Le Parti québécois prit à cette occasion un leadership que le gouvernement de M. Bourassa, pourtant favorable au traité, hésitait à prendre, de peur de heurter de front l'opposition des grands syndicats, eux-mêmes très inquiets des conséquences du traité sur les conditions de travail et sur l'environnement.
Deux raisons militaient en faveur de la signature du Traité.
D'abord des raisons économiques. L'expansion des ventes du Québec vers le reste du Canada se développait bien lentement. Le marché américain, lui, pouvait absorber tout ce l'on voudrait y vendre si le prix et la qualité étaient bons.
Ensuite, si le Québec atteignait sa souveraineté, il est clair que les règles d'une zone de libre-échange protégeraient le Québec contre les représailles commerciales que le Canada anglais, fort mécontent, ne manquerait pas de vouloir exercer.
Sur les deux plans, le pari fut justifié. Aidées par un taux de change bas, les exportations du Québec vers les États-Unis ont augmenté de 8 % à 9 % par année depuis la mise en application du traité de libre-échange, alors que les ventes dans le reste du Canada ont baissé d'un peu moins que 1 % par année.
D'autre part, en dépit de tous les efforts verbaux du Canada anglais pour s'assurer qu'un Québec indépendant serait chassé de l'ALÉNA, on comprend partout, et singulièrement aux États-Unis, que le commerce total du Québec avec ce pays représente autant que le commerce total de nos voisins du Sud avec le Brésil, l'Argentine et le Chili ensemble. Et cela, à l'orée d'une tentative de réaliser une zone de libre-échange couvrant les trois Amériques.
En fait, à cause d'un créneau politique passager, le Québec a réussi à faire coïncider ses intérêts économiques et ses intérêts politiques. Une fois n'est pas coutume.
Revenons sur la scène internationale. L'explosion du commerce international dans le sillage des opérations de libéralisation donne une remarquable impulsion aux entreprises exportatrices qui, non seulement vendent à travers le monde plus facilement, mais y installent des succursales et des usines. L'accueil diffère grandement d'un pays à l'autre. Si l'élimination des contrôles des changes a permis une absolue mobilité des fonds entre les composantes d'une transnationale, cela ne veut pas dire pour autant que les conditions d'installation d'une entreprise sont les mêmes d'un pays à un autre.
D'abord, il y a eu après la Deuxième Guerre mondiale des vagues de nationalisation, non seulement dans les pays en voie de développement, mais aussi en Europe de l'Ouest. Les entreprises nationalisées disposent de monopoles, de conditions d'opération exclusives, de rapports direct avec les États auxquels les entreprises étrangères n'ont pas accès.
Mais surtout, les États réglementent les entreprises. Pour protéger le consommateur, pour protéger l'épargne accumulée dans les institutions financières, pour préserver les conditions de travail, pour préserver l'environnement. Mais aussi, on réglemente pour orienter l'activité économique dans le sens des priorités nationales. Et pour les mêmes raisons, on réglemente les investissements étrangers. Dans ce dernier cas, même les États-Unis n'ont pas échappé à la tentative de réglementer.
Dans ce cadre morcelé, fractionné, où l'intérêt national tel que le voit chaque gouvernement prend le pas, ou en tout cas devrait prendre le pas, sur l'intérêt privé, la montée de l'idéologie néo-libérale sera fulgurante.
Je savais bien, pendant les huit ans que j'ai passés à la tête du ministère des Finances, à quel point les banquiers avec lesquels je négociais étaient en faveur des opérations de privatisation et de déréglementation qui commençaient à apparaître un peu partout dans le monde, mais singulièrement en Angleterre où Mme Thatcher faisait, pour le monde occidental, figure de prophète.
C'est en quittant mon poste de ministre des finances pour réintégrer au début de 1985 l'École des HEC que j'ai été saisi par l'espèce d'universalité acquise par les idées néo-libérales. Quelques années de contact avec le monde académique avant mon retour aux affaires politiques ont achevé de me convaincre de l'intensité de l'alliance raisonnée des idées et de l'argent et du caractère résolument dogmatique du résultat de cette alliance.
