Isabelle RUSCHER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PEINDRE L’AUTRE

 

 

 

 

 

Maîtrise d’Arts Plastiques, Année 2003-2004

UFR des Arts Plastiques et Sciences de l’Art, Université Paris I

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Directeur de recherche :                       Mme Nathalie REYMOND

Enseignant du séminaire-atelier :           Mme Nathalie REYMOND

Membres du jury de soutenance :         Mme Nathalie REYMOND

                                                           Mr VAN PENNE

 

Mention obtenue :

SOMMAIRE

 

 

 

 

 

INTRODUCTION…………………………………………………………………………p. 4

 

 

 

1-      PEINDRE L’AUTRE : UNE PLONGEE AU CŒUR DE L’ALTERITE ?...…p. 7

 

1.1-            L’autre………………………………………………………………………p. 7

1.1.1-     L’autre : une énigme………………………………………………….p.7

1.1.2-      « Je est un autre »……………………………………………………p.9

1.1.3-     L’altérité : l’impossible de la pensée………………………………..p.12

 

1.2-            Peindre vise l’  « autrement qu’être » de E. Lévinas…………...………p. 14

1.2.1-     Pourquoi peindre ? Echapper au tautisme par l’art………...………p. 14

1.2.2-     Peindre est confrontation avec l’altérité……………….………...…p. 15

1.2.3-     Comment accéder à l’artistique ?……………………………..……p. 17

 

1.3-            Peindre l’autre : n’est-ce pas redondant ?………………………………p. 19

1.3.1-     Une double non-maîtrise………………………...…………………p. 19

1.3.2-     Si l’autre est la peinture, peindre l’autre ne revient-il pas à peindre la peinture en train de se peindre ?……………….…………...………p. 20

1.3.3-     Exploration des limites du portrait en peinture …………...…...…..p. 25

 

 

 

2-      LE PORTRAIT A-T-IL UNE ACTUALITE ?……………………...………….p. 28

 

2.1-            La ressemblance intérieure…………………….…………………...……p. 28

2.1.1-     Le miroir de l’âme ?…………………………...………...…………p. 28

2.1.2-     Peindre l’inquiétante étrangeté de l’autre……………...…………...p. 34

2.1.3-     L’ailleurs humain…………………………………………...………p. 37

 

2.2-            Une absente présence……………………………………………...……...p. 40

2.2.1-     Excès de présence………………………..…………………………p. 40

2.2.2-     L’absence de l’autre……………………………………...………...p. 42

2.2.3-     L’autre : entre présence et absence ?………………………...……..p. 45

 

2.3-            Le corps de l’autre, le corps de la peinture……………………………...p. 50

2.3.1-     Présenter le corps et non plus le figurer…………...……………….p. 50

2.3.2-     Je peins mon corps peignant………………………………………..p. 51

2.3.3-     Une vision haptique…………………………...……………………p. 54

 

 

 

3-      LA CREATION, AU CŒUR DE LA RENCONTRE ENTRE JE ET L’AUTRE ?……………………………………………………………………….p. 57

 

3.1-            L’acte de peindre : entre maîtrise et non maîtrise……….……………..p. 57

3.1.1-     Avant de peindre : la maîtrise………………………………………p. 57

3.1.2-     Le chaos…………………………………………………………….p. 59

3.1.3-     Sauver le contour…………………………………………………...p. 61

 

3.2-            L’altérité de l’objet tableau………………………………………………p. 63

3.2.1- Quand arrête-t-on un tableau ?……………………………………..p. 63

3.2.2- L’altérité du tableau………………………………………………...p. 66

3.2.3- L’altérité d’un « fait », condition pour que ce « fait » devienne œuvre………………………………………………………………...……..p. 69

 

 

3.3-            La construction d’une identité……………………...……………………p. 70

3.3.1- La trace, le temps et l’autre (Lévinas)……………...………………p. 70

3.3.2-     La construction d’une identité……………………………………...p. 72

3.3.3-     Présenter « peindre l’autre »……………………...………………...p. 73

 

 

 

CONCLUSION……………………….…………………………………………………..p. 76

 

 

BIBLIOGRAPHIE………………………………………………………………………..p. 77

 

ICONOGRAPHIE………………………………………………………..………………p. 79

 

ILLUSTRATIONS…………………………………….………………………………….p. 80


 

INTRODUCTION

 

 

 

 

 

 

Peindre et l’autre : je pressens ces deux termes comme des fondamentaux. Ils semblent comme former deux voies d’un apprentissage de soi, de l’être. Peindre et l’autre, deux tuteurs de la construction d’une identité ? Dans Un merveilleux malheur, Boris Cyrulnik présente quatre chemins pour dépasser la souffrance : le travail intellectuel, l’activité créatrice, l’altruisme et le rire…De quelle souffrance s’agit-il ? Sans doute celle que tout homme porte en lui et sans doute, il ne « suffit » pas de souffrir pour créer tout comme la création ne requiert pas non plus absolument nécessairement une souffrance. Quoi qu’il en soit, je pressens déjà que la création artistique et la relation à l’autre ont quelque chose à voir, quelque chose qui participe d’un dépassement d’une souffrance peut-être ou plus simplement d’un dépassement de soi. Acte de peindre et altérité semblent alors intimement liés. Mais dans quelle mesure ?

 

La relation à l’autre ainsi que la création nous permettraient peut-être de sortir « hors de soi », de rompre le cercle stérile d’une réflexion solitaire, centrée sur ce que l’on connaît déjà de soi. Mais qui est l’autre ? Sans doute, l’autre n’est pas autrui. L’altruisme n’invoque que la figure de l’autre découpée dans une logique identitaire. L’altruisme n’est bon que pour ceux qui savent qui ils sont et qui sont les autres…Mais dans l’altruisme, l’autre est gommé, l’altérité de l’autre a été oubliée. L’autre n’est pas autrui ; l’altruisme n’est qu’une manière identique et majoritaire de s’approprier l’altérité de l’autre et de ne considérer l’autre que comme un alter ego.

 

            Si considérer l’autre ne veut pas dire altruisme, peindre ne signifie pas non plus « dépeindre ». Même si la représentation n’a jamais pu être une réplique exacte par ce qu’elle contient toujours de projection et de symbolisation, on sait néanmoins que l’art moderne s’est déterminé, pour une large part, par rupture avec une telle orientation. Dans dépeindre, ce « dé » trop confortable dit une déperdition. Que signifie alors peindre aujourd’hui ? Lorsque je dis peindre, ce n’est pas de la toile achevée dont il s’agit mais de l’acte de peindre lui-même. Quel est le souci de la peinture lorsque la mimesis est morte et en a-t-elle vraiment un ? Braque, à ce propos dit l’essentiel : « Le peintre ne tâche pas de reconstituer une anecdote, mais de constituer un fait pictural »[1] La peinture expérimente des effets et des possibilités de « réel » qui n’ont pas encore dit leur nom. La création artistique a à voir avec la sortie de soi, hors de soi…Elle est confrontation avec sa propre altérité et nécessite une disposition, une ouverture, une écoute mais aussi un corps à corps avec cet autre nous-même.

 

            Tout se passe comme s’il existait un mouvement de va-et-vient dans l’acte de création : une plongée dans l’ailleurs, l’ailleurs humain, le nôtre puis une reconnaissance, une appropriation. On ramène cet ailleurs à soi, on l’intègre, on se l’approprie puis fort de ces nouvelles bases, on replonge…La peinture, corps à corps avec l’altérité.

 

            Et on revient alors à l’autre, à la proposition initiale : peindre l’autre a-t-il encore un sens si l’important est de peindre, si l’altérité sous-tend l’acte de peindre lui-même ? Je ne me situe plus dans une interrogation sur l’acte de peindre et une interrogation sur l’autre, je dois démontrer la fertilité de leur association. Peut-on peindre quelque chose ? Peut-on décider de ce que l’on va peindre, de l’objet de la peinture ? Parce que tout est là : si la création est parole de notre propre corps, parole de ce qui n’est justement pas conceptualisable, lui donner un objet, n’est-ce pas sombrer dans un abîme d’incompréhension de l’acte artistique ? D’autre part, il ne s’agit pas de n’importe quel objet. Il s’agit de l’autre. Si je me ressaisis de ce terme, je réalise que le malheur vient sans doute que par la pensée, je ne peux atteindre l’autre que par le détour de l’objet, c’est à dire comme si précisément, il n’était pas.

 

Antique dualité de la relation sujet-objet dans la pensée occidentale…

 

Je ne peux peindre que sans objet et l’autre, dans la pensée, est objet. Impasse ou dépassement ? Le nœud est là : peut-être justement que la seule et bonne manière de s’arrêter sur l’autre – s’il est effectivement l’impossible de la pensée – est de l’apprendre autrement, de ne plus l’appréhender par la pensée, mais par mon corps, par mon corps peignant.

 

 

Qu’en est-il alors de cet autre par la peinture, dans ma peinture ? Je me suis choisie un autre – un homme, pour qu’il soit vraiment autre – et j’ai peint ce même « autre » à l’huile sur une quinzaine de toiles de formats différents. J’aborde ce personnage mystérieux selon différents angles : son visage, son corps, sa peau, son rapport à l’espace, mon rapport à lui…Quelle est la bonne distance ? Celle du regard qui peut reconnaître en lui une forme, une chair ? Cet autre qui visuellement a une forme, faut-il alors creuser la voie de cette forme, la distinguer du tout – du tout qui l’entoure -, le rendre immobile figé ou l’intégrer dans la quatrième dimension, celle du temps, dans le flou et l’incertitude ? Une silhouette floue qui nous dirait l’essentiel : une vie, un indéfinissable, un mystère. Et puis avant tout, cet autre que j’appelle de tous mes vœux est-il là ? Présence – absence : le moteur du désir comme on dit qu’il n’y a de désir que de ce qui est absent. S’agit-il de peindre ce que je ressens vis-à-vis de l’autre ou de peindre mon désir de l’autre ? Donner à voir de l’absence pour évoquer l’autre comme désir, comme aspiration ?

 

            S’agit-il de sonder l’insondable ? De tenter de plonger à l’intérieur de cet autre, afin de dégager ce qui fait autre cet autre ? Le véritable portrait serait celui qui se présente comme miroir de l’âme. Mais toute objectivité étant impossible, ne s’agit-il pas alors de peindre le sentiment que l’autre me suscite ? Quelque chose de son inquiétante étrangeté… Surgissement de l’autre, mais en allant plus loin, je peux également peindre mon autre moi-même, explorer l’ailleurs humain que je porte en moi.

 

            Je reviens à ma question initiale : quelle est la bonne distance ? Le regard sur l’autre, le sentiment envers l’autre et pourquoi pas le toucher ? Que puis-je connaître de l’autre en dehors de sa présence physique ? L’amour, la maternité sont sans doute les relations privilégiées avec l’autre qui impliquent mon corps autant que le corps de l’autre, qui développent une connaissance de cet autre, autre justement. Une peinture développée par une vision haptique serait-elle à la bonne distance entre « je » et « tu » et deviendrait-elle alors même le point de jonction, le lieu d’une rencontre véritable, libre ?

