Face à la une sur TF1 : "La Ve République, créée et voulue par le général de Gaulle, est un régime dans lequel c'est le peuple français qui décide de choisir celui qui va le diriger. Ce n'est pas aux partis politiques à sélectionner les uns ou les autres [...]. Le système qui consisterait, dans le dos des Français, à s'entendre secrètement et au préalable ne serait pas acceptable".
(47) Le Point du 18 février révélait que le premier ministre avait autorisé des écoutes administratives sur la ligne de Jean-Pierre Maréchal, le beau-père du juge Halphen, chargé de l'enquête sur le financement du RPR en région parisienne -en particulier dans les Hauts-de-Seine, fief du ministre de l'intérieur Charles Pasqua.
(48) Sondage Sortie des urnes CSA, 3765 personnes interrogées.
(49) "En faisant irruption dans la campagne présidentielle, je poursuivais un objectif central, celui d'ouvrir la voie à la candidature d'une personnalité éminente de ma famille politique. Aujourd'hui, Raymond Barre et Valéry Giscard d'Estaing réfléchissent avec gravité. Je connais trop leur sens des responsabilités et leur sens de l'Etat pour savoir qu'ils prendront la décision qui s'impose" (Charles Millon, entretien au Figaro, 13 février 1995).
(50) Dans son livre Dans cinq ans, l'an 2000, écrit au début de 1995 et publié chez Compagnie 12, Valéry Giscard d'Estaing s'interrogeait ouvertement : "Y a-t-il une utilité à ce que je sois candidat ? Ou bien est-ce l'effet d'un acharnement dû à mon tempérament ?". Et l'ancien président de dresser une liste des arguments contre sa candidature : "Trop vieux; trop bourgeois; trop loin des Français; Ne dispose pas du soutien de ses amis; Est très bas dans les sondages; On l'a déjà vu; On n'a pas envie de le revoir".
(51) Sondage IFOP réalisé les 23 et 24 mars 1995 et publié dans L'Humanité-dimanche du 6 avril. 72 % des sondés estimaient par ailleurs que Robert Hue avait fait évoluer en bien l'image du Parti communiste.
(52) "C'est devant vous qui vous battez depuis vingt ans et plus, pour la France et les Français, que j'ai voulu annoncer, comme je l'avais fait il y a sept ans de ma maison natale de la Trinité-sur-Mer, que je serai candidat à la prochaine élection présidentielle avec la volonté de gagner pour la France et pour les Français, avec vous et avec le peuple".
(53) Lors d'un 7/7 exceptionnellement présenté par Gérard Carreyrou -Anne Sinclair refusant de recevoir Jean-Marie Le Pen, le président du Front national, tout en déclarant "partager la douleur des parents [du jeune homme]", devait rejeter toute implication de son parti et parler de "drame de l'autodéfense".