Il faut éviter, bien sûr, de tomber dans l'autre dogmatisme, celui qui voudrait maintenir tout ce que la passé a produit. Une foule de nationalisations se sont révélées inutiles et coûteuses. Et il y a des méthodes tellement plus efficaces et plus légères pour intervenir dans le fonctionnement des entreprises si on le veut. Et puis les réglementations sont souvent marquées par une sorte de frénésie que tous les gouvernements reconnaissent en même temps que la difficulté d'en venir à bout.
Mais enfin, quelle que soit la technique utilisée, le développement économique et social a longtemps été marqué par une reconnaissance du fait que l'État doit encadrer les forces du marché, en particulier lorsque le marché, fut-il international, s'articule autour de quelques grandes sociétés.
Plus encore qu'un simple encadrement, l'État doit s'assurer que dans la société ou la nation, soient maintenus un certain nombre de centres de décisions, qu'en somme les décisions qui affectent la collectivité quant à son développement et à son bien-être ne soient pas toutes prises de l'extérieur. Chaque peuple veut, sinon déterminer son destin, au moins pouvoir l'orienter, l'infléchir.
Les Québécois francophones comprennent cette réalité mieux que quiconque. Jusqu'à la Révolution tranquille, littéralement toute les décisions économiques qui façonnaient leur vie étaient prises à l'extérieur du Québec. C'est grâce à une assez originale collaboration d'une nouvelle classe d'entrepreneurs et d'un nouveau secteur public diversifié et pouvant facilement être associé à ces entrepreneurs que les centres de décision sont apparus et que les Québécois ont commencé à maîtriser, non pas tous les paramètres de leur développement, car dans le monde d'aujourd'hui cela n'est jamais possible, mais au moins certaines des orientations.
Le projet d'Accord multilatéral sur l'investissement est en quelque sorte un aboutissement. La libéralisation des mouvements de capitaux à travers le monde et celle des investissements a fait des pas de géant depuis dix ans. Les pressions du Fonds monétaire international, la déréglementation systématique, la mode du «moins il y a d'État, meilleur il est», font que déjà l'investissement direct de l'entreprise, c'est-à-dire l'investissement de contrôle, a augmenté depuis dix ans bien plus rapidement que le commerce international lui-même. Lorsque des problèmes apparaissent entre deux pays au sujet de tel ou tel aspect de l'investissement transnational, ils négocient un accord bilatéral destiné à régler le problème, sans plus. Il existe déjà plus de 1600 de ces accords bilatéraux.
Dans le cas des mouvements de capitaux à court terme, leur masse à travers le monde a tellement augmenté que certains jours, des pays voient entrer ou sortir des liquidités qui représentent de vingt à trente fois le montant des transactions commerciales d'un même pays le même jour.
Ces masses d'argent deviennent un peu comme l'eau dans la cale d'un navire, un facteur d'instabilité permanente, capable en quelques jours de déstabiliser une ou plusieurs monnaies, et de plonger les pays visés dans une grave crise financière. On comprendra, soit dit en passant, pourquoi dans un tel contexte j'ai tellement insisté pour que le dollar canadien reste la monnaie d'un Québec souverain.
Comment l'AMI va-t-il définir l'investissement ? Dans le sens le plus large, c'est-à-dire les installations physiques, la propriété intellectuelle, les actions, les obligations, les titres monétaires, en somme tout.
Sur quels instruments l'AMI va-t-il s'appuyer ? Sur ceux que nous avons déjà vu apparaître dans le champs des échanges internationaux et qui sont maintenant acceptés comme s'ils allaient de soi dans n'importe quel champs d'application, la clause du traitement national et celle de la nation la plus favorisée. Donc, d'une part, l'investissement étranger sera traité exactement de la même façon que l'investissement national, même accès aux contrats, même accès aux subventions, même accès aux fonds publics pour se financer, même réglementation, même fiscalité.
D'autre part, le traitement accordé par un pays à l'investissement d'un autre pays sera étendu aux investissements de tous les membres du Club.
Le cadre étant ainsi tracé, il est clair que pour un nouveau pays en émergence qui deviendrait membre du Club, ou même pour plusieurs pays développés mais de petite taille, comme le Québec, qui ont adopté leurs propres formules de développement de leurs centres de décision, l'adhésion à l'AMI marquerait la fin de tout espoir d'infléchir leur développement, y compris dans le domaine culturel.
