HOMOSEXUALITE EN
TURQUIE:
DE L'HERITAGE MUSULMAN
AU MOUVEMENT ASSOCIATIF
Les mouvements sociaux dans le monde musulman contemporain
Regards croisés, Université de Lausanne, 3-4 décembre 1999.
Aborder la sexualité autrement que sous l'angle médical se révèle parfois chose délicate, puisque, que ce soit dans les sociétés judéo-chrétiennes ou musulmanes, le sexe apparaît comme un domaine relevant de l'intimité totale des individus. Il tombe dans le domaine juridique ou policier lorsqu'il se marginalise, et les tabous véhiculés ont été culturellement façonnés.
D'un point de vue théologique, dans les trois grandes religions monothéistes, le sexe n'a trouvé de légitimité que dans les liens sacrés du mariage, ouvrant le chemin de la procréation.
La notion de plaisir, jugée insolente envers le Tout Puissant, a été évacuée, mais également toutes les formes marginales de sexualité. Au regard des tabous historiques ou contextuels liés aux principes religieux des différents Livres saints (Coran, Bible ou Torah), la condamnation de l'homosexualité et des êtres qui s'y adonnent est totale. Cependant, il est un point fédérateur commun à tous les pays musulmans, qui est celui de la sexualité, relevant du domaine de la légende. Des chercheurs occidentaux ont catalogué les hommes musulmans avec des adjectifs très marqués. Arno Schchmitt et Jehoeda déclarent en préambule de leur livre:
La Shari'a, ou loi traditionnelle de l'Islam, est basée sur le Coran, qui a été révélé au Prophète Mahomet par Dieu, et sur les hadith, ou traditions, qui sont attribués au Prophète. Les textes religieux musulmans qui concernent l'homosexualité, condamnent la relation entre personnes de même sexe. Comme le précise l'historien
John Bowsell, les pratiques homosexuelles n'y étaient pas tolérées:
Cependant, au regard de l'homosexualité, l'Islam entretient une situation très ambiguë. D'un côté, le Coran condamne fermement l'homosexualité, mais d'un autre, la société musulmane, au cours de son histoire, a fait preuve d'une certaine tolérance envers les homosexuels. Les poèmes explicites d'Al-Andalûs (Espagne musulmane), les contes érotiques des Mille et Une Nuits, en passant par l'amour extatique des Sûfis ou au regard de la relative liberté des mœurs dans le Maroc contemporain, l'homosexualité semble avoir été une orientation sexuelle qui s'intègre dans le paysage musulman(5). Cette attitude ambivalente de l'Islam face à l'homosexualité et à la sexualité dans son ensemble, trouve une explication dans le regard très concret porté sur le sexe, par opposition au Christianisme ou au Bouddhisme, où la sexualité resta de nombreuses années synonyme d'abstinence. Le Prophète Mahomet était sexuellement très actif avec ses nombreuses épouses, et était le père de plusieurs enfants. Les coutumes et croyances populaires ne sont pas absentes des recommandations contre les homosexuels. Pour Schmitt, les témoignages recueillis auprès de docteurs en théologie
sont éloquents:
Historiquement, en Europe comme en Turquie, le sexe ne relève pas seulement de la puissance publique, mais également du jugement d'autrui. En Turquie, depuis l'avènement de la République en 1923, le Code Pénal adopté est celui de la Suisse. La majorité légale, et par extension sexuelle, est fixée à dix-huit ans, sans distinction de sexe ou d'orientation sexuelle. Le Code Pénal turc ne prévoit pas d'articles condamnant l'homosexualité, mais se réserve le
droit de punir des individus qui se livreraient à un outrage moral ou public. La notion d'outrage étant laissée à l'appréciation et à la discrétion des juges(2), la police a le droit de conduire dans un commissariat de police toute personne suspecte pour un interrogatoire.
Bien que symbole de l'Islam pendant plus de cinq cents ans, la Turquie se présente depuis trois quart de siècle comme le chantre de la laïcité parmi les pays dont la population est en majorité musulmane. Depuis l'avènement de la République en 1923, les autorités politiques ont tenté de forger l'esprit des citoyens selon une conscience identitaire et une socialisation basées sur un modèle occidental. Or, ce renoncement aux valeurs islamiques, qui ont forgé la Turquie contemporaine et les Turcs, n'a pas été digéré sans séquelles, et la société turque de cette fin de XXème siècle représente un exemple tout à fait particulier de symbiose entre une volonté politique affichée d'occidentalisation des mœurs, un héritage culturel centre-asiatique et une résistance culturelle qui trouve sa légitimité dans les traditions et les coutumes musulmanes, régissant la vie des individus et leur socialisation, de la naissance à la mort.
