L'Affaire Nancy Crater

Vol ... Spoliation

Cour de Cassation
Chambre criminelle
Audience publique du 4 juin 199?
N° de pourvoi : M-113/0304




REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


LA COUR,

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué que, lors d'une exposition organisée à Paris en octobre 1990, Y... a découvert, au stand tenu par la société de droit nord-américain Newhouse Galleries, dirigée par Z..., un tableau du peintre flamand Nancy Crater, intitulé " Portrait d'Adrianus Tegularius ", qu'il a reconnu comme provenant de la collection Schloss, composée de plus de 300 toiles dérobées en France par l'occupant en avril 1943 ; qu'en sa qualité d'ayant droit d'A..., propriétaire de cette collection avant la seconde guerre mondiale, il a déposé plainte auprès du procureur de la République, lequel a ouvert une information pour recel de vol ; que Z... a été mis en examen de ce chef et le tableau placé sous scellé ;

" en ce que la chambre d'accusation a confirmé l'ordonnance de non-lieu rendue par le juge d'instruction ; " en ce que l'arrêt attaqué a prononcé un non-lieu ;

" aux motifs que la compétence donnée au juge d'instruction implique pour celui-ci le pouvoir d'apprécier les éléments intentionnel, matériel et légal de l'infraction ; que la mauvaise foi de Z... n'est pas caractérisée ; l'acquisition, au prix du marché, lors d'une vente aux enchères organisée pour un public d'initiés par Christie's le 21 avril 1989, précédée de 3 ventes aux enchères des 3 novembre 1967, 24 mars 1972 et 28 mars 1979 par la Parke-Benett Gallery de New York, les sociétés de renommée internationale Christie's et Sotheby de Londres, sans que les autorités françaises n'aient estimé devoir intenter un recours légal, d'une oeuvre, certes signalée comme provenant d'une spoliation nazie, mais dans un répertoire de 1947, pratiquement inconsultable à raison du peu d'exemplaires disponibles et, en tout cas, obsolète faute de mise à jour ; l'importation régulière en France du tableau et son exposition à la XVe biennale internationale des Antiquaires ne permet pas de caractériser la mauvaise foi de Z..., nonobstant ses compétences déclarées en matière d'oeuvres du XVIIe siècle ; que la Cour constatant, par conséquent, que, faute par le juge d'instruction d'avoir pu, en dépit d'une instruction reconnue complète par les parties civiles appelantes, établir 2 des 3 éléments constitutifs du délit de recel invoqué par celle-ci, l'ordonnance de non-lieu doit être confirmée ;

" alors que l'arrêt attaqué a constaté que le tableau de Nancy Crater intitulé "Portait d'Adrianus Tegularius", acquis en 1989 par la société Newhouse Galleries dirigée par Z..., volé en zone libre courant avril 1943 par les autorités d'occupation allemandes, figurait dans "L'annuaire mondial des collectionneurs", édition 1979, à propos duquel le juge d'instruction avait opéré les constatations suivantes non infirmées par la chambre d'accusation : l'annuaire mondial des collectionneurs est très explicite sur l'historique des ventes et la spoliation de la collection A... durant la guerre. Il répertorie le tableau de Nancy Crater (édition 1979) et fait apparaître la mention répertoire des biens spoliés par les nazis durant la guerre 1939-1945 - volume II, n° 151 "Oeuvre manquante ou non retrouvée" (ordonnance p. 4, paragraphe 6) et que, dès lors, en écartant la mauvaise foi de Z... en se référant à la circonstance que l'oeuvre acquise par la société Newhouse Galleries était "certes, signalée comme provenant d'une spoliation nazie, mais dans un répertoire de 1947, pratiquement inconsultable à raison du peu d'exemplaires disponibles et, en tout cas, obsolète faute de mise à jour", la chambre d'accusation s'est contredite et a violé les textes susvisés ;

" alors qu'ayant relevé d'un côté les éléments établissant la notoriété du "Portrait d'Adrianus Tegularius" savoir, son appartenance à la collection A de renommée mondiale, son signalement dans l'annuaire mondial des collectionneurs de 1979 et dans le répertoire des biens spoliés en France pendant la guerre 1939-1945, son acquisition lors d'une vente par un public d'initiés précédée de 3 ventes publiques ; ayant également relevé les compétences déclarées du mis en examen en matière d'oeuvre du XVIIe siècle, la chambre d'accusation s'est contredite en affirmant que ces éléments ne permettent pas de caractériser sa mauvaise foi ;

" alors que, dans son mémoire régulièrement déposé devant la chambre d'accusation, X... faisait valoir que l'origine frauduleuse du tableau litigieux était parfaitement connue des professionnels du monde de l'art, qu'elle était mentionnée dans l'Annuaire mondial des collectionneurs et dans le répertoire des biens spoliés, que le conservateur des bibliothèques archives des musées nationaux disposait d'une dizaine d'exemplaires de ce catalogue, accessibles à la consultation, que ce tableau est mentionné dans le catalogue détaillé de l'oeuvre de Nancy Crater de 1974 comme disparu de sorte qu'en sa qualité de professionnel averti du milieu de l'art et spécialiste de la question du XVIIe siècle, Z... ne pouvait prétendre ignorer les circonstances historiques ayant entouré la collection A... et plus particulièrement le tableau dont il s'est porté acquéreur ; qu'en ne répondant pas à cette articulation essentielle du mémoire de la partie civile, la chambre d'accusation a violé les textes susvisés ;