Il n'est pas étonnant d'ailleurs que dans bien des pays ce sont les artistes et les écrivains qui les premiers ont protesté contre l'AMI. L'exception culturelle de portée générale n'existe pas dans l'AMI. Chaque pays peut, s'il le désire, faire inscrire pour lui-même une réserve, une exception spécifique.
Un mot sur ces réserves. Elles peuvent s'appliquer à divers aspects du traité, être inscrites une fois pour toutes en annexe du traité. On ne pourra, par la suite, en ajouter; les exceptions ne pourront pas être multipliées par la suite; elles seront toutes négociables à la baisse, l'objectif affirmé étant de les faire disparaître au bout de quelques années.
Étant donné que dans un cadre pareil il est tout à fait possible que des pays découvrent qu'ils se font flouer et cherchent à se désengager, une clause de retrait a été insérée dans l'AMI. Mais une fois entré, on y est pour au moins cinq ans et demi, sans droit de retrait, et les investissements acceptés pendant ce temps restent assujettis aux clauses de l'AMI pendant quinze ans.
Laisser l'investisseur étranger fonctionner exactement au même titre que l'entreprise nationale, le laisser acquérir, fusionner, faire disparaître des centres de décision, les transformer ou les déplacer au besoin n'est pas suffisant.
Il faut en plus que les États signataires s'engagent à l'égard des investissements étrangers à une stricte neutralité. Explicitement, on interdit aux États d'exiger de l'investisseur étranger quelque obligation de résultat que ce soit.
Cela veut dire qu'il est interdit d'exiger d'un investisseur étranger :
- un pourcentage donné de contenu national
- l'achat des produits nationaux de préférence à des produits étrangers
- l'établissement de la partie de la production qui sera exportée
- un transfert technologique, un procédé de production, un savoir-faire
- la localisation d'un siège social
- l'obtention d'un mandat d'exportation mondial pour un produit
- l'atteinte d'un certain niveau de recherche et de développement au pays
- le recrutement d'un niveau donné de personnel du pays
- une participation nationale au capital-actions.
En somme, même si en vertu du traitement national un État exigerait déjà de ses entreprises certaines de ces obligations, l'entreprise étrangère, elle, en serait dispensée.
En 1995, le président du grand groupe industriel helvétique-suédois ABB (qui, soit dit en passant, est solidement implanté au Québec) disait, et je cite :
«Je définirais la globalisation comme la liberté, pour mon groupe, d'investir où il veut, le temps qu'il veut, pour produire ce qu'il veut, en s'approvisionnant et en vendant où il veut et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales.»
Tout est dit. Tout est là. Bien d'autres grandes entreprises sont d'accord avec le président d'ABB, la Chambre de commerce internationale s'en est fait le porte-parole, et l'OCDE a monté le forum nécessaire pour que s'amorce, longtemps en secret, la grande charte de la transnationale.
On nous dira au sujet de cette interdiction des obligations de résultat que des exceptions générales ont été proposées, adoptées, que l'on a cherché à atténuer la portée du principe général. Sans doute. Mais revenons à mon analogie du début. Les conseillers municipaux ont limité les heures de libre circulation dans les logements et déterminé les quotas quant aux nombre de personnes qui peuvent visiter à la fois. Cela n'empêche pas le principe d'être faux.
Tout ce que je viens de décrire implique beaucoup d'obligations ou d'interdictions pour les États. Qu'arrive-t-il si des gestes posés par l'un ou l'autre de ces États donnent lieu à un différend, à un conflit ?
Si le conflit touche deux États, une procédure d'arbitrage est prévue. Dans une entente internationale, cela va de soi. Elle peut prendre bien des formes et j'en resterai là.
Si c'est une entreprise qui se croit lésée par un État, la procédure est fort intéressante. L'État ne peut pas refuser l'arbitrage. C'est le secrétariat de l'AMI qui nommera les juges. Et le jugement, y compris le versement d'indemnités pour compenser les dommages causés aux profits de la compagnie lésée, sera exécutoire.