On ne sera pas surpris de constater que la quête identitaire, et par conséquent, l'identité masculine qui en représente un segment, obéissent, encore fortement en Turquie, à un schéma structurel que l'on retrouve dans les sociétés du Dar-al-Islam (Maison de l'Islam, lieux où vivent les populations au rythme de la religion de Mahomet).
Regards et lieux communs sur l'homosexualité en Turquie
La virilité en Turquie, et plus généralement dans les sociétés arabes, musulmanes ou méditerranéennes, a acquis une visibilité perceptible à bien des égards. Elle s'impose au quotidien, bruyante, voyante, violente et brûlante. Douter de la virilité d'un garçon, alors qu'il passe son temps à démontrer à ses semblables qu'il est un vrai erkek (homme) prend les allures d'un affront dont les conséquences peuvent aller jusqu'au meurtre, et les apostrophes publiques à connotation de virilité sont reçues avec la plus grande amabilité(7). Le Docteur Yüzgün précise à ce sujet:
Le 7 novembre 1996, la chaîne Kanal 6 a dû fermer son émetteur pour une période de 48 heures, après que la déclaration des journalistes de la rédaction qui déclaraient que certains des membres du Parlement étaient homosexuels, ce qui a été jugé comme une insulte au Parlement de la République de Turquie par le Conseil Supérieur de l'audiovisuel. De nombreux autres exemples illustreraient volontiers l'association qui est faite dans les esprits entre l'homosexualité et la déchéance humaine.
Il apparaît que dans le cadre d'une relation entre deux hommes, on aurait tort de supposer la composante "machiste" inexistante, bien que nous soyons en présence de deux semblables. Au contraire, le discours machiste s'en trouve paradoxalement exacerbé. En effet, même si dans la gestuelle turque et orientale on retrouve des hommes qui se tiennent chaleureusement par la main, ce ne sont là que des signes de camaraderie qui seraient interprétés en Europe comme des codes
comportementaux homosexuels. Il arrive que certains hommes se sentent empêchés, par l'image virile à défendre, de développer de la tendresse et une intimité avec d'autres hommes ou encore une amitié sincère, de peur d'être taxé d'homosexuel ou de faire face à des désirs trop menaçants. Cette homophobie maintient les échanges entre hommes aux niveaux productif et informatif, ce qui rend l'isolement affectif encore plus fort.
Bien que rejetée dans son ensemble par les hommes qui ne peuvent concevoir une union charnelle avec un de leurs semblables, l'homosexualité demeure un point capital sur lequel repose toute la différence d'appréciation et de regard sur l'homosexualité entre la pensée occidentale et orientale.
Les Occidentaux statuent avec la même idée, universelle, complaisante, indifférente, égalitaire ou hostile, sur l'identité sexuelle des deux partenaires. Qu'il revête un rôle sexuel actif ou passif, qu'il soit quelque peu efféminé ou chantre de la virilité, marié ou célibataire, un homme est considéré comme homosexuel (bisexuel dans le cas des hommes mariés) dès lors que ses pulsions sont orientées vers des partenaires de même sexe. Cette globalisation des rôles sexuels et du comportement gay s'oppose au regard oriental. A fortiori à Istanbul où la perception de l'homosexuel diffère radicalement selon la fonction sexuelle exercée dans le rapport amoureux(9). C'est sans doute le point fondamental de divergence entre les cultures occidentale et orientale; un homme qui en pénètre un autre ne se considère pas systématiquement, et surtout, ne sera pas considéré par les hétérosexuels, comme un homosexuel. Cette subtile distinction qui néanmoins change fondamentalement le positionnement et le regard de la société sur l'homme, nécessite quelques explications.
L'homosexuel "actif" reproduisant
le schéma classique attendu d'un homme, c'est à dire, celui de l'élément
dominant et inséminateur, ne fait que choisir un élément associé à la féminité
pour l'assouvissement de ses pulsions intimes, et son fonctionnement sexuel
reste normatif au regard de la société. Il assume son comportement de mâle,
il pénètre et domine. Il peut s'identifier à un "macho" et être perçu comme
tel par la société hétérosexuelle. Dès lors, on comprend l'association
qui est faite entre pénétration et domination, synonymes de puissance sexuelle
et sociale.
On conçoit que cette dichotomie
des comportements sexuels, lui soit favorable. il n'est pas rare d'entendre
dans les bars et les tavernes fréquentés par les milieux populaires, alors
que le raki (boisson anisée) coule à flot toute la soirée, un homme
se vanter d'avoir sodomisé un ibne (homosexuel passif). il bénéficiera,
selon la complicité des compagnons de tablée, du rire ou de l'admiration.
Pour son entourage, un homme
avouera sa domination physique sur d'autres hommes, et la banalisation
de ce type d'actes sexuels peut être du même registre que ses goûts musicaux,
ses préférences culinaires ou ses choix politiques. L'acte en question
constitue le paroxysme de la masculinité. Pénétrer une femme indique clairement
que l'on est un mâle, mais dominer un autre mâle relève de la "supervirilité".