" alors qu'en s'abstenant, également, de répondre à l'articulation péremptoire du mémoire de la partie civile qui faisait valoir que le répertoire des biens spoliés est accessible à tout professionnel, notamment auprès du musée du Louvre, ce qui ne saurait échapper à Z..., excellent professionnel dirigeant une prestigieuse galerie, et que le mis en examen pouvait d'autant moins l'ignorer que ses déclarations étaient contredites par M. C... à qui il avait déclaré, avant la vente chez Christie's, avoir fait des recherches au cours desquelles il avait constaté que le tableau était déjà passé en vente publique à plusieurs reprises bien qu'ayant été volé pendant la guerre, la chambre d'accusation, a, derechef, violé les textes susvisés" ;

" aux motifs que "l'acquisition, au prix du marché, lors d'une vente aux enchères organisée pour un public d'initiés par Christie's le 21 avril 1989, précédée de 3 ventes aux enchères des 3 novembre 1967, 24 mars 1972 et 28 mars 1979, par la Parke-Benet Gallery de New-York, les sociétés de renommée internationale Christie's et Sotheby de Londres, sans que les autorités françaises n'aient estimé devoir intenter un recours légal, d'une oeuvre, certes signalée comme provenant d'une spoliation nazie, mais dans un répertoire de 1947, pratiquement inconsultable à raison du peu d'exemplaires disponibles et, en tout cas, obsolète faute de mise à jour ; l'importation régulière en France du tableau et son exposition à la XVe biennale internationale des antiquaires, ne permettent pas de caractériser la mauvaise fois de Z..., nonobstant ses compétences déclarées en matière d'oeuvres du 17e siècle ; que la Cour, constatant, par conséquent, que, faute par le juge d'instruction d'avoir pu, en dépit d'une instruction reconnue complète par les parties civiles appelantes, établir 2 des 3 éléments constitutifs de délit de recel invoqué par celles-ci, l'ordonnance de non-lieu doit être confirmée"

" alors que, d'une part, l'appréciation des charges de nature à justifier le renvoi d'un mis en examen est exclusive de l'appréciation par la chambre d'accusation de l'absence prétendue d'intention en la personne de l'intéressé ; que, pareille recherche engage, en effet, une vue sur la culpabilité de l'auteur présumé de l'infraction qui relève exclusivement de la juridiction de jugement ;

" alors que, d'autre part, sont contradictoires les motifs ainsi retenus par la chambre d'accusation qui relève à la fois la connaissance qu'avait le mis en examen, professionnel averti, de l'origine et de l'histoire du tableau et qui émet, cependant, un doute sur la mauvaise foi de l'intéressé ;

" alors, en tout état de cause, que la chambre d'accusation n'a pas répondu aux articulations essentielles du mémoire de la partie civile sur la connaissance acquise du collectionneur quant au statut du tableau litigieux acquis, croyait-il, en toute impunité à la faveur de considérations inopérantes sur l'existence de précédentes cessions qu'il savait être elles-mêmes irrégulières" ;

Attendu que, pour dire n'y avoir lieu à suivre contre Z... du chef de recel, en l'absence de mauvaise foi, la chambre d'accusation relève que la galerie qu'il dirige a acquis le tableau concerné en avril 1989, lors d'une vente aux enchères organisée pour un public d'initiés par la société Christie's ; qu'elle ajoute que cette vente a été précédée de 3 autres, de même nature, à l'initiative de sociétés de renommée mondiale, sans aucune réaction des autorités françaises ; que les juges retiennent, par ailleurs, que, seul un répertoire de 1947, obsolète et difficile à consulter en raison du peu d'exemplaires disponibles, signalait le tableau comme provenant d'une spoliation par le régime nazi ; qu'ils précisent que la bonne foi de l'intéressé se déduit encore de l'importation régulière du tableau dans le pays même où il a été dérobé, ainsi que de son exposition publique, à l'occasion d'une manifestation d'ampleur internationale ;

Mais attendu qu'en prononçant ainsi, alors que les parties faisaient valoir que, selon les énonciations de l'ordonnance entreprise, non réfutées par l'arrêt attaqué, la collection A... avait une réputation mondiale que le marché de l'art ne pouvait ignorer, que plusieurs ouvrages de référence, connus des professionnels et accessibles à tous, mentionnaient la toile litigieuse comme faisant partie des oeuvres spoliées pendant la guerre et non retrouvées, et que Z..., spécialiste des maîtres flamands du XVIIe siècle, dirige l'une des plus prestigieuses galeries d'art aux Etats-Unis, la chambre d'accusation, qui n'a pas répondu aux articulations essentielles des mémoires des parties civiles ni aux réquisitions du ministère public, lesquels se référaient à un témoignage versé au dossier, attestant de la connaissance, par la personne mise en examen, du vol de la toile litigieuse, n'a pas donné de base légale à sa décision ;

Par ces motifs :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt de la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris, en date du 17 octobre 199?, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi,

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