 

 

            Basculement incessant entre identité et altérité, peindre l’autre explore les limites entre la maîtrise et la non-maîtrise, entre la représentation de l’autre et le sentiment, entre la connaissance et la sensation, entre le dehors et le dedans. En définitive, ne serait-ce pas la création elle-même qui se situerait au cœur de la rencontre entre je et l’autre ?

1-      PEINDRE L’AUTRE : UNE PLONGEE AU CŒUR DE L’ALTERITE ?

 

 

1.1-            L’autre

 

1.1.1-      L’autre : une énigme

 

 

Une envie d’autre, une envie d’ailleurs…Au cours d’un voyage, un être humain radicalement autre, un visage, une tenue, une posture et tout d’un coup tout bascule. On ne fait plus que explorer la surface du globe en cherchant des variations, des différences par rapport à notre mode de vie mais on est renvoyé à quelque chose de beaucoup plus important, de beaucoup plus grand ; l’autre, une relation d’homme à homme par delà les étiquettes, les statuts, les coutumes, les agitations. Comme si le détour du voyage nous permettait de voir quelque chose que l’on ne voit plus dans notre vie de tous les jours. Comme si la distance qui nous projette dans un ailleurs non maîtrisé nous révélait la possibilité d’une « vraie » relation avec un autre. Sinon « vraie » une relation dépouillée de la fonction mari, frère, ami, boulanger, collègue etc. Ce n’est pas que par le voyage nous appréhendions les autres comme des poissons dans un aquarium, ou des fourmis dans une fourmilière avec une sorte de regard distant…au contraire le voyage nous invite à une relation entre deux êtres humains tout simplement, d’une façon plus essentielle mais aussi fugitive et un peu illusoire, un raccourci fictif qui ouvrirait une porte.

 

Nicolas Bouvier dans L’usage du monde, retrace cette sensation :

« Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace dans ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »[2]

 

Cette appréhension étrange de l’autre, cette modification du regard que l’on porte sur l’autre a-t-elle à voir avec le sentiment d’  « inquiétante étrangeté »[3] dont parle Freud ? Ce dernier montre que l’inquiétante étrangeté est un domaine qui a à voir avec l’angoisse en général, mais il s’attache à découvrir le noyau commun susceptible d’autoriser, au sein de l’angoissant, la distinction d’un « étrange inquiétant ». Désirant aller au-delà de l’équation étrangement inquiétant = non familier (la nouveauté pouvant être source d’incertitude intellectuelle et donc de désorientation génératrice d’angoisse), Freud montre justement que « l’inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier .»[4] Comment le familier peut-il devenir étrangement inquiétant ? Qu’est-ce qui éveille en nous le sentiment d’inquiétante étrangeté ?

Si dans notre vie de tous les jours, une appréhension « autre » de l’autre n’est pas forcément inquiétante, il est indéniable qu’elle est étrange et porteuse d’interrogations : comment saisir l’autre, comment l’approcher vraiment ? Qui est-il en définitive et comment instaurer une relation de « Je » à « Tu » qui aille au cœur des choses ?

 

Paul Ricoeur dans Récit et Histoire se demande ce que veut dire pour nous qui vivons dans le monde du social le mot « prochain » (dans le sens qui est notre prochain aujourd’hui ?). « Ne faut-il pas revenir de l’étonnement au doute critique et conclure que la rencontre immédiate d’un homme, rencontre qui me ferait le prochain de cet homme concret, est un mythe par rapport à la vie en société, le rêve d’un mode de relation autre que le monde réel. »[5] Contrairement au « socius » qui serait l’homme de l’histoire, le « prochain » serait l’homme du regret, du rêve, du mythe.

Et si le prochain n’est pas l’autre, ces deux termes ont quelque chose à voir dans ce qu’ils suggèrent comme relation entre « Je » et « Tu ». Quand s’arrête-t-on pour l’autre ? Quand autrui devient-il un prochain ? J’ai envie d’arrêter le temps, de me concentrer un peu sur cette situation en fait rarissime…Nous ne  nous arrêtons jamais dans notre vie sur l’étrangeté de notre relation à l’autre, et pourtant nous communiquons « à gogo »…L’interrogation « qui est l’autre » veut-elle dire dans quelles conditions rencontre-t-on l’autre ? Quel travail sur soi doit-on faire, quel effort d’extraction doit-on réaliser pour se projeter plus loin, pour interroger ce qu’on ne peut voir quand on est « socialement » dedans ?

 

Qui est l’autre ? Et pourquoi cette envie de l’autre ? Ou plutôt pourquoi cette question ? Parce que dans envie, il y a déjà du désir, un mouvement. J’expérimente une séparation fondamentale entre « je » et l’autre.  Si je me ressaisis de ce terme, je réalise que le malheur vient sans doute que par la pensée, je ne peux atteindre l’autre que par le détour de l’objet, c’est à dire comme si précisément, il n’était pas.

 

« En ce qui concerne la connaissance de nous-même, l’affectivité nous renseigne donc sur l’exactitude ou l’insuffisance de nos constructions conceptuelles. (…)Mais en ce qui concerne la conscience de l’autre, dont l’affectivité nous reste étrangère, nous demeurons devant nos problèmes et nos discours : ici, nul repos n’est jamais possible autrement que par quelque oubli de la séparation qui est l’essence de notre être, et donc par quelque illusion.(…)

 

Mais nous nous sentons séparés des autres que parce que nous sommes séparés de nous, notre conscience intellectuelle, qui ne peut contempler que des objets, faisant, de ce fait, apparaître tout rapport non objectivable comme seulement probable. Il demeure en ce sens que la conscience d’autrui n’est jamais atteinte, mais seulement supposée, inférée, et cela, comme le prétend la théorie la plus classique, en vertu d’une sorte de raisonnement par analogie. »[6]

 

Antique dualité de la relation sujet-objet dans la pensée occidentale…

 

L’autre, l’homme ou la femme qui se tient debout à côté de moi, dont je croise le regard se pose pour moi comme une énigme. Comment l’appréhender, comment l’approcher ? Et dans le mouvement inverse cet autre me renvoie à moi-même : sans doute suis-je aussi une énigme pour cet autre tout autant finalement que j’en suis une pour moi…

 

 

1.1.2-      « Je est un autre »

 

L’autre me renvoie à moi-même, me met au monde. Penser l’autre nécessite de définir l’être, le « je »…Mais je ne peux me connaître totalement ni intellectuellement, ni affectivement, ni physiquement. Je navigue à vue dans la connaissance de moi entre mes sensations, ma réflexion intellectuelle, mes désirs et toute cette partie cachée de mon inconscient qui se manifeste sans que je puisse le maîtriser. Et c’est là que la formule de Rimbaud prend toute son ampleur : « Je est un autre »… jusqu’à devenir étranger à soi-même avec Camus.

« Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !
(...) La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel ! - Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse : à l'instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. »[7]

Rimbaud professe sa conception de la création artistique :  le poète ne maîtrise pas ce qui s’exprime en lui , pas plus que le musicien, l’œuvre s’engendre en profondeur… Rimbaud poursuit : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute »[8]… Maurice Blanchot parle d’impouvoir ;  au-delà  du registre esthétique c’est peut-être toute la conception classique du sujet comme pôle d’identité et  de maîtrise de soi qui ainsi peut être remise en cause.

 

La question est de savoir si je peux m’  « approcher » seule…

 

L’autre me renvoie effectivement une image de moi, mais dans la multiplicité de ces images, dans cette fragmentation, je devine que ce n’est pas une vérité que je dois lire ou admettre. Non, là où l’autre me met au monde ce n’est pas dans le mouvement inverse où l’autre devient sujet et moi-même objet, c’est plutôt dans la relation de « je » à « tu ».

Gaston Bachelard, dans sa préface à « Je et Tu » de Martin Buber, souligne l’importance de cette réciprocité : je crée l’autre en tant que personne dans le même temps qu’il me crée en tant que personne.

« Ce n’est pas du côté des centres je et tu qu’il faudra chercher une science ontologique de l’être humain, mais puisque l’être humain est relatif à l’humain, c’est dans le lien du je-tu qu’on découvrira les véritables caractères de l’homme. Il y a là une sorte d’ontologisme réciproque qui transcende le substantialisme du moi, qui fait du tu, en quelque manière, l’attribut le plus prochain, le plus fondamental du je. »[9]

 

Je ne puis être sans l’autre : non pas vivre sans les autres parce que nous participons tous d’un système mais je ne puis plonger au cœur des choses sans l’autre. Dans la solitude, le sujet s’embourbe en lui-même comme s’il y avait enchaînement du moi au soi. Confronté à autrui, je ne suis plus un simple spectateur du monde. Dans cette rencontre de l’autre, toujours singulière, dans cette présentation d’un visage, désarmé et désarmant, se joue l’essentiel, l’absolu. Je dois apprendre à chaque fois que je ne suis pas seule au monde, et cela, seul autrui peut me l’apprendre. Je ne suis pas seule au monde, cela signifie que le monde n’est pas tout simplement mien, mon monde, ou qu’il n’est que dans la mesure où je peux l’offrir, le partager avec l’autre. On ne peut aborder le visage de l’autre, soutenir son regard, « les mains vides », selon l’expression même de Lévinas.[10] Le visage, le regard, la voix ne sont pas simplement des « choses » situées dans le monde, là quelque part entre la porte et la table, par exemple. Plutôt des événements qui suspendent mon rapport au monde, qui l’interrogent, qui le bouleversent.

 

La rencontre avec l’autre, lorsque toute relation de pouvoir est exclue, constitue une « libération du moi à l’égard du soi ». Dans Le temps et l’autre, Lévinas lie intimement l’autre et le temps. Sans autre, pas de temps : on se renferme sur une éternité de considération de soi.

 

« Ce fut mon but principal. J’ai tenu à  faire ressortir que l’altérité n’est pas purement et simplement l’existence d’une autre liberté à côté de la mienne.(…)

La sexualité, la paternité et la mort introduisent dans l’existence une dualité qui concerne l’exister même de chaque sujet. L’exister lui-même devient double. La notion éléatique de l’être est dépassée. Le temps constitue non point la forme déchue de l’être, mais son événement même. »[11]

 

L’autre et la quatrième dimension seraient alors intimement liés…L’autre déchire mon aveuglement identitaire, me projette hors de moi et m’aide à revenir à moi. Par l’autre, je prends conscience que je ne me connais pas, que je ne peux me maîtriser et en même temps cet autre m’offre comme un supplément d’âme.