L'étalon montant sur les autres étalons ne peut être qu'un être supérieurement
et sexuellement puissant. Bien entendu, dans cet acte sexuel, il ne sera
laissé aucune place à la tendresse ou au respect de l'autre: point de caresses
ou de baisers, l'élément passif n'étant considéré que comme un réceptacle,
au même titre qu'une femme légère, ou un objet sexuel servant à assouvir
les pulsions sexuelles masculines.
Il en va bien sûr tout autrement
pour l'homosexuel "passif". Dans l'imagerie populaire, un homme féminin
est associé à une identité de genre féminine, et donc à la passivité dans
l'acte sexuel. Dès lors, véritable honte pour les individus, l'homosexuel
se voit affublé de multiples sobriquets, dont le plus populaire est ibne
("fille" en arabe). il fait l'objet de toutes les railleries, et est la
proie des pulsions et des malédictions de la société. Puisque son identité
de genre est en désaccord avec son identité de sexe, il représenterait
donc une anomalie dans le schéma des rôles normatifs. Il est considéré
comme un être fragile et est assimilé à la femme, dominée, vulnérable et
inconséquente. Son identité sexuelle le chasse de facto du monde
des hommes.
Dans les familles turques,
on tremblera au seul fait que le fils ne puisse ou ne veuille s'unir charnellement
à une femme, et bien des parents considèrent moins déshonorant d'être les
géniteurs d'un délinquant (hétérosexuel) que d'un homosexuel passif. Dans
le cas d'un homosexuel actif, les parents le toléreront pourvu qu'il puisse
également faire l'amour avec des femmes, gage de sa "normalité".
On ne saurait décrire le
confinement, la solitude, la détresse morale et la misère humaine dans
laquelle se trouve donc beaucoup d'homosexuels efféminés, qui s'identifient
et reprennent à leur compte les codes de la féminité dans son identité
de genre. Il arrive que des bandes d'hommes (rarement des individus isolés),
croisent des homosexuels dont le caractère féminin ostentatoire soit pour
eux une condition suffisante pour démontrer une nouvelle fois leur virilité.
Ils leur hurlent des injures à caractères orduriers, et leur font des propositions
obscènes, où leur rôle oscille entre la domination et l'humiliation par
le sexe, et vont parfois jusqu'aux attouchements forcés. Isolés de tous
sauf de leurs pairs, considérés comme des parias de la société, objet de
dérision des hommes et regardés comme des sapik (pervers) par les
femmes, les homosexuels efféminés sont condamnés à vivre leur sexualité
dans l'opprobre général et viennent chercher l'anonymat dans les grandes
métropoles du pays, car les insultes dont ils sont les victimes sont une
bien mince consolation face aux menaces de mort dont ils font l'objet dans
des villages ou bourgades de province.
Indiscutablement, ce paradigme
traditionnel qui place une différence statutaire entre deux partenaires
sexuels selon le "rôle" adopté durant l'acte sexuel (actif ou passif),
place les sociétés acceptant ce mode de fonctionnement sur un plan sociologique
différent de l'idée communément acceptée en Europe occidentale où les lesbiennes
sont simplement des femmes qui aiment des femmes et où les gays sont des
hommes qui aiment des hommes. La différence lexicale impliquant toute à
la fois une orientation et des pratiques sexuelles s'en retrouve donc limitée(10).
Paradoxalement, dans des langues comme l'arabe, le persan, le turc, ou
l'ourdou, les rôles sexuels, les âges, et les genres sont spécifiés et
lexicalisés. Certains de ces termes font apparaître alors un conflit entre
l'identité de genre et sexuelle.
Dans la pensée orientale,
la bipolarité actif/passif de la relation homosexuelle, définit les limites
d'une relation appelée à survivre par l'acte sexuel lui-même, et est une
vision tout à fait hétérosexuelle de l'acte amoureux qui projette ses propres
codes et ses propres limites. La relation homme/femme en Turquie renvoie
à la façon dont le couple hétérosexuel est envisagé dans un type de relations
dominant/dominée, donc actif/passif, et y est élargie à la sexualité homosexuelle.
C'est à l'imitation de la relation hétérosexuelle, que, dans le couple
homosexuel, le détenteur du rôle de dominé gomme son identité de sexe.
Aussi, est-il autorisé de croire qu'en Occident, si nous n'avons pas systématiquement
l'idée de la relation dominant/dominé dans le couple homosexuel, c'est
sans doute que nous ne fonctionnons pas (ou plus complètement) sur ce modèle
dans la relation entre hommes et femmes.
