LA
RELIGION MULTICULTURELLE CONTRE LA DÉMOCRATIE
Mathieu Bock-Côté, Le Devoir, 6 mars 2006
C'est un autre symptôme de notre impuissance politique. La Cour
suprême du Canada, désormais gardienne officielle de la
foi multiculturaliste, vient d'autoriser le port du kirpan à
l'école, malgré les désirs d'une
société québécoise presque unanimement
contre.
Il suffisait d'écouter les tribunes téléphoniques,
après l'annonce du jugement, pour bien sentir l'indignation
publique: il semble bien qu'un seuil, dans l'imaginaire populaire, soit
désormais franchi. Un peu comme si le sentiment de
dépossession démocratique, qui se diffuse dans la plupart
des sociétés occidentales, trouvait autour de cette
question une occasion très nette de se manifester.
De quelle manière considérer cette décision? Il
n'est probablement plus nécessaire de démontrer que la
montée d'un pouvoir judiciaire perverti est de plus en plus
objectivement contraire aux idéaux démocratiques dans nos
sociétés, et spécialement dans la canadienne,
ravagée idéologiquement par un chartisme qui
accélère la désagrégation du pays sous la
poussée des revendications identitaires.
Certainement, cette dimension est centrale, mais ne devrait-on pas
pousser la critique plus loin, et bien voir de quelle manière
cette décision, qui n'est pas contraire à la tendance
lourde d'un certain progressisme identitaire qui se manifeste dans
toutes les sociétés occidentales, annonce en fait
certains problèmes fondamentaux auxquels elles ne pourront se
soustraire, du moins, si elles n'entendent pas dévoyer une fois
pour toutes l'idéal national et démocratique qui les
fonde?
La société des
identités
La sociologie contemporaine s'intéresse de plus en plus au
déploiement de la société des identités,
cette communauté politique qui consent presque officiellement
à sa propre dissolution tant elle peine à se
reconnaître comme monde commun. Nos sociétés, et la
québécoise, là-dessus, est peut-être en
«avance» sur les autres, ne savent plus dire non, d'aucune
manière, à toutes les revendications qui sont investies
dans leur espace public, même lorsqu'elles sont explicitement
contraires aux principes qui les fondent.
Plus rien n'est incompatible, ont dit pendant deux décennies nos
élites cosmopolites et mondialisées, prises de peur
à l'idée de ne pas paraître intégralement
modernes. Elles avaient évidemment tort. À grande
échelle, l'affaire des caricatures, dans les pays d'Europe, en
aura donné l'exemple. Il n'est pas interdit de penser que
l'affaire du kirpan relève, à l'échelle
microscopique, de la même logique, que les deux
phénomènes appartiennent à la même vague qui
déferle idéologiquement sur l'Occident.
Le multiculturalisme est une
dérive
Certains parlent des dérives du multiculturalisme. On commence
enfin à comprendre que c'est le multiculturalisme lui-même
qui est une dérive, d'abord selon l'idéal national,
ensuite selon l'idéal démocratique, qui pratiquement,
aujourd'hui, en sont venus à se confondre. Le journaliste
français Éric Conan, dans un récent essai, parlait
du devoir de ressemblance qui interpelle tous les membres d'une
communauté politique. C'est probablement l'intuition
féconde de notre époque. Non pas qu'il faille se fermer
à toutes les différences, qui serait assez nigaud pour
l'avancer? Mais il faut cesser de penser qu'il faut s'ouvrir à
toutes, inconsidérément, et qu'une société,
pour être légitime, doit se convertir une fois pour toutes
au pluralisme identitaire.
Toutes les différences ne sont pas possibles dans une
communauté politique démocratique. Certaines
contradictions sont de plus en plus manifestes, criantes, et il manque
d'hommes politiques et d'intellectuels pour les exprimer dans le
débat public. Entre le droit des femmes et certaines coutumes
religieuses, comme on l'a vu récemment avec le problème
des tribunaux islamiques en Ontario. Entre le droit des peuples
à la préservation de leur identité nationale et un
certain multiculturalisme qui prêche l'ouverture à toutes
les différences sauf celles du majoritaire, spécialement
d'une majorité nationale à l'occidentale, toujours
suspecte de toutes les dérives, qu'elle soit américaine,
française ou québécoise.
La France, avec sa courageuse et nécessaire Loi sur la
laïcité, a probablement donné l'exemple, à
partir de ses propres problèmes et de sa tradition
spécifique, des mesures à prendre, dans l'avenir, pour
restaurer la cohésion collective dans le domaine public. Car, de
plus en plus, ce sera la question qui s'imposera à toutes les
sociétés occidentales qui se disent
évoluées: doivent-elles s'avancer plus loin dans la
reconnaissance de toutes les différences qu'elles croient
regrouper, ou doivent-elles plutôt chercher à mettre en
avant ce qui les unit, ce qui leur donne une vraie cohésion
collective.
Si elles font ce dernier choix, elles apprendront vite que des
principes de droit ne sont pas suffisants, et elles devront fatalement
se tourner vers la nation majoritaire sur laquelle elles sont
fondées pour se rassembler substantiellement autour d'elle, en y
trouvant de nombreuses raisons communes: ce qui ne sera pas sans
conséquences très réelles pour un ensemble de
domaines de la vie collective et pour la manière d'envisager
leur avenir.
Une prise de conscience à faire
Il faut en appeler au plus vite à cette prise de conscience des
vrais démocrates occidentaux, au Québec comme ailleurs,
qui ne confondent plus le degré élevé d'ouverture
dont une société libérale est capable avec le
consentement résigné à certaines perspectives qui
ne peuvent pas, malgré toutes les contorsions
idéologiques possibles, s'y reconnaître.
Mais c'est surtout avec un certain terrorisme idéologique qu'il
faut rompre, qui accuse nos sociétés de racisme, de
xénophobie, dès qu'elles manifestent quelque
velléité d'affirmation collective. C'est vrai sur la
question du kirpan, où les accusations de racisme
n'étaient jamais très loin de ceux qui
considéraient les préoccupations populaires comme la
simple expression d'un populisme malsain, peu évolué, et
certainement contraire à la religion différentialiste des
nouveaux curés progressistes qui ont toute la place dans le
débat public. D'une certaine manière, cette
décision de la Cour suprême, regrettable pour de
nombreuses raisons, révèle au moins la brèche de
plus en plus évidente entre nos institutions communes,
malheureusement détournées de leurs finalités, et
un peuple qui ne sait plus comment vraiment manifester ses
désirs et ses préférences démocratiques.
On nous dira que notre avis n'est pas légitime, qu'il manifeste
une mauvaise intention rétrograde qui voudrait «refermer
notre société sur elle-même». Qu'importe.
À tout le moins peut-on sérieusement avouer qu'il faudra
déboulonner les totems pluralistes de la nouvelle religion
multiculturelle.
Souhaitons qu'ils soient de plus en plus nombreux à choisir la
démocratie plutôt qu'un pouvoir judiciaire
détourné de ses finalités, et surtout, à ne
plus avoir honte de plaider pour la cohésion nationale et
sociale de nos démocraties. C'est probablement la
priorité politique et idéologique des années
à venir.