 

 

1.1.3-      L’altérité : l’impossible de la pensée

 

De l’autre qui se tient devant moi à l’altérité qui le définit, je me rends bien compte que je n’arrive pas à le saisir. Et c’est sans doute de cette qualité que naît mon désir. Qu’est-ce que l’altérité ? Je pressens que ce terme a à voir avec la non-maîtrise. L’altérité serait ce qui n’est pas définissable par l’intellect. Il est évident que lorsque je parle de l’autre à l’intérieur de la logique identitaire dans laquelle je dois me placer, cet autre-là que je veux saisir ou que j’essaie de conceptualiser, échappe finalement à cette conceptualisation. Si parvenir à la pensée, à la conscience, c’est le plus souvent parvenir à subordonner (dialectiquement) l’autre à l’autorité du même, il faut alors reconnaître que, lorsque l’autre advient, se libère, j’entre en minorité : je suis hors de la pensée, je suis hors du fonctionnement normal de la conscience, je suis hors de la reprise, de la réappropriation.

 

L’altérité est-elle conceptualisable ? Par la pensée, je peux me rapporter à l’autre de la pensée. Ainsi, il y a l’autre, il y a de l’autre comme négatif du même. Par exemple, chez Sartre, l’autre n’étant pas l’être, serait le néant ; diabolisé, il serait l’enfer… Si je dis que l’autre c’est le néant (c’est-à-dire le non-être) je reste prise et suis prise dans l’obligation de rester prise, de toute manière, dans les filets d’une pensée posant l’être et qui, pour penser l’autre, le pose comme non-être. Le néant, le non-être ne sont alors, que les figures d’une pensée identitaire ne pouvant penser l’altérité qu’en termes de négativité.

 

En définitive, l’altérité serait ce qui échappe à toute conceptualisation. Que ce soit mon altérité propre, ou celle d’un autre, elle échappe à la pensée. Pour l’approcher par le langage, je suis obligée d’utiliser la négation : l’autre n’est pas moi, ou l’altérité n’est pas ce que je connais de moi, ou l’autre n’est pas l’être etc. selon le degré de réflexion. Et même lorsque l’on tente de la circonscrire à  des événements : la mort, l’amour ou la maternité et donc le temps avec Lévinas, elle se réfère à ce qui par essence est indéfinissable.

L’altérité serait alors l’impossible de la pensée. Reconnaître et s’attacher à l’altérité reviendrait alors à accepter une certaine non-maîtrise, à considérer la non-maîtrise comme essentielle. Il s’agit de choisir entre ce que Lévinas appelle la totalité et l’infini. La totalité, ce serait la globalisation, la possibilité pour une philosophie de se refermer sur une totalité du réel, pour un homme de faire la synthèse de ses expériences, de ses idées. L’infini, ce serait au contraire l’impossibilité de cette fermeture, parce que je rencontre l’autre, qui déborde de partout l’idée que je pourrais me faire de lui, qui ne se laisse enfermer dans aucun savoir.

 

Il ne peut exister de vérité concernant l’altérité. Comme la palabre africaine se sert du langage pour tourner autour d’une vérité qui n’existe pas, qui n’est pas et qui ne peut être que créée de loin en loin et approximativement par la parole, l’altérité serait la reconnaissance à la fois d’une non certitude des choses et d’un agrément à intégrer cette non-certitude. Si rationalité il y a ce serait celle d’une logique du flou.  Il y aurait alors juste la reconnaissance de la possibilité d’un bouleversement interne, d’une sortie « hors de soi » par la rencontre avec l’altérité, une sortie « hors de soi » essentielle pour revenir vers soi.

 

Et si la relation que l’on peut entretenir à l’égard de l’altérité avait quelque chose à voir avec le hasard ? Non pas le hasard des probabilités qui le fait re-rentrer sous la coupe de la rationalité en le canalisant par des lois mathématiques, mais le hasard que l’on ne maîtrise pas justement : celui qui nous fait cueillir une fleur par hasard, qui nous fait rencontrer un ami par hasard dans le métro ou celui qui fait qu’il pleut par hasard le jour de notre mariage…Hasard et altérité ont ceci en commun qu’ils ont presque quelque chose de « magique » qui nous maintient en vie : un monde où tout est clair, limpide et expliqué ; un monde désenchanté est mort…

 

 

 

 

1.2-            Peindre vise l’  « autrement qu’être » de Lévinas

 

1.2.1-      Pourquoi peindre ? Echapper au « tautisme » par l’art.

 

Avant de me pencher sur ce que l’acte de peindre met en jeu, j’aimerais m’attacher aux raisons qui me poussent à peindre car je pressens qu’elles ont à voir avec celles qui m’incitent à m’interroger sur l’altérité. Par l’acte de peindre, j’ai le sentiment d’une échappée, à la fois d’une fuite vers un ailleurs et de l’ouverture d’une porte qui me mène à l’essentiel.  Lorsque je peins, je suis dans une bulle où je prends des risques, où je me mets en danger mais pour aller au cœur. Au cœur de quoi ? De la construction de mon identité ? De la connaissance de ce que signifie vraiment être ?

 

Car la question est là : comment « être » vraiment ? Ou plutôt comment une identité se construit-elle ? Dans le « stade du miroir », Lacan montre que le sujet, pour arriver à être lui-même, s’investit dans une image qui lui donne une gestalt , une forme stable. Ce qui est intéressant dans cette analyse, c’est que l’image découverte par le sujet dans le miroir est comme « prématurée ». Lacan dit que l’identité –unité prématurée- provoque une jubilation, mais quelque chose est oublié justement parce que c’est prématuré. En effet, dans l’image spéculaire, le moi s’érigerait sur l’oubli du corps morcelé. De ce point de vue, on peut dire que la société a une fonction de miroir (refouler le chaos ?).

 

Ce miroir  permet à l’un de se reconnaître dans l’autre. Je me saisis moi-même en m’appropriant les choses et cela me constitue comme unité et comme identité. Mais dans ce jeu de miroirs, les images se reflétant les unes dans les autres, je pressens comme un

risque pour l’identité de se clore sur elle-même. Lucien Sfez a démontré que notre société est déterminée par un processus d’homogénéisation. Notre société de consommation serait fondée d’une part sur la tautologie : elle se répète elle-même, d’autre part sur la totalité : elle cherche à se clore sur elle-même et enfin sur l’autisme c’est à dire qu’elle provoque le plus souvent une parole coupée et un voir coupé. C’est cette société autistique qui nous ferait  entendre des discours, des trains de paroles parlées, des paroles déjà dites, des paroles mortes comme langue de bois…

 

Comment échapper à cette « clôture identitaire » ? Peut-être justement en apprenant à regarder plutôt qu’à voir… Quand je vois une chose, je m’y retrouve. Je ne vois que lorsque je comprends, que lorsque je m’approprie ce que je vois. Regarder serait me dessaisir de ce que je connais, parvenir à appréhender vierge ce que je peins.

 

Ainsi, peindre ne signifie pas « dépeindre ». Même si la représentation n’a jamais pu être une réplique exacte par ce qu’elle contient toujours de projection et de symbolisation, on sait néanmoins que l’art moderne s’est déterminé, pour une large part, par rupture avec une telle orientation. Dans dépeindre, ce « dé » trop confortable dit une déperdition. Que signifie alors peindre aujourd’hui ? Lorsque je dis peindre, ce n’est pas de la toile achevée dont il s’agit mais de l’acte de peindre lui-même. Quel est le souci de la peinture lorsque la mimesis est morte et en a-t-elle vraiment un ? Braque, à ce propos dit l’essentiel : « Le peintre ne tâche pas de reconstituer une anecdote, mais de constituer un fait pictural »[12]. La peinture expérimente des effets et des possibilités de « réel » qui n’ont pas encore dit leur nom. La création artistique a à voir avec la sortie de soi, hors de soi…Elle est confrontation avec sa propre altérité et nécessite une disposition, une ouverture, une écoute mais aussi un corps à corps avec cet autre nous-même.

 

 

1.2.2-      Peindre est confrontation avec l’altérité

 

Qu’est-ce que peindre ? Par cette question je ne vais pas tenter de donner une définition de la peinture, ou de l’objet peinture en tant que toile mais je vais m’attacher à l’acte de peindre lui-même. Il ne s’agit pas ici de circonscrire définitivement ce qu’est peindre, mais plutôt de l’aborder sous plusieurs approches afin de dégager les ressorts qui sous-tendent cette envie ou plutôt même cette nécessité.

 

D’abord, la peinture est un phénomène d’atelier avant d’être un phénomène de galerie ou de musée. René Passeron dans L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence se propose de l’étudier sous l’angle du peintre au travail. Pour lui, c’est la méthode comparatiste qui s’impose au psychologue : elle permet de saisir les fonctions de l’esprit qui se sont inscrites dans l’œuvre picturale à travers l’histoire. Peindre, c’est essentiellement donner une apparence nouvelle à une surface. Le travail de la main soulève le problème de technique, qui permettent de distinguer plusieurs types de peintures, notamment la peinture par couches et la peinture « a prima ». Mais ce travail, qui est création, est conditionné par un art de voir. « L’apprentissage de l’artiste-peintre porte plus sur le domaine des « habitudes intellectuelles » que sur celui des « habitudes motrices ». Il lui faut apprendre à saisir des signes et des systèmes de signes, plutôt qu’apprendre à faire des gestes. Il lui faut apprendre à lire les peintures, plutôt qu’apprendre à écrire des lignes. »[13] Le créateur est celui qui arrive à dépasser son savoir-faire en l’intégrant aux fonctions suprêmes de l’invention.

 

Dans l’acte de peindre, il y a comme une prise de risque, une mise en danger de soi-même qui intègre l’inconnu comme le hasard comme donnée fondamentale : j’ai une certaine technique qui s’enrichit – je peins pour apprendre à peindre – mais qui n’est pas un but en soi. Peindre s’approcherait plus de la recherche que de l’artisanat. Les artistes-peintres ont-ils une idée préalable de ce qu’ils vont produire ? Sans doute ont-ils une idée, une conception originelle mais celle-ci va se trouver bousculée par le travail du faire, par l’évolution de proche en proche de ce qu’ils produisent et qu’ils ne pouvaient pas anticiper. L’artiste accepte de lâcher prise, de se laisser guider par l’œuvre en train de se faire. Il y a ce lâcher-prise mais ce dernier coexiste avec une certaine position de concentration ou d’attention extrême : un peu comme l’oiseau de proie, l’artiste intervient au moment opportun.

 

Tout se passe comme s’il existait un mouvement de va-et-vient dans l’acte de création : une plongée dans l’ailleurs, l’ailleurs humain, le nôtre puis une reconnaissance, une appropriation. On ramène cet ailleurs à soi, on l’intègre, on se l’approprie puis fort de ces nouvelles bases, on replonge…La peinture, corps à corps avec l’altérité.

 

Jacques Cohen, lors d’un colloque sur l’artistique explique que l’art advient non pas lorsqu’il s’agit d’être autrement, mais - en reprenant une formule de Lévinas – lorsqu’il s’agit d’atteindre à l’  « autrement qu’être ». 