Pour beaucoup d'hommes turcs, se questionner sur leur orientation sexuelle et leur virilité, équivaut à se questionner également sur leur identité. Le questionnement sur sa propre orientation sexuelle interpelle l'identité masculine. Et c'est encore une petite minorité d'hommes, pour la plupart jeunes et issus des classes sociales favorisées, qui choisira le positionnement au-delà de l'orientation sexuelle, c'est-à-dire que ce n'est pas l'orientation sexuelle qui déciderait du comportement face aux autres hommes et aux femmes, en omettant l'équation trop souvent faite entre la position sexuelle dominante et le pouvoir comme point de départ d'une relation(11).
De la mobilisation politique au mouvement associatif
La société turque considère
sans grand intérêt les formes de mobilisation politique et force est de
constater que peu d'analyses ont porté sur l'ensemble de ce modèle. Ce
désintérêt relatif s'accompagne d'une conviction largement répandue parmi
les chercheurs et universitaires turcs selon laquelle, les mécanismes qui
ont produit ce type de mobilisation aux États-Unis, ne fonctionnent pas
en Turquie.
Pourtant, la Turquie, et
particulièrement Istanbul, connaissent également des phénomènes d'exclusion,
sur des critères de sexe, d'origine ethnique, de situation sociale ou d'orientation
sexuelle. Dès lors, en adoptant le schéma des formes identitaires de mobilisation
qui ont fait leurs preuves aux États-Unis, on constate le succès du mouvement
associatif gay dans sa quête de reconnaissance sociale. Il y a donc un
exemple précis de remise en question de cette conviction d'une exception
turque.
Ce qui fait la spécificité de la situation des gays en Turquie est le clivage qui existe entre la revendication identitaire, résolument occidentale, et la société civile, façonnée sur une base historique et religieuse inspirée par l'Islam, et dont le schéma social de fonctionnement demeure encore très "oriental". Cette dichotomie et ce paradoxe turcs, trouvent leur traduction dans la contradiction entre les comportements sociaux, collectifs et individuels, dont l'évolution et l'issue sont encore incertaines en raison de la nouveauté de cette quête identitaire.
Depuis la fin de la seconde
guerre mondiale, la Turquie a choisi un système d'économie de marché comme
base de développement économique. Cette image du capitalisme se traduit
dans les esprits par une soif de consommation et par une recherche d'identification
aux modèles de l'économie libérale, des États-Unis d'Amérique et des pays
de l'Union européenne.
La position géographique
du pays, pont entre l'Europe et l'Asie, son histoire, sa mixité culturelle,
et Istanbul, lieu de rencontre de plusieurs civilisations millénaires,
offrent un cadre exceptionnel à la relation qui existe entre l'individu,
pris comme entité, le groupe, et l'ensemble de la société.
A cet égard, Istanbul, avec
ses dix millions d'habitants(12) venus de toutes les régions de Turquie, représente
un concentré de la problématique politique, économique, sociale, culturelle
d'un pays de plus de 65 millions d'habitants. L'effervescence de la cité,
son rôle attractif de moteur économique et culturel, ainsi que le nombre
des acteurs sociaux engagés dans la palette des activités sociales et urbaines,
justifie que l'on se concentre sur Istanbul afin d'en faire un objet d'étude,
à la fois singulier et global.
Or, en 1998, la première enquête menée en Turquie sur les comportements sexuels marginaux, est le fruit du travail d'une femme médecin, professeur en psychiatrie, Madame Sahika Yüksel. Durant plus de sept mois, elle a mené, dans son laboratoire de la faculté de Médecine d'Istanbul, une enquête sur un échantillonnage limité de patients des deux sexes (deux mille cinq cents personnes). Le docteur Sahika Yüksel affirmait à la presse à la fin de l'année 1998, sans expliquer la différence entre les chiffres des hommes et des femmes:
En Turquie, et sans doute dans de nombreux Etats de la planète, la revendication identitaire d'un individu en tant que gay(14), peut conduire à l'éviction de la vie sociale ou économique, mais aussi à une marginalisation spirituelle par les autorités religieuses et donc à positionner l'individu en citoyen de seconde classe.
Académiquement, on a donc
pour habitude de traiter sociologiquement de l'homosexualité, au travers
des gay and lesbian studies, (études gay et lesbiennes). Ce champ
de recherche est encore embryonnaire dans les universités françaises(15), et
inexistant auprès des universitaires et chercheurs en Turquie. Dans des
systèmes éducatifs qui ne connaissent pas encore la spécificité des gay
studies, on inclut souvent dans un cadre plus général les recherches
sur tous les groupes sociaux minoritaires, dont les aspects, limités à
un contexte historiquement figé, sont dans des domaines de recherches différents
et cumulables: par exemple citons les Juifs européens (religieux), les
indiens des États-Unis (ethnique), les Francophones du Canada (linguistique),
les femmes au travail (sociologique et économique), ou la population carcérale
(qui peut être une approche religieuse, ethnique et linguistique), etc...