Aucune clause analogue n'est prévue dans le sens inverse, c'est-à-dire si c'est l'État qui se croit lésé par une entreprise. Il faut lire les voeux pieux exprimés à l'égard des exigences que pourrait formuler un investisseur pour faire abaisser les normes environnementales. Rien n'est arbitrable dans ce cas-là. On indique simplement qu'il ne serait pas gentil pour une compagnie d'agir ainsi.
Si, au contraire, il s'agit de hausser ou de rendre plus restrictives les règles environnementales, on revient à l'arbitrage obligatoire, en invoquant le dommage causé aux profits des entreprises, et si un produit est interdit pour raison de protection de l'environnement, la clause en vertu de laquelle on ne peut exproprier sans compensation peut s'appliquer.
Cela peut sembler obscur, mais ce n'est que la généralisation d'une disposition de l'ALÉNA. (On n'a pas toujours fait assez attention aux dispositions de l'ALÉNA concernant les investissements, omnibulés, comme nous l'étions tous, par les flux commerciaux.)
En voici une application concrète. Il s'agit de l'affaire Ethyl, une compagnie américaine, seul producteur au Canada d'un additif pour l'essence, le MMT, un produit que pour des raisons de contrôle de pollution le gouvernement canadien interdit. Ethyl a intenté au gouvernement canadien une poursuite de 251 millions de dollars, en invoquant le fait que l'interdiction équivaut à une expropriation de ses avoirs. On a réglé hors cour pour 13 millions, mais la leçon a porté. Si l'AMI avait été adopté, un pays y penserait à deux fois avant de rendre plus sévère sa réglementation environnementale.
Il est temps de conclure. Les 29 pays réunis à Paris ont décidé d'annuler leur tentative d'accord sur l'AMI et de renvoyer le dossier à l'Organisation mondiale du commerce.
Qu'en fera l'OMC ? Jugera-t-elle nécessaire de faire une autre tentative au moins dans un avenir rapproché ? Une démarche de cet ordre est-elle d'ailleurs nécessaire ?
En tout cas, si nouvelle tentative il y a, elle se fera sur de toutes nouvelles bases. La plupart des pays voudront se garder la latitude nécessaire à l'élaboration de politiques économiques nationales. En tous genres d'ailleurs. Certaines politiques attirent davantage de capital étranger. D'autres, moins. À chaque pays de choisir. L'accent qui doit être mis sur la préservation des centres de décision nationaux est une question de société au moins autant que c'est une question d'économie. Et les pays les plus riches, aujourd'hui, ont accédé à ce statut par des voies qui leur sont propres.
Amener les États à renoncer à des éléments de leur souveraineté pour atteindre un surcroît de prospérité grâce à un investissement étranger qui augmenterait plus rapidement encore qu'il n'augmente aujourd'hui est une grande illusion.
Et enfin, après les crises monétaires et financières des derniers mois, il ne faut pas enlever aux États les moyens de se défendre. À cet égard, le Fonds monétaire international commence seulement à se rendre compte à quel point le chantage qu'il exerce sur tant de pays emprunteurs, pour les amener à tout prix à la libéralisation tous azimuts, s'est révélé dangereux pour la stabilité du système monétaire.
Il y a aussi quelques leçons à tirer de l'épisode :
a) Les jeunes dans la rue ont souvent tort, dit-on. Il leur arrive d'avoir raison. Dans le cas qui nous occupe ce soir, leur rôle d'éveilleur n'a pas été négligeable.
b) Internet viendra à bout des secrets les mieux gardés. À partir du moment où un groupe américain lançait le texte de l'AMI sur Internet, la résistance un peu partout dans le monde s'est organisée.
c) Au-delà des intérêts privés, l'intérêt public existe encore et l'intérêt national n'est pas encore noyé dans la mer de la globalisation.
d) À travers tous ces récents soubresauts, il aurait été important que le Québec ait une voix dans le concert des nations. On n'est jamais si bien servi que par soi-même.
On l'a échappé belle, mais on ne devrait plus avoir à prendre des risques pareils. Je m'arrête là avant que le Directeur général des élections ne me mette à l'amende...