 

« L’art détient le pouvoir de déchirer, d’entamer la clôture identitaire des sujets et du corps social. Mais une telle déchirure ne résulte ni d’un acte volontaire, ni d’ une technique. On sait bien que lorsqu’on commence à parler d’Art,  nous ne somme plus dans l’univers manipulatoire calculé et identitaire (…), nous ne sommes plus dans l’objectivisation-identification du monde. Nous sommes dans une posture bien plus complexe, c’est à dire qu’ on aborde un mode de pensée et de comportement qui ne relève plus de la majorité des comportements constituants les sujets que nous sommes au quotidien !… qui ne concerne plus les « moi » que nous sommes dans la société où nous vivons. C’est une autre manière de se rapporter à soi-même, aux autres et au monde que en œuvre la posture artistique.(…) Si la pratique artistique relève précisément de ce que j’appelais l’  « autrement », alors il n’y aurait pas possibilité de l’identifier en tant que telle. Elle vise, elle désire, elle espère la possibilité d’un vivre autrement, un vivre qui ne se satisferait pas d’être simplement un vivant, voire un vécu…c’est parce qu’ elle cherche à atteindre au vif ; au plus vif de la vie.(…)

Peut-être que l’Art offre la possibilité à tout un chacun, même ponctuellement d’atteindre au vif, à la vivacité enfouie du vivant. Je dirais que dans le vif il y a cette possibilité du risque (mort ou vif) ; ce risque-là c’est peut-être, justement, ce qui fait la brèche d’un événement, d’un événement non pas d’être mais d’ « autrement qu’être » (cf. E. Lévinas), c’est à dire d’un événement qui sortirait le moi de lui-même pour lui permettre d’atteindre –en s’effaçant- cela même que nous appellerons avec Freud et Lacan et puis d’autres- la subjectivité : le sujet. Le sujet n’est pas moi ! pas même l’autre du moi mais uniquement, singulièrement l’autre (non pas relatif au même, mais à l’autre !). »[14]

 

La pratique artistique offrirait la possibilité de l’exister, c’est-à-dire de l’extase : de la sortie hors de soi, hors de la statique du même. L’art ne vise pas seulement à être autrement, mais cherche à atteindre l’autrement qu’être, c’est à dire à sortir hors de l’être pour exister. On le sait, l’existence n’est pas l’essence. L’art permettrait donc une échappée hors de l’être, un mouvement d’ouverture.

 

 

1.2.3-      Comment accéder à l’artistique ?

 

Si la dimension artistique de ce qui se fait n’est réductible ni aux procédures techniques, ni aux processus poïétique ayant permis ce faire, alors où se trouve, où s’inscrit ce qui pourrait relever de l’artistique dans le faire de l’artiste lorsqu’il produit ? C’est-à-dire où est cet ailleurs ? Même si le tort de cette question en apparence naïve serait de vouloir localiser un ailleurs… Où est cette altérité qui, de toute manière, imprime sa « désistance », donne sa « déconsistance » à l’ouvrage pour qu’il devienne œuvre ?

 

Sous cet angle, pratique artistique, ailleurs et altérité seraient synonymes et pourraient être définis par ce qui permet de faire éclater, de faire voler en éclats l’identité ou tout aussi bien ce qui permet une échappée à la maîtrise d’un voir, d’un entendre, d’un comprendre, d’une prise sur la réalité. Cette possibilité est comparable à celle que nous offre le rire, c’est-à-dire le pouvoir de devenir autre que soi-même en riant comme l’on s’abandonne et se défait en éclatant en sanglots…Si l’Art est la possibilité d’atteindre à l’altérité c’est qu’il est d’abord, sans doute, une pratique de la joie. La joie permettrait de s’ouvrir à l’au-delà de ce que l’on est. La capacité de jouer avec la joie annoncerait la capacité d’évoluer dans un dispositif de liberté cherchant à s’ouvrir, à se déployer.

 

Si l’on peut dire également que la création est le miroir de nos doutes et de nos craintes et qu’elle n’est pas seulement et simplement un long éclat de rire, l’on doit reconnaître également qu’elle est acceptation ou plutôt mise à distance de ces fantômes. L’artiste les reconnaît sans doute partiellement lorsqu’ils surviennent mais tout se passe comme s’il parvenait à les accepter ou en tant cas à ne pas nier leur existence. Tenter d’échapper à  sa propre censure est sans doute un des exercices d’honnêteté les plus difficiles dans la posture artistique. Et c’est en ce sens également que l’on peut évoquer une sortie hors de soi : un autre soi est atteint qui accepte de ne plus jouer dans notre propre « système » identitaire habituel avec ses propres réflexes de survie…

 

Être ouvert à l’autre de soi-même, être à l’écoute de ce qui est en train de se faire (l’œuvre)  et enfin à l’autre compris comme autrui parce que je ne suis pas seule au monde et que justement, c’est cet autre qui m’emmène au monde, voici les trois facettes de l’altérité qui sont en jeu dans l’acte de création.

 

« Donc la création ce serait, et je vais essayer de m’arrêter sur cette remarque, ce serait la possibilité, d’être ouvert et de se rendre disponible à l’altérité de l’autre, de se rendre accueillant à l’interpellation (comme l’on dit) de et par l’autre (autrui et l’œuvre). E. Lévinas nous rappelle que ce n’est pas en « étant autrement » mais en cherchant à atteindre « l’autrement qu’être » que l’on peut espérer sortir de ce qu’on pourrait appeler le balancement identitaire : égoïsme-altruisme. »[15]

 

A ce stade de la réflexion, après m’être penchée sur « l’autre » et sur « peindre », j’ai tenté de montrer qu’acte de peindre et altérité sont étroitement liés. L’un ne va pas sans l’autre. Peindre est ouverture à l’altérité et inversement l’altérité est ce qui échappe à la pensée et donc peut-être ce qui peut être appréhendé autrement justement.

 

 

 

1.3-            Peindre l’autre : n’est-ce pas redondant ?

 

 

1.3.1-      Une double non-maîtrise

 

Peindre et l’autre ce serait l’impossibilité de la maîtrise, une impossibilité de dominer le monde, de se placer en situation de maître en le comprenant et en l’utilisant à l’envie. Ce serait reconnaître la vacuité de toute idée de contrôle ainsi que son irrecevabilité. Pourquoi cherche-t-on à maîtriser, à se placer en dominant ? Sans doute par peur d’être atteint, d’être touché au plus profond, de vaciller sur ses positions… Ce serait transformer un danger hypothétique  qui engendrerait un chaos interne, une remise en question trop profonde qui montrerait à quel point on se leurre soi-même, un semblant de carapace : je maîtrise pour ne pas être maîtrisé par ce que je ne connais pas. Des règles, des connaissances qui si je ne les ai pas sont disponibles, des étiquettes sur les autres…J’ai peur !

 

Au contraire, s’attacher à peindre et à l’autre me semblent des moyens de lutter contre cette petite peur. Ils semblent comme former deux voies d’un apprentissage de soi, de l’être. Peindre et l’autre : deux tuteurs de la construction d’une identité ? Dans Un merveilleux malheur, Boris Cyrulnik présente quatre chemins pour dépasser la souffrance : le travail intellectuel, l’activité créatrice, l’altruisme et le rire… De quelle souffrance s’agit-il ? Sans doute celle que tout homme porte en lui et sans doute, il ne « suffit » pas de souffrir pour créer tout comme la création ne requiert pas non plus absolument une souffrance. Quoi qu’il en soit, la création artistique et la relation à l’autre ont quelque chose à voir, quelque chose qui participe du dépassement d’une souffrance peut-être ou tout simplement d’un dépassement de soi.

 

Reconnaître l’impossibilité d’une domination sur les choses, les gens et soi-même, revient également à se replacer dans le flux continu des choses, à reconsidérer le temps. « La relation avec l’altérité, le mystère, c’est celle que nous entretenons avec l’avenir, avec ce qui, dans un monde où tout est là, n’est jamais là. »[16] Car rien n’est immobile et tenter de figer les choses en essences relève d’une conception occidentale qui s’est attachée à établir une « vérité » éternelle et immuable. C’est cette maîtrise illusoire à laquelle nous permettent d’échapper l’acte de création et l’attachement à l’altérité. Acte de création et altérité participent de cette même sortie de soi, de cette même acceptation que nous devons jongler avec des données inconnues, que la seule chose à savoir c’est que nous ne savons pas… Leur enseignement est comme une morale du lâcher-prise, d’un lâcher-prise total à la fois sur les choses et les autres mais également sur nous-mêmes puisque de toute façon nous sommes nous-mêmes aussi changeants.

 

Qu’advient-il lorsque l’on ne se « contrôle » plus ? Me viennent à l’esprit des images de folie, de chamans en transe, d’alcools, de drogues… Toujours est-il qu’il semble que c’est en « baissant la garde » que l’on peut atteindre un autre mode de l’être.

 

 

1.3.2-      Si l’autre est la peinture, peindre l’autre ne revient-il pas à peindre la peinture en train de se peindre ?

 

A présent, si je reviens à mon sujet « peindre l’autre » et que j’essaie d’en détacher le sens, je me demande si la peinture ne serait pas cette voie pour atteindre l’autre ou cet  autrement qu’être  que je cherchais en m’interrogeant sur l’autre. L’autre, mon autre se serait la peinture et inversement. La peinture se serait le moyen le plus juste pour éprouver cet ailleurs que je n’arrive pas à cerner par la pensée. Ainsi, en ce sens, l’autre n’est plus une entité physique distincte de moi mais une sensation, une interrogation, une expérimentation de quelque chose de différent. Il existe comme un parallèle entre ce mystère qu’est l’autre en tant que personne physique et cet inconnu qui sous-tend l’acte de peindre et que je vis en peignant. Interrogation sur l’altérité, « peindre l’autre » porterait peut-être alors en elle-même la réponse : peindre m’apparaît être le plus important, la clé qui me permet de vivre et d’expérimenter l’altérité en me sortant de moi.

 

 

L’Autre n°2, Huile sur toile, 2004, 41 x 33 cm

 

L’altérité s’expérimenterait alors dans l’acte de peindre, plus que dans l’œuvre produite. Ou bien pour le dire autrement, l’œuvre devrait laisser affleurer, dire cette jouissance de l’acte de peindre, de sortie de soi. Il s’agirait moins de chercher dans la description, dans la définition, dans l’enfermement de cette notion de l’  « autre » et de s’orienter plus vers l’acte de peindre, dans cette recherche où mon corps, mes sens font taire ma pensée et me guident vers l’autre.

 

S’attacher à l’acte de peindre, c’est également sortir de se cloisonnement « intérieur-extérieur » ou « je-l’autre » . Merleau-Ponty dans L’œil et l’esprit explique que peindre revient à exprimer « le dedans du dehors et le dehors du dedans, qui rend possible la duplicité du sentir »[17]. Il existe comme une ouverture, un passage entre l’extérieur et l’intérieur, comme une peau justement qui respire. En peignant j’échappe à moi-même et dans le même mouvement j’accueille l’autre. Est-ce que l’acte de peindre ce ne serait pas justement ce passage ? Comme si peindre constituait la jonction possible entre deux enfermements, la rencontre la plus juste entre je et l’autre ?