C'est dans ce contexte de
requête, de reconnaissance et de structuration identitaires, qu'a emergé
le groupe Lambda.
Le groupe Lambda: ferment de politique identitaire
A Istanbul, il n'existe qu'une
seule organisation homosexuelle, émanation d'un mouvement amorcé aux États-Unis
connu sous le nom de Lambda, noté par la lettre grecque (16). C'est le symbole que s'était choisi un groupe d'activistes gays new-yorkais
en 1970.
"Lambda Istanbul"
est le plus important mouvement associatif gay en Turquie. C'est en effet
à Istanbul que l'on retrouve le groupe d'homosexuels le plus marquant,
permettant de parler de véritable culture gay urbaine. L'association Lambda
est un des lieux privilégiés de la communauté militante dont le siège est
situé rue Bekar, dans le quartier de Beyoglu. C'est un lieu de réunion
tout à la fois ouvert et fermé, puisqu'il s'agit d'un café associatif réservé
aux membres, situé au dernier étage d'un immeuble, mais aussi un endroit
de rencontre pour d'autres associations à caractère politique ou alternatif.
A Istanbul, l'association
Lambda existe depuis 1995 et regroupe plus de deux cent cinquante
membres, dont l'âge se situe entre dix-neuf et quarante-trois ans. La majorité
des membres est constituée cependant de jeunes hommes, urbains, issus de
la classe moyenne avec un niveau d'éducation relativement élevé (diplômés
du lycée ou en cours de cursus universitaire). A notre avis, cette constatation
permet de penser que les gays bénéficiant d'un niveau élevé d'éducation
seraient plus enclins à adhérer à un groupe associatif que les gays issus
de milieux plus modestes ou ruraux.
La mission essentielle de
cette organisation, libre politiquement mais proche du parti de gauche
ÖDP (Özgürlük ve Dayanisma Partisi - Parti de la Liberté et de la
Solidarité) est de faire respecter les droits de tous les homosexuels dans
la société turque, en les préservant des discriminations dont ils font
l'objet dans le domaine du travail, du mariage(17), du service militaire ou
de la politique. Dans le même temps, l'association bénéficie du soutien
des Nations-Unies et représente l'antenne locale des organisations non-gouvernementales
de lutte et de prévention du Sida(18). Elle propose une brochure gratuite d'informations
pour les gays et lesbiennes sur la prévention du Sida et sur la sexualité
des homosexuels, ce qui a contraint la Turkish Aids Prevention Foundation(19)
a ranger ses a priori à l'encontre des homosexuels(20). Cette dernière
a même invité en avril 1997 deux membres de Lambda au Congrès National
sur le Sida à Ankara. C'est la première fois en Turquie qu'une association
d'homosexuels est officiellement représentée ponctuellement à un niveau
gouvernemental. Cette première en Turquie n'a évidemment pas signifié la
disparition définitive des normes de comportements socialement admis.
Concomitamment, suite à cette brèche ouverte par les institutions gouvernementales et par l'action de Lambda, les chaînes de télévision du service public(21) ont alors diffusé des spots publicitaires contre le Sida, laissant supposer l'existence d'amours entre garçons, ce qui est une donnée courante en Europe de l'Ouest ou en Amérique du Nord, mais représente un concept tout à fait nouveau pour les téléspectateurs turcs.
Lambda ne dispose
ni de fichier, ni de cartes de membre, et c'est une adhésion de principe
qui permet à un membre de se revendiquer de cette association. La presque
totalité des membres sont des homosexuels, les autres étant des transsexuels
opérés et de lesbiennes. Il n'y a pas un seul hétérosexuel déclaré qui
se soit proclamé membre de cette association. Son financement est assuré
par les dons de ses membres, mais également par une quête organisée à la
fin de chaque réunion du groupe. L'association Lambda est structurée
en deux groupes: l'un appelé aktif idare edenler (noyau des activistes),
constitué d'une dizaine de personnes, qui prend en charge les dates, les
lieux d'organisation et la maintenance du mouvement, et l'autre, sans appellation
particulière, mais se qualifiant de katilimcilar (participants),
composé de curieux et de sympathisants, qui assistent aux discussions et
aux meetings, et qui peuvent prendre à chaque instant la parole ou proposer
des sujets de recherches ou de travaux.
Les thèmes abordés épousent
de près l'actualité du moment. 1996 a été une année importante sur la question
du logement et de l'implantation des gays dans le tissu urbain grâce à
la tenue de la session Habitat II des Nations-Unies. 1997 s'est d'avantage
soucié de la circulation des gays turcs en Europe, et 1999 a pris en compte
les derniers bouleversements sociaux sur la reconnaissance des couples
gays dans certains pays de l'Union européenne pour étudier l'éventualité
d'une telle avancée en Turquie.
Lambda travaille également,
par l'intermédiaire de magazines et de revues, sur l'image de l'homosexualité
en Turquie, pour qu'elle ne soit plus systématiquement associée, comme
elle l'est encore aujourd'hui, au Sida, ou à une vision caricaturale et
féminisée des gays. La publication de l'association Lambda, le magazine
Cins (genre), démontre de façon évidente l'opinion des rédacteurs
résolument tournée vers l'Europe et les États-Unis, ainsi que le rapprochement
avec l'Occident, souhaité par les gays et les lesbiennes de Turquie. La
teneur des articles, à tendance socialiste, reflète clairement les préférences
politiques et idéologiques de ce groupe, notamment ses liens privilégiés
avec le parti politique ÖDP(22). Cins est publié par Lambda sur
fonds propres, et se veut la voix officielle du mouvement. Le magazine
est constitué d'articles turcs, mais également de traductions, d'analyses
sur des thèmes d'actualités réalisés par de jeunes universitaires, ainsi
qu'une rubrique de courrier des lecteurs. Cins est disponible dans
les grandes librairies d'Istanbul, d'Ankara, et sur demande écrite à une
boîte postale pour les autres villes.
Dans la presse parlée, Lambda produisait depuis mai 1996 une émission hebdomadaire sur la station privée Açik Radyo (Radio Ouverte) seul et unique programme pour les gays de Turquie. A une heure volontairement tardive (minuit), les présentateurs, tous membres de Lambda, voulaient ainsi aider les gays et les lesbiennes à avoir confiance en eux et à affirmer leur identité et leur culture. Dans cette quête de construction identitaire, les speakers s'amusaient souvent à se donner des sobriquets péjoratifs, comme ibne (pédé) afin de dissocier le terme de ses connotations présentes et démontrer qu'être ibne n'est pas une tare ou une insulte. En septembre 1998, la direction des programmes jugea l'émission de qualité médiocre et stoppa sa diffusion.
L'association Lambda
est également présente sur le réseau internet(23), et publie en turc et en
anglais les dernières nouvelles de Turquie en relation avec l'homosexualité.
Cette page internet permet au groupe Lambda d'être en contact avec
d'autres activistes gays hors du pays et se présente encore une fois comme
la vitrine cybernétique de la vie gay à Istanbul.
Lambda reste à ce
jour, la seule organisation publique en Turquie dont la motivation et l'existence
intrinsèques reposent sur le combat pour le respect des groupes sexuels
marginaux.
Ce combat et cette quête
identitaires sont extrêment importantes, car à notre sens, une homosexualité
égalitaire, du type de celle que nous connaissons sous le terme de gay
en Europe et en Amérique du Nord, est absente, d'un point de vue historique
et social, des sociétés musulmanes, à l'exception peut-être de la Turquie,
et d'Istanbul en particulier. En effet, la Turquie est le seul pays à majorité
démographique musulmane, avec dans une moindre mesure le Maroc et le Pakistan,
où des mouvements revendicatifs ouvertement gays ont vu le jour au cours
de ces deux dernières décennies. Ainsi, la traditionnelle dichotomie "machiste"
entre homosexuels "actifs" et "passifs", si présente dans les pays méditerranéens
et latins, tend à disparaître dans la population homosexuelle, jeune, citadine,
éduquée, et appartenant à la moyenne et haute bourgeoisie.
Pourtant, nous avons pu observer
que pour d'autres homosexuels, le modèle à suivre reste encore le modèle
hétérosexuel, binaire homme/femme, modèle type de la relation des éléments
mâles dominateurs sur des éléments femelles, que l'on retrouve encore très
souvent dans toutes les catégories sociales de la société turque.
Quel rôle aura le mouvement associaitf turc au cours des prochaines années?
Cependant, beaucoup d'homosexuels masculins Turcs se considèrent aujourd'hui comme de "vrais hommes", prenant leurs distances avec la caricature habituelle des homosexuels efféminés, volages, inconséquents et immatures que les médias ont diffusé comme étant "l'image officielle" des homosexuels, et adoptent une attitude, reconnue comme étant traditionnellement et culturellement celle du mâle. Ils représentent ainsi une nouvelle typologie sexuelle, que nous connaissons déjà en Occident, et ont adopté le mot "gay", dans lequel se reconnaissent les définitions d'identité de genre et de culture. Stephen Murray, sociologue américain, admet volontiers la nouveauté du concept gay:
Paradoxalement, il apparaît
que la sexualité, dans le monde islamique, est peut-être plus à appréhender
sous l'angle de celui (ou celle) qui prend du plaisir, et de celui (ou
celle) qui se soumet à l'autre, plutôt que sous l'axe hétérosexualité /
homosexualité que nous connaissons en Occident. Cette contradiction a alors
de profondes implications dans la culture islamique, du simple comportement
entre hommes jusqu'aux interactions internationales. L'Occident est vu
par certains Musulmans comme décadent, non pas par sa plus grande tolérance
à l'égard de l'homosexualité, mais plus par l'attitude moins virile et
agressive des hommes occidentaux.