 

« Peindre l’autre » reviendrait alors à présenter l’acte de peindre dans un tableau « fini ». Ce face à face, ce bras-le-corps que j’entretiens avec l’altérité, il s’agirait de le montrer au spectateur. Mais comment présenter une création en train de se créer ? Comment présenter la genèse de quelque chose alors que cette genèse est justement terminée ? Si l’on considère le moment où je peins, il s’agit alors sans doute de privilégier des aspects relatifs à l’inachèvement, à l’esquisse, comme si je décidais d’arrêter le tableau « en plein vol » en quelque sorte. Le spectateur doit voir mes doutes, mes erreurs et mes certitudes aussi. Ainsi dans L’Autre n°2, je me suis attachée à m’en tenir au stade de l’esquisse en écrivant l’essentiel des traits du visage sans lever la main. Ecriture automatique du visage, cette esquisse interroge le geste, la rapidité, le « peu », le « dit » et le « non dit ». Elle soulève également une question sur le médium ; l’huile est traitée comme une encre. Le trait du pinceau écrit les traits du visage en laissant apparaître le blanc de la toile. Trait d’une écriture, trait du pinceau, traits du visage, des sens différents qui prennent source dans un même mot. La calligraphie réconcilie peinture du sensible et écriture.

 

 

 

 

L’Autre n°14, Huile sur toile et craie grasse, 2004, 116 x 89 cm

Avec L’Autre n° 14, j’ai creusé cette préhension que j’ai de l’autre dans un véritable corps à corps avec lui. Je l’ai peins comme si je le touchais sans m’attacher à rendre une forme, sans distance. Coulures, repentirs montrent la peinture pour elle-même. Et parallèlement, sur cette matière, je l’ai esquissé à la craie grasse. Ce trait hésitant, fait comme à la va-vite réintroduit à la fois un lien avec un sensible visible et non juste vécu par le toucher et impose un parti-pris de rapidité, de non-achèvement, de volonté de montrer le tableau en train de se faire.

 

Un des traits qu’on reconnaît d’ordinaire pour faire le plus ouvertement coupure entre la peinture moderne et toute celle qui l’a précédée tient à la mise en question de l’achevé ; par suite au statut et à la valeur possible de l’inachèvement. Car la peinture moderne est fréquemment désinvolte et se néglige, et même elle prend un insolent plaisir à le montrer. « Achever » un tableau, c’est comme achever quelqu’un, dit Picasso, c’est le tuer. [18]  Tout se passe comme si depuis le mot de Baudelaire à propos de Corot « une œuvre faite n’est pas forcément finie, une œuvre finie pas forcément faite »[19] le faire se trouvait détaché du fini. L’esquisse ne nous rappelle pas seulement que l’œuvre est toujours en anticipation d’elle-même et ne coïncide pas avec son être. Elle nous force surtout à penser ce que l’œuvre doit impliquer en elle de manque et de creux pour opérer : ce qu’il y faut de vacant pour qu’elle se maintienne active et puisse continuer d’exercer. D’autre part, elle nous apprend en somme que nous ne percevons toujours que de façon esquissée. Pour Merleau-Ponty, la perception elle-même n’est jamais finie. « Elle ne nous donne un monde à exprimer et à penser qu’à travers des perspectives partielles que ce monde déborde de tous côtés. »[20]

 

L’esquisse, par sa valeur d’  « inachevé », permettrait de mettre en valeur l’acte de peindre lui-même parce que le point de vue qu’elle développe est celui, non de l’être et de la détermination, mais de la capacité de l’œuvre à se déployer. Tout n’est pas dit…

 

« Le grand œuvre évite d’advenir ».[21]

 

Si « peindre l’autre » revient dans un certain sens à montrer l’acte de peindre, à montrer la peinture en train de se faire, à montrer la peinture comme corps à corps avec l’altérité, on en revient alors à l’autre, à la proposition initiale : peindre l’autre a-t-il encore un sens si l’important est de peindre, si l’altérité sous-tend l’acte de peindre lui-même ? Je ne me situe plus dans une interrogation sur l’acte de peindre et une interrogation sur l’autre, je dois démontrer la fertilité de leur association. Peut-on peindre quelque chose ?

 

 

1.3.3-      Exploration des limites du portrait en peinture : comment faire revenir l’autre dans cet acte de peindre sans verser dans la mimesis ?

 

Peut-on décider de ce que l’on va peindre, de l’objet de la peinture ? Parce que tout est là : si la création est parole de notre propre corps, parole de ce qui n’est justement pas conceptualisable, lui donner un objet, n’est-ce pas sombrer dans un abîme d’incompréhension de l’acte artistique ? D’autre part, il ne s’agit pas de n’importe quel objet. Il s’agit de l’autre. Si je me ressaisis de ce terme, je réalise que le malheur vient sans doute que par la pensée, je ne peux atteindre l’autre que par le détour de l’objet, c’est à dire comme si précisément, il n’était pas.

 

Antique dualité de la relation sujet-objet dans la pensée occidentale…

 

Je ne peux peindre que sans objet et l’autre dans la pensée est objet. Impasse ou dépassement ? Le nœud est là : peut-être que la seule et bonne manière de s’arrêter sur l’autre – s’il est effectivement l’impossible de la pensée – est de l’apprendre autrement, de ne plus l’appréhender par la pensée, mais par mon corps, par mon corps peignant.

 

Décide-t-on de ce que l’on va peindre ? La peinture, si elle est un lâcher-prise, est-elle un lâcher-prise total ? Juste des couleurs dans un certain ordre assemblé…Mais quel ordre ? Celui d’un code mental qui peut produire des toiles abstraites, celui du visible que l’on reproduit dans une mimesis studieuse ou celui d’une vision haptique plus proche du toucher ? En d’autres mots, que peint la peinture ? Je pressens bien sûr que la peinture a à voir avec le sensible, qu’elle n’est pas détachée du monde avec lequel elle entretient un rapport essentiel.

 

« Peindre l’autre » c’est l’acte de peindre mais c’est aussi prendre l’autre comme sujet parce qu’on ne peint pas rien. Prendre l’autre comme sujet de la peinture, c’est me relier au monde du sensible, c’est éprouver la matérialité dont je suis faite, c’est convoquer mes sentiments, mes sensations vis-à-vis de l’autre pour travailler ce que je ne saisis pas. Penser à l’autre, le regarder, le ressentir lorsque je peins agit un peu comme une toile de fond non déterminante. Je ne sais ni comment je vais le peindre, ni ce que je vais peindre en l’autre, quelle facette de mon interrogation sur l’altérité je vais privilégier : est-ce son aspect physique, son apparence ? Est-ce son insaisissabilité ? Est-ce son affirmation en tant que présence à côté de moi ?

 

« Peindre l’autre » s’inscrit forcément dans la grande tradition du portrait. Qu’en est-il alors de cet autre par la peinture ? Quelle est la bonne distance ? Celle du regard qui peut reconnaître en lui une forme, une chair ? Nous nous trouvons là face à une question clé de la peinture moderne : comment penser – et produire – une image qui ne soit pas limitée par le caractère individuel, ou mieux : individuant de la forme ? Ou comment peindre, c’est à quoi s’affronte désormais la peinture, en gardant la forme disponible, sans verser dans la complaisance ni se livrer à l’artifice auxquels on est porté, dès lors qu’on privilégie un aspect ?

« Ce n’est pas bien entendu que le peintre moderne en se libérant de la représentation peigne désormais n’importe quoi…Il peint bien toujours une forme, mais il ne se veut plus tenu par le caractère anecdotique de cette forme. »[22]

Dans ce rejet de ce qui faisait la peinture auparavant, ce qui se trouve en question est la consistance individualisante de l’objet. D’un objet qui dévoilerait son essence au fur et à mesure que le spécifient les coups de pinceau…

 

J’aimerais citer Jean Dubuffet [23] :

            « J’ai remarqué que pour qu’un portrait me soit d’un bon usage ce qu’il faut surtout c’est qu’il soit comme doué de vie, d’une petite vie propre de tableau, comme un arbre, comme un petit chien. C’est ça qui rend un portrait de bon usage, ça n’est pas du tout qu’on l’ai bourré d’indications documentaires topographiques au sujet des traits spécifiques du personnage en question, ses sourcils épais ou arqués, son menton gras, sa coupe de cheveux, etc., ces indications-là il y en a bien toujours assez, ça n’est pas de ce côté qu’il faut chercher. Ca empêcherait même plutôt le portrait de fonctionner parce que ça bouche les voies, ça rapetisse le champ. Ce qui est intéressant c’est les chemins dont on ne voit pas le bout, les trous dont on ne voie pas le fond, les fumées dont on ne voit pas le derrière. Ca permet à l’usager d’y faire des grandes promenades dans ces portraits-là et jamais les mêmes. Ce que je n’aime pas c’est les portraits dans lesquels on vous oblige à faire toujours la même promenade. Moi j’aime les jardins où on vagabonde à sa fantaisie, je n’aime pas que le jardinier m’y ait tracé des courbes et des ovales qui m’assomment au bout de deux jours, j’aime que le jardinier n’y fasse pas trop sentir sa main. Qu’il y ait surtout laissé des ronces, beaucoup de ronces.

            Il faut en général dans un portrait, beaucoup de général, très peu de particulier. Habituellement on met trop de particulier, toujours trop. (…)

            Pour qu’un portrait me fonctionne vraiment bien j’ai besoin que ce soit à peine un portrait. A la limite de ne plus être un portrait. C’est alors que ça prend son fonctionnement dans toute sa force. J’aime beaucoup les choses portées à leur extrême limite possible. »

 

Explorer les limites du portrait… Magnifique expression pour qualifier cette part de mystère, cette part d’ailleurs de la peinture, de l’autre et a fortiori du portrait. Les limites du portrait ce serait le dit différent de l’attendu, un dit qui nous accueille ailleurs, encore…

 


2-      LE PORTRAIT A-T-IL UNE ACTUALITE ?

 

2.1-            La ressemblance intérieure

 

2.1.1-      Le miroir de l’âme ?

 

Quelle est la bonne distance à adopter lorsque l’on peint l’autre ? S’agit-il de sonder l’insondable ? De tenter de plonger à l’intérieur de cet autre, afin de dégager ce qui fait autre cet autre ? Le véritable portrait serait celui qui se présente comme le miroir de l’âme. Visant la ressemblance intérieure, il chercherait à saisir le trait essentiel, le lieu précis, propre à chacun, où la personnalité devient significative. Comme l’exprime Miquel Barcelo, « jusqu’à ce que le modèle ne soit plus dehors mais dedans »[24]. La vocation de la peinture serait de rendre l’intentionnalité invisible et non pas la forme, ou autrement dit le tracé de la figuration vaudrait à titre d’indice d’une dimension d’esprit qu’il tend à transmettre.