Plus que le respect des normes,
c'est la discrétion qui protège les désirs érotiques qui iraient à l'encontre
de la morale musulmane. Dès lors, cette discrétion et cette recherche permanente
de protection tend à empêcher toute mobilisation de personnes partageant
les mêmes goûts sexuels dans un souci de reconnaissance sociale. Dans une
structure sociale qui sépare les hommes des femmes, les hommes jeunes et/ou
efféminés, prêts à assouvir les pulsions des autres hommes, sont tacitement
acceptés et ignorés dans les sociétés musulmanes, passées et présentes.
Cette indifférence face aux comportements gays occidentaux, ou au contraire,
un violent rejet de l'homosexualité masculine se retrouve au sein de la
société turque, où les hommes, au carrefour culturel de plusieurs civilisations,
se positionnent selon un modernisme à l'occidental auquel ils aspirent,
ou se tournent vers les valeurs morales de l'Islam.
Cela confirme donc qu'il
n'existerait pas un type d'homosexuel, mais que l'homosexualité est un
mot à mettre au pluriel, les homosexualités, si l'on tend à donner
une définition qui englobe les différents courants de cette marginalité
sexuelle. La mobilisation de ces dernières
années en Turquie traduit la prise de conscience identitaire d'un groupe
menacé. Ces menaces proviennent par exemple de la montée de courants religieux
extrémistes pour qui l'homosexualité est l'ignominie dans l'horreur et
le Sida une punition du Divin, par une société turque en pleine crise économique
qui ne digère plus de rapides changements sociaux, ou par une homophobie
véhiculée par les partis nationalistes, qui voient dans l'homosexualité
une menace à l'identité de l'homme turc. Au-delà des changements d'attitude
et de l'abandon des schémas classiques de l'homosexualité turque et de
sa division hermétique des rôles sexuels, l'acceptation des gays par eux-mêmes
a ouvert l'espace public à des lieux de rencontre, offrant une visibilité
sociologique jusqu'alors inconnue, et a offert à l'espace privé la voie
de la conscientisation par le groupe. Le jeune mouvement homosexuel
turc, qui revendique son appartenance au mouvement gay et lesbien international
semble avaliser comme bon et libérateur tout concept gay venu d'Occident.
Il projette ainsi en Turquie des aspirations occidentales, comme le mariage,
l'adoption ou la reconnaissance du couple gay ou lesbien, et constitue
un combat idéologique qui n'est pas adapté à la situation politique ou
sociale de son pays. Il risque ainsi de provoquer un rejet supplémentaire
de la population pour avoir voulu brûler les étapes du chemin vers ce qu'on
appelle à Istanbul, la "modernité européenne". A notre avis, il reste aux
homosexuels turcs à s'inventer une identité qui soit au carrefour des valeurs
occidentales auxquelles ils aspirent, reposant sur une cohésion sociale
dont les coutumes et traditions issues de l'Islam semblent être les points
d'assises. En somme, l'identité des homosexuels turcs, si cela se manifeste,
serait alors à l'image de leur pays, c'est à dire à la croisée des chemins,
entre l'Orient et l'Occident.
La plupart des gays stambouliotes
formulent un discours où les thèmes caractéristiques d'une revendication
de type identitaire occupent le premier plan : nombreux sont ceux qui se
perçoivent comme appartenant à un groupe minoritaire, victime d'un processus
d'exclusion et/ou de marginalisation. A ce sentiment d'exclusion s'ajoute
le désir intense de constituer, comme en Europe ou aux États-Unis, une
communauté homosexuelle. Parmi les effets de la mobilisation vient en bonne
place l'élaboration d'une idéologie de l'identité homosexuelle, ainsi qu'une
kyrielle de revendications sociopolitiques pour le droit au mariage, à
l'adoption, aux avantages fiscaux accordés aux couples hétérosexuels, à
l'abandon des brutalités policières, etc...) légitimant la structuration
de cette communauté.
Se faisant, ce rapprochement
avec l'identité gay américaine ou ouest-européenne, permet aux gays d'Istanbul
de s'identifier à une communauté plus vaste, mondiale, et ainsi de se sentir
moins isolés dans un contexte qui les limiterait à un cadre purement turc
et musulman. Nous pouvons constater également que la culture gay occidentale,
et particulièrement celle des États-Unis d'Amérique, s'est répandue et
continue chaque jour à gagner du terrain, apparaissant comme une des meilleures
exportations de l'Occident dans la sphère de l'intimité. Par l'intermédiaire
des médias, des programmes d'éducation sexuelle, de l'internet, par les
circuits touristiques ou les guides spécialisés, le monde entier se familiarise
avec les styles de vie et les comportements des gays occidentaux qui deviennent
à leur tour le porte-drapeau de l'identité gay dite "universelle". Ces
derniers ont un impact social important puisqu'ils combinent profits économiques
et modèles culturels, les associant au plaisir et au désir.
Le mouvement homosexuel ou
plus exactement les différentes associations et les médias homosexuels
turcs ont subi, depuis le début des années soixante, la séduction exercée
par le modèle qu'offrait la communauté gay et lesbienne américaine. Cet
engouement a laissé place, depuis le début de la décennie 1990, à une véritable
influence fonctionnant sur le modèle de "politique des identités". Cet
ascendant sur l'évolution récente et rapide du mouvement homosexuel turc
rend désormais perceptible la visibilité homosexuelle dans le pays, autrement
que par les clichés dérisoires véhiculés habituellement. En effet, l'avènement
politique des années Özal a permis la diffusion de programmes télévisés
privés, et l'ouverture de lieux de rencontre associatifs gay, comme l'association
Lambda.
D'ordinaire, on rend légitime
une revendication identitaire en démontrant qu'elle est la continuité d'un
héritage militant plus ancien, et la manière dont certains des militants
homosexuels défendent en Turquie une politique identitaire, les procédures
par lesquelles ils fondent la légitimité de nouvelles pratiques militantes,
méritent toutefois de souligner leur courage et leur volonté des militants.
Le discours des militants gays turcs est une première dans l'histoire du
pays, qui s'inscrit dans une étape nouvelle de relations et de respect
entre tous les citoyens de ce pays.
Istanbul, bien plus que n'importe
quelle autre ville turque, se présente comme la mégapole culturelle de
la Turquie, et reste la vitrine occidentale du pays, creusant chaque jour
le fossé entre son cosmopolitisme et les autres régions du pays, figées
dans des valeurs ancestrales, dont l'honneur et le souci du jugement de
l'autre n'ont pas diminué. Pour de nombreux homosexuels turcs, Istanbul
reste la seule porte de sortie pour échapper à l'isolation et à la ségrégation
dont ils sont l'objet dans leurs régions natales.
Cette nouvelle orientation
très américaine et occidentale du comportement identitaire des gays turcs,
ne risque pas d'amener les homosexuels d'Istanbul à se heurter aux difficultés
que connaissent les gays américains et européens aujourd'hui; après avoir
lutté durant des années pour créer une force militante et une reconnaissance
sociale, ils se retrouvent poussés vers les abîmes du ghetto qu'ils ont
eux-mêmes fortifié.
Notes
8. YÜZGÜN, Arslan: Türkiye'de escinsellik, Dün, Bugün (Homosexualité en Turquie, hier et aujourd'hui), chapitre No8, Homosexualité et Médecine, éditions Hüryüz yayincilik, Istanbul, 1986, pp 345-367.
, porte en elle plusieurs significations. Avant tout, elle représente, par sa typographie, le graphème de l'équilibre et de la balance, puisqu'il repose sur deux pieds. Les Grecs considéraient en effet que la balance était l'instrument nécessaire pour contre-balancer des forces opposées en présence l'une de l'autre. Le crochet formé au pied de la jambe droite de la lettre lambda représente le point d'appui de cet équilibre nécessaire à la balance.
Pour les Spartiates, lambda indique l'unité. Par là même, ils pensaient qu'aucun individu n'avait le droit de s'ingérer dans les libertés individuelles des autres citoyens.
Les Romains adoptèrent cette lettre comme symbole de la lumière de la connaissance surplombant les ténèbres de l'ignorance.
En chimie, c'est le symbole qui représente la particule du plus petit élément libre constitué, mais également celui de l'échange d'énergie. Plus près de nous, lambda serait la première lettre du mot "Libération", emprunté au français et aux valeurs révolutionnaires qu'il véhicule. C'est ainsi que , avec toutes ces définitions et paraboles, est une lettre que les mouvements de libération gay se sont appropriés, puisqu'ils recherchent énergiquement un équilibre (balance) dans la société, en s'efforçant de garantir les droits et libertés individuelles par la connaissance et le savoir. En 1974, ce symbole a été adopté officiellement par la réunion internationale, tenue à Edimbourgh (Ecosse), et portait en lui les valeurs de liberté, et de reconnaissance officielle du fait homosexuel dans les sociétés modernes. Sources: GOODWiN, Joseph P: "More man than you'll ever be": Gay Folklore and Acculturation in Middle America, Indianapolis: Indiana University Press, 1989, p.26.