 

Les deux portraits de Barcelo de Paul Bowles[25](ill. p. 82 ) et de Bernard Picasso[26](ill. p. 81)  répondent à une question que je me pose sur la figuration : comment saisir l’autre au travers du geste et du travail de la matière ? Comme Barcelo, j’ai envie de capter l’émotion que je ressens face à l’autre en cherchant à jouer avec la matière. Ce questionnement doit apparaître au travers des repentirs, des imprécisions, des zones de flou. J’ai un visage face à moi et je cherche non pas la ressemblance à l’apparence formelle mais au ressenti. La peinture comme miroir mais comme miroir de ma relation à l’autre. L’autre naît de la matière.

 

Dans le portrait de Bernard Picasso (ill. p.81), l’artiste tourne autour de l’œil gauche du sujet, la matière devient de plus en plus fluide au fur et à mesure qu’il s’écarte de ce point central comme si cet œil était un gouffre par lequel il allait crever la surface des choses. Ce tournoiement autour de l’œil me renvoie à une formule passée en adage auprès des peintres chinois : « La capacité à rendre l’esprit d’un individu tient tout entière dans la capacité à pointer ses deux yeux et, secondairement dans le contour des pommettes et des joues ; ce trait subtil saisi dans la masse de ceux composant la personne suffit à rendre la ressemblance d’ensemble comme à appréhender la ressemblance intérieure (Su Dongpo,Zhonnguo hualun leibian, Yu Jianhua éd., Zhongua shuju, p 454). Car ne peut-on pas surprendre, dans la physionomie de chacun, un point d’affleurement de la significativité qui la tend et tel que, démêlé de tout l’encombrement des formes, il laisse entrevoir le mouvement le plus ancré de sa vitalité, le pli le plus typé de son intentionnalité ? Ce dont l’expérience commune, à vrai dire, nous a tous rendus plus ou moins conscients, mais sans qu’on l’analyse, la critique picturale chinoise, exploitant le pouvoir de l’indice, l’a très finement observé. Qu’on rajoute « trois poils » sur la joue de l’un ou « trois légères ridules » au bord des yeux de l’autre, en fonction de sa façon singulière de baisser la tête et lever les yeux, nous dit ce même théoricien, et ces traits à peine visibles réussissent non seulement à faire reconnaître aussitôt cet individu, mais laissent apparaître son fond secret, à travers cette inflexion propre à sa vitalité. Ce formel infime, à peine esquissé, parce qu’il est à peine esquissé, nous introduit dans son monde intime ; au seuil du visible, il est le point d’émergence de toute une cohérence invisible.»[27]

 

Ce questionnement sur le seuil du visible où le peinture de visage serait comme un fil d’équilibriste entre la ressemblance formelle et la ressemblance intérieure m’a guidé dans ma pratique personnelle. Dans un souci d’élucidation du mystère de cet autre, je me suis attelée à comprendre, à intérioriser son visage. Que révèle le visage de cet autre ? Traditionnellement considéré comme le miroir de l’âme, que nous dit le visage ?

 

J’ai réalisé quatre tableaux de petits formats sur le visage de cet autre que je me suis choisie en tentant de creuser le portrait pour capter une étincelle de vie, une étincelle de ce qui fait autre cet autre :

 

-         L’Autre n°1 est un visage paysage, un visage minéral monté par une superposition de lavis, grattés au couteau. Veines, marbrures, sédimentations…le langage est celui de la géologie et je songeais à ces portraits paysage dont parle Dubuffet, ceux dans lesquels il aime se perdre. Le grain de la peau et l’espace autour du visage se confondent presque, seuls les traits du visage sont révélés. Les traits du visage font signe comme une écriture.

 

-         L’Autre n°2 s’approprie cette découverte. Cette esquisse écrit l’essentiel des traits sans lever la main. Ecriture automatique du visage, elle interroge le geste, la rapidité, le « peu », le « dit » et le « non-dit » .Elle soulève également une question sur le médium ; l’huile est traitée comme une encre. Le trait du pinceau écrit les traits du visage en laissant apparaître le blanc de la toile. Trait d’une écriture, trait du pinceau, traits du visage, des sens différents qui prennent source dans un même mot. La calligraphie réconcilie peinture du sensible et écriture.

 

-         L’Autre n°3 procède de l’opération inverse : au lieu de laisser apparaître le blanc de la toile, j’ai peint toute la toile en noir et j’ai creusé le visage dans ce noir avec des couleurs-lumière. Cette technique picturale va à l’encontre de la peinture à l’huile classique qui demande de commencer par la lumière et de monter les ombres à partir de la superposition des couleurs-lumière. Mettre en lumière les traits du visage à partir d’un noir dense, amener le noir vers la lumière peut-il m’aider à tirer au clair cette énigme du visage de l’autre ?

 

-         L’Autre n°4, le dernier de la série des visages est une interrogation sur la puissance couvrante du blanc en référence à Barcelo. Ce portrait a été monté de façon très expressionniste, à la Egon Schiele. J’ai eu ensuite besoin de clarifier, de simplifier tout ce « dit » en le recouvrant de blanc et en ne laissant apparaître que d’infimes éclats de ce qui avait été fait. Un peu comme si je ne donnais à lire que quelques passages de mon journal intime, comme si par pudeur et par respect du spectateur je ne voulais pas tout lui dévoiler.


 

L’Autre n°1, Huile sur toile, 2004, 55 x 46 cm


 

L’Autre n° 3, Huile sur toile, 2004, 55 x 46 cm


 

L’Autre n°4, Huile sur toile, 2004, 46 x 38 cm

 

Reste qu’en tentant d’élucider ce mystère de l’autre en peignant sa personnalité, ce que je devine de sa personnalité, l’autre m’échappe encore…Une définition  de ses traits de caractère, ou de son « âme » ( ?) me donne comme une emprise sur lui par où son caractère d’  « autre » s’écoule et s’enfuit. Je peins ce que je crois savoir de lui. Ne serait-ce pas plus juste de peindre ce que je ressens de lui, de peindre le sentiment que me suscite l’altérité ?

 

 

2.1.2-      Peindre l’inquiétante étrangeté de l’autre

 

Toute objectivité étant impossible, ne s’agit-il pas alors de peindre le sentiment que l’autre me suscite ? Quelque chose de son inquiétante étrangeté …Cette voie pose la question du modèle et de la pose, de la pose qui « obstrue ». Dans Propos sur l’art sont retracées les étapes d’élaboration du portrait de Gertrude Stein [28] (ill. p.91): « Les séances de pose se prolongent jusqu’au printemps. Mais Picasso croit avoir échoué dans ses efforts. Pris d’une de ses violentes colères, il efface la tête, brusquement. « Je ne vous vois plus, quand je vous regarde. » »[29] Les traits comparables à un masque derrière lesquels l’artiste a dissimulé Gertrude Stein ont été compris non comme l’évocation archaïsante d’un état antérieur mais au contraire comme un bouclier censé interdire ou rendre plus difficile l’accès à la nature profonde du modèle. Si le devoir traditionnel du portrait est de démasquer ou de mettre en relief une personnalité, Picasso fait ici exactement l’inverse. Même si la force ou l’influence de la poétesse semblent comme effacées, l’œuvre exprime aussi le manque de disposition ou de capacité de Picasso à voir, à percevoir, sinon à reconnaître ses traits.

 

Masquer l’autre, le travestir, pour être au plus près du sentiment qu’il me suscite, de mon désarroi face à l’altérité ? L’autre comme inquiétude, l’autre comme surgissement ?

 

Michaux Henri, Sans Titre, 1939, Huile sur toile, 24x16 cm, Collection Jean Hughes, Paris. (ill. p.84)

Cette figure de Michaux me fascine dans la mesure où elle surgit, quasiment fantomatique de la nuit. Elle est à peine humaine : deux yeux démesurés, un nez et une bouche suggérés. Il s’agit d’un travail entre figuration et défiguration où l’apparence se décompose. Ce visage triste a quelque chose à voir avec la mort mais je ressens une telle présence que je m’interroge : montrer l’autre comme un écorché vif nous le rendrait-il plus présent, plus étrangement inquiétant et donc sans doute plus proche de nous ?

 

Ce rapport qu’entretient le portrait de l’autre avec la mort a été porté à son paroxysme par les dessins de Zoran Music à Dachau (ill. p.90). Ses dessins de corps morts, décharnés, empilés donnent à lire une souffrance extrême qui s’est éteinte. Ces corps désincarnés n’éprouvent plus de sentiments. Ils se présentent en véritables fantômes d’eux-mêmes…Là où le portrait cherchait à déchiffrer l’énigme d’une personnalité, d’une vie intérieure, il ne reste plus rien. Ou au contraire, il reste tout : ces dessins sont une affirmation de la présence du corps, de son existence en tant que matérialité. Tout est là et pourtant l’homme n’est plus homme, il est mort.

 

Cette inquiétude du corps, Jean Clair la renvoie dans La Barbarie ordinaire au sentiment mittel-européen d’un corps périssable :

« Car il s’agit toujours, en dernière instance, de faire parler le corps, de le questionner, de le pousser à ses dernières extrémités, pour le faire avouer. Or, c’est un corps nu, juvénile et glorieux qui sort du puits pour dire la vérité, comme si, au regard d’une esthétique née sur les bords de la Méditerrannée, le Beau avait toujours été assimilé au Vrai. C’est une autre interrogation que posait cette esthétique du cœur de l’Europe. Que veut dire un corps âgé, souffrant, agonisant, soumis à la vieillesse ? Ultima verba. Quelle question subit-il dans la nuit de la douleur ? (…)

Un beau spectacle pour les yeux, donc, celui de ces cadavres empilés : l’horreur serait aussi une catégorie esthétique ? »[30]

 

La peinture aurait-elle alors partie liée avec la plus grande altérité qui soit, la mort ? Le sens originel et véritable de la peinture ne serait-il pas de conjurer la mort, ce mystère qui nous dépasse ? Non pas pour témoigner mais pour exprimer ce désarroi, pour le dompter ?

 

Mort et vie, vie et mort… Finalement une des seules certitudes que j’ai au sujet de l’autre c’est qu’il s’agit de quelqu’un en vie à côté de moi. L’Autre n°5 apporte une interprétation minimale à la question « qui est l’autre ? » : la flamme de la vie de cet autre et une silhouette. Il présente ce que ressentirait quelqu’un de presque aveugle : juste une forme floue et une vie.

 

 

L’Autre n°5, Huile sur toile, 2004, 92 x 73 cm


 

L’  « autre » de cette toile pourrait être qualifié d’apparaissant-disparaissant. Sa présence se dilue et est comme traversée d’absence. La silhouette que l’on devine est traitée de la même manière que le fond. Dans ce fond apparaît une lumière qui est la lumière de la toile. On ne comprend pas bien la pose du personnage : assis, accroupi ? Est-ce un homme ? Une femme ? Il est flou et finalement la seule chose que l’on devine ou que l’on ressent, c’est un travail, une densité de matière plus importante, plus épaisse. Les tensions se lisent comme des cicatrices anciennes sur lesquelles la peau s’est refermée. Il y a également un côté « à vif », comme si l’on pénétrait à l’intérieur du personnage. Il est là sans être là, il nous interroge presque par son absence… Absence de traits, d’indications permettant de l’étiqueter, de lui donner une identité. Désarroi, liberté… On ne sait pas qui il est, il est là, c’est tout et il est surtout jeu de matière, de forces telluriques.

 

Nous fait-il voyager ? Un dandy dans une fumerie d’opium ? Une momie ou un corps calciné de Pompéi ? Le SDF qui fait la manche en bas de chez moi ? En tout cas il nous confronte avec cet autre que nous portons en nous. Il permet toutes les projections et n’apporte aucune réponse en dehors d’une certaine joie visible de peindre, de chercher dans la matière de la peinture des transparences, des découvertes indicibles, un corps à corps avec la matière qui me prend la main, me guide vers cet autre, m’en éloigne et se retire de toute autre affirmation qu’elle-même.

 

 

2.1.3-      L’ailleurs humain : carnets d’un voyage intérieur

 

Peindre quelque chose de l’inquiétante étrangeté de l’autre…Surgissement de l’autre, mais en allant plus loin je peux également peindre mon autre moi-même, explorer l’ailleurs humain que je porte en moi. Un peu comme les carnets de voyage intérieur que nous présente Henri Michaux : « Les têtes, les visages chez Michaux sont en effet fantômes, fantômes de soi. (…) Apparitions voulues, attendues, mais lui échappant, comme il le souhaite. (…) Sa peinture est parfois étrange, de l’étrangeté de l’ordinaire, ou expression de l’ailleurs, de l’étranger. (…) Sous cette lumière, les têtes, les créatures de Michaux, surgies jusqu’à la fin de sa vie, semblent épiphanie énigmatiques de l’humain, de son étrangeté, de son inquiétante et fragile condition, de ses mystères psychiques. »[31] (ill. p. 84, 85, 86, 87)

 

D’où vient cette absolue nécessité de peindre des visages, encore et toujours des visages, différemment ? J’aimerais citer son poème extrait de L’espace du dedans :

 

« EN PENSANT AU PHENOMENE DE LA PEINTURE

 

La volonté, mort de l’Art.

 

            Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages.

            Menant une excessive vie faciale, on est aussi dans une perpétuelle fièvre de visages.

            Dès que je prends un crayon, un pinceau, il m’en vient sur le papier l’un après l’autre dix, quinze, vingt. Et sauvages, la plupart.

            Est-ce moi tous ces visages ? Sont-ce d’autres ? De quels fonds venus ?

            Ne serait-ce pas simplement la conscience de ma propre tête réfléchissante ? (Grimaces d’un visage second, de même que l’homme adulte qui souffre a cessé par pudeur de pleurer dans le malheur pour être plus souffrant dans le fond, de même il aurait cessé de grimacer pour devenir intérieurement plus grimaçant.) Derrière le visage aux traits immobiles, déserté, devenu simple masque, un autre visage supérieurement mobile bouillonne, se contracte, mijote dans un insupportable paroxysme. Derrière les traits figés, cherchant désespérément une issue, les expressions comme une bande de chiens hurleurs…

            Du pinceau et tant bien que mal, en taches noires, voilà qu’ils s’écoulent : ils se libèrent.

            On est surpris, les premières fois.

            Faces de perdus, de criminels parfois, ni connues ni absolument étrangères non plus (étrange, lointaine correspondance !)… Visages des personnalités sacrifiées, des « moi » que la vie, la volonté, l’ambition, le goût de la rectitude et de la cohérence étouffa, tua. Visages qui reparaîtront jusqu’à la fin (c’est si dur d’étouffer, de noyer définitivement).

            Visages de l’enfance, des peurs de l’enfance dont on a perdu la trame et l’objet que le souvenir, visages qui ne croient pas que tout a été réglé par le passage à l’âge adulte, qui craignent encore l’affreux retour.

            Visages de la volonté, peut-être, qui toujours nous devance et tend à préformer toute chose : visages aussi de la recherche et du désir.

            Ou sorte d’épiphénomène de la pensée (un des nombreux que l’effort pensant ne peut s’interdire de provoquer, quoique parfaitement inutile à l’intellectuation, mais dont on ne peut pas plus s’empêcher que de faire de vains gestes au téléphone)…comme si l’on formait constamment en soi un visage fluide, idéalement plastique et malléable, qui se formerait et se déformerait conformément aux idées et aux impressions qu’elles modèlent par automatisme en une instantanée synthèse, à longueur de journée et en quelque sorte cinématographiquement.

            Foule infinie : notre clan.

            Ce n’est pas dans la glace qu’il faut se considérer.

            Hommes, regardez-vous dans le papier. »[32]

 

Michaux semble aller toujours plus loin dans l’exploration de ces êtres étranges constitutifs de l’ailleurs humain. Il s’enfonce dans son être pour s’ébattre à l’origine de toutes choses. Tout se passe comme s’il y avait des strates géologiques constitutives de l’être humain et que Michaux plonge vers un « en-deça » plutôt que vers un « au-delà » pour révéler la vérité de cette présence ou de ces multiples présences…Sa peinture est parfois étrange et c’est elle alors qui devient encore plus « autre » qu’un autre qui serait représenté.

 

Ses portraits, qui n’ont selon lui aucune ressemblance de structure avec le modèle, mais parfois une autre, chargée celle-là et presque hallucinatoire, peuvent être rapprochés de ceux de Jean Dubuffet. Pour parfaire la correspondance, je choisirai un des six portraits que Dubuffet a exécutés de Michaux : Henri Michaux, 1947, Huile sur Toile, 130,7x97 cm, New York, Museum of Modern Art (ill. p.83). Cet « anti-portrait », ni représentation fidèle, ni caricature, ni portrait psychologique, se réduit à des signes physionomiques et à des gestes archaïques qui invitent à se déprendre du particulier pour s’attacher au général, à ce qui rend l’homme humain. Dans les déformations picturales du visage et du corps humain s’exprime le désir insistant de les rendre plus lisible.

 

Avant de s’attacher à la particularité de chacun, le mystère de l’altérité ne tiendrait-il pas à ce que nous soyons tous des humains, d’abord ?

 

 

2.2-            Une absente présence

 

            Cet autre qui visuellement a une forme, faut-il alors creuser la voie de cette forme, le distinguer du tout – du tout qui l’entoure - , le rendre immobile, figé ou l’intégrer dans la quatrième dimension, celle du temps, dans le flou et l’incertitude ? Une silhouette floue qui nous dirait l’essentiel : une vie, un indéfinissable, un mystère. Et puis avant tout cet autre que j’appelle de tous mes vœux est-il là ? Présence – absence : le moteur du désir comme on dit qu’il n’y a de désir que de ce qui est absent. S’agit-il de peindre ce que je ressens vis-à-vis de l’autre ou de peindre mon désir de l’autre? Donner à voir de l’absence pour évoquer l’autre comme désir, comme aspiration ?

 

 

2.2.1-      Excès de présence

 

Une des disciplines les plus ancrées dans la tradition de la peinture occidentale est le Nu. Que ce soit aux Beaux-Arts ou dans les ateliers de peinture, peindre des nus semble être la condition sine qua none  de la perception de l’autre. A ce moment où je m’interroge sur la question de la forme à donner à l’autre, il peut paraître intéressant de me pencher sur la signification de l’importance accordée au Nu en Occident. En effet, dans L’Essence ou du Nu, François Jullien nous apprend que s’il est un vaste espace culturel où le Nu n’a jamais pénétré, où il soit resté complètement ignoré, c’est bien en Chine. Le Nu, préoccupation culturelle donc… En quoi le Nu a-t-il incarné, plus que toute autre « chose » notre idée de la représentation ? François Jullien nous apprend que le Nu nous renvoie à deux choses : d’abord le Nu ne varie pas, ne peut varier, ni changer : il est le même, il est l’essence. Il est de tous les temps, il immobilise même l’homme dans le temps. Il participe de la recherche d’une certaine vérité, immuable qui serait celle de l’essence des choses indifférentes au temps. Il fait ressortir ce « est simplement l’homme », l’isolant de tout contexte, il peint la plénitude de ce ne que : son essence. D’autre part, il pose la question de la relation du  peintre au modèle, la question de la pose. Car la pose laisse apparaître ce que l’Occident a conçu comme au cœur de la représentation : le rapport sujet-objet. Face à son modèle, l’artiste se mesure à une réalité qui lui est complètement extérieure, cet extérieur de la « chose » se trouvant tout aussi solidement établi, par et pour son esprit, que le pouvoir même de son esprit.

 

Ainsi, en isolant l’autre, l’Occident a cherché à déterminer son essence, mais l’autre est-il dissociable du tout ? En Chine « quand on cherche à figurer un personnage, il faut avant tout se garder de le faire poser. (…) Une fois la capacité de variation perdue, on n’a plus qu’une statue de pierre ou de bois, et non plus un personnage vivant ; seule reste la forme de son modelé. Pour bien rendre un personnage, nous disent les Chinois, il faut le saisir quand il est en train de réagir et ne se maîtrise plus : quand soudain il change de position. (…) On croque alors de lui le trait décisif, comme pris d’inspiration ; et plutôt que de regarder directement le modèle, c’est l’ombre projetée sur le mur que l’on préférera dessiner (…) puisque son tracé, décanté de toute matière, est plus suggestif. On est loin du modelé du nu… »[33]

Le Nu s’imposerait par sa présence tandis que ce que figure l’art chinois serait marqué par sa prégnance (rien n’est définitivement tranché…).

 

La peinture elle-même ne serait-elle pas affirmation d’un excès de présence ? Dans Francis Bacon, Logique de la sensation, Gilles Deleuze explique que l’hystérique c’est à la fois celui qui impose sa présence, mais aussi celui pour qui les choses et les êtres sont présents, trop présents, et qui donne à toute chose et communique à tout être cet excès de présence. La peinture serait hystérie, ou convertirait l’hystérie, parce qu’elle donne à voir la présence directement. Ou dit autrement, la peinture se proposerait directement de dégager les présences sous la représentation, par-delà la représentation.

 

Cet autre qui visuellement a une forme, faut-il alors plonger dans cette forme, le distinguer du tout –du tout qui l’entoure-, le rendre immobile, figé ou l’intégrer dans la quatrième dimension, celle du temps, dans le flou et l’incertitude ? Si la peinture elle-même est affirmation de présence, faut-il encore accentuer le sentiment de la présence de l’autre par un découpage de la forme qui agirait comme un dit redondant ?

 

Ainsi, dans ma pratique personnelle, j’ai eu envie de m’éloigner des traits du visage, de travailler sur le flou, sur la silhouette d’un personnage fantomatique. Le flou, le mystère de l’autre sont des notions difficilement abordables lorsqu’on ne s’attache qu’au visage : en effet, qu’est-ce qui fait qu’on reconnaît un visage, jusqu’où peut-on pousser la suppression des traits (l’utilisation du pluriel à ce sujet est d’ailleurs éloquente ; on ne dit pas « le » traits du visage) ? Dans Francis Bacon, Logique de la sensation, Deleuze établit une distinction entre la tête et le visage. « C’est donc un projet très spécial que Bacon poursuit en tant que portraitiste : défaire le visage, retrouver ou faire surgir la tête sous le visage »[34]. La tête est partie intégrante du corps de l’autre. M’attacher à son corps, à sa silhouette sans trop en dire me permet de le présenter comme énigme. Une silhouette, c’est un peu comme une ombre : elle me permet de me libérer d’une figuration trop collée à mon sujet, aveugle parce qu’en surface. La présence de l’autre est là certainement, diffuse, mais tout autant dans la présence de la peinture que dans une description qui veut trop en dire.

 

 

2.2.2-      L’absence de l’autre

 

 

Et puis avant tout cet autre que j’appelle de tous mes vœux est-il là ? Présence – Absence : le moteur du désir comme on dit qu’il n’y a de désir de ce qui est absent. S’agit-il de peindre ce que je ressens vis-à-vis de l’autre ou de peindre mon désir de l’autre ? Donner à voir de l’absence pour évoquer l’autre comme désir, comme aspiration ?

 

Lorsque j’ai peint L’Autre n°6, au lieu d’affirmer l’essence de l’autre, j’ai eu envie de le décrire par son absence, par l’absence de matière picturale dans le personnage accroupi. Pour accentuer le contraste, l’espace l’entourant a été travaillé de façon lyrique et en accumulations afin de suggérer tout ce qui existe entre lui et moi. On peut également considérer que ces entours très denses, le présentant comme en creux suggèrent ce que cet autre dégage, une aura peut-être. Il y a plus de densité autour de lui que en lui. Cet homme qui se dégage en creux, qui est « vide » en quelque sorte puisque son corps est la toile brute salie par quelques résidus de peinture : coulures, traces de doigts ou de chiffon suscite-t-il un désir, une aspiration ? Révèle-t-il l’altérité comme mouvement, comme aspiration ?


 

L’Autre n°6, Huile sur toile, 2004, 92 x 73 cm


 

François Jullien explique cet écart et donc à la tension que la pensée européenne a creusé entre présence et absence : « Elle s’est vouée au culte béatifique de la présence comme elle a développé une dramatique de l’absence. De la présence, de sa pénétration intime ou de son découvrement à distance, elle n’attend pas mieux que le bonheur ou la vérité, fait coïncider son règne avec la plénitude, ne nous atteindrait-elle que par éclair, la présence illumine et comble : dans l’événement du face-à-face se produit le miracle –ex-tase, ép-optie, par-ousie (« hors de soi », « tourné vers », « auprès »…). Pour autant, si la présence en focalisant accapare, c’est qu’une ségrégation s’est opérée au sein du disséminé et du confus, l’isolant, le circonscrivant et même le sertissant par son absence. De l’alternative apparue naît le tragique ; comme, à partir de l’exclusion et du rejet, se condense et s’intensifie du désir. Puisqu’il n’est de désir que de ce qui est « absent » »[35]

Si je me tourne vers la peinture contemporaine, deux artistes - Manolo Valdès et Eugène Leroy - peignent cette absence, cette insondable énigme : visages absents ou corps en creux, sans peinture.

 

Avec le Portrait au turban (Retrato con turbante) [36] (ill. p.94), Manolo Valdès s’inscrit dans la tradition de l’histoire de l’art puisqu’il reprend fidèlement L’homme au turban rouge de Jan Van Eyck dans la composition et la couleur de la chemise, du visage, du turban et du fond. Il cherche à apporter une réponse contemporaine à la question du portrait. Les différentes zones sont clairement délimitées comme dans le modèle mais chacune est travaillée avec une matière propre : collage de toiles pour la chemise et le turban, lavis pour le fond et matière claire très épaisse pour le visage dans lequel on lit les coups de pinceau. Ce tableau me surprend dans la mesure où le fait de circonscrire chaque travail de matière dans une zone ne pose pas de problème ; au contraire la force de ce tableau réside dans l’affirmation des contrastes de matière.

D’autre part, le visage qui devrait être au cœur du portrait est comme absent puisqu’il ne présente aucun trait. Masque de matière brute sans yeux, ni nez, ni bouche… La précision se retire pour aboutir à une interrogation sur l’existence de l’autre. Manolo Valdès peint-il l’autre ou l’absence de l’autre ?

 

Devant les Nus[37] peints à la gouache d’Eugène Leroy (ill. p.88, 89), l’œil ne voit tout d’abord qu’une sorte d’informe fouillis de diverses couleurs. Puis quand il s’attarde, insiste, il finit par entr’apercevoir un visage, la forme d’un corps – visages et corps sont quasiment indistincts mais cependant identifiables - . Eugène Leroy peint par de multiples interventions qui couvrent la feuille de couleurs mêlées. Il enchevêtre, superpose les traces, les coulures, les aplats. Il n’efface pas, ne retranche pas. Il ne cherche pas seulement à représenter le corps mais à l’évoquer. Ces peintures me fascinent dans la mesure où il pose la question de l’environnement, des entours, du cadre du corps. La densité du travail de peintre est autour comme s’il n’osait pas approcher de ce corps, le circonscrire, un peu comme s’il rendait apparent ce qu’il s’appliquait à ne pas montrer.

 

 

2.2.3-      L’autre : entre présence et absence ?

 

L’autre : entre présence et absence… Comment sortir de cette dualité sclérosante ? Comment ne pas isoler l’autre de l’espace et du temps ? Cette question revient à se demander quelle attitude adopter en peinture vis-à-vis de la forme de l’autre. S’agit-il de la découper, de la cerner comme pour l’isoler, l’abstraire au monde qui l’entoure ? Cette forme est-elle comme une ombre ou encore comme quelque chose de dessiné afin d’affirmer une présence, d’affirmer également un concept, un produit de l’intellect ? Ici je dessine un homme et je le détache bien du reste parce que c’est un homme … Mais en réalité, selon ce que l’on voit vraiment, la lumière ne s’arrête pas juste sur l’autre, elle rebondit, éclabousse l’espace qui l’entoure. Enfin, elle vibre, elle est changeante et l’autre lui-même est rarement figé. Il s’agit de réintégrer cet autre dans le temps et dans l’espace qui l’entoure au lieu de l’abstraire comme entité distincte. Peindre le sensible plutôt que le concept, la peinture plutôt que le dessin.


 

L’Autre n°11, Huile sur toile, 2004, 46 x 38 cm

 

 

Cette question d’une forme qui n’est pas définitive, qui n’est pas à part, qui n’est pas arrêtée, me renvoie à celle de l’enveloppe, de la peau : il y a passage entre l’intérieur et l’extérieur. Il y a respiration, vibrillonnement. Dans L’Autre n°11, j’ai étudié cette notion de passage. Par ce tableau qui ne présente pas de forme découpée, j’ai cherché en quelque sorte à faire respirer la forme. Le schème de la respiration permet de faire barrage au clivage d’une présence-absence en promouvant la transition. Finalement, l’intérieur et l’extérieur de l’autre sont traités de la même manière et l’autre n’est pas cerné : il devient extrêmement difficile de le distinguer. Au niveau de la forme presque plus rien n’est dit : un peu comme si l’intérieur se répandait dans l’extérieur et inversement selon le principe de l’osmose. L’autre fait partie du tout. La peinture de l’autre n’affirme plus une essence de cet autre mais une continuité, un lien. Enfin, la matière semble presque vibrer : elle est en vie, elle est intégrée dans le temps.  Peut-être ce tableau suggère-t-il plus un écorché vif, une chair qui n’aurait plus d’enveloppe, plus de peau.

 

 

L’Autre n°10, Huile sur toile, 2004, 55 x 46 cm

A l’inverse, je me suis arrêtée sur peut-être ce qui fait vraiment autre cet autre, une barrière entre le reste et lui : sa peau. Dans l’Autre n°10, l’autre est en quelque sorte réduit à sa plus simple expression puisque c’est sa peau et sa peau seule qui est affirmée comme en gros plan. Aucune indication de forme de bras, d’épaules ou de jambes n’est lisible. Seule peut-être une cicatrice suggère que cette peau est vivante puisqu’une cicatrice est une plaie sur laquelle la peau s’est reformée, lentement. La peau enveloppe, mais elle respire aussi et surtout. Elle est « entre » l’extérieur et l’intérieur, « entre » ce qui n’est pas l’autre et ce qui est l’autre. Et finalement cette peau est la seule chose que je puisse voir ou toucher de l’autre.

 

Dans ce souci de capter l’autre entre présence et absence, se pose également la question de sa situation dans l’espace : centré, occupant pratiquement tout le tableau rectangulaire ou de côté pratiquement sortant du tableau, interrogeant par son décalage le vide ou l’immensité qui l’entoure ? Dans cette optique, l’espace fait comme écraser l’autre à moins qu’il ne suggère une intimité de l’autre, une angoisse vis-à-vis du tout qui l’entoure. Choisir l’espace comme sujet principal à côté d’un autre rendu infime renvoie en tout cas à certains sentiments de cet autre à l’égard du monde extérieur.

 

Enfin, pour réintégrer cette notion de temps dans lequel l’autre s’inscrit, l’autre est également ce qui va advenir et non pas ce qui est advenu. Un enfant à naître, une altérité que je vais apprendre à approcher, l’autre a à voir avec le mouvement d’une entité qui se crée. Avec l’Autre n° 12,  j’ai cherché à travailler sur cette création d’un être qui tisse des liens avec celle d’une peinture. L’autre de cette toile apparaît doucement, se révèle de manière subtile. Ce tableau donne à voir à la fois la peinture et l’autre en train de se faire. Il peut faire allusion aux fractales : le tout est composé de plus petits éléments tous semblables qui s’assemblent selon le même schéma. La vision de ce magma permet de plonger au cœur de la création, de montrer comment les choses naissent et se font. Ici, elles apparaissent comment des cellules qui s’assemblent et qui finiront sans doute par former un corps. Il y a un bouillonnement antérieur à une forme définitive des choses pendant lequel tout se joue et pendant lequel tout est encore possible et à advenir. C’est de ce moment-là, de ce « big-bang » de l’autre dont je voulais m’approcher : l’autre n’est pas encore présent, il est encore pénétré de son absence, il est « à venir ».

 

Réussir à peindre entre la présence et l’absence, entre l’  « il y a » et l’ « il n’y a pas », une présence qui se dérobe ou une absence qui s’impose…

 

L’Autre n°12, Huile sur toile, 2004, 81 x 65 cm


 

2.3-            Le corps de l’autre, le corps de la peinture

 

2.3.1-      Présenter le corps et non plus le figurer

 

 

Comment abolir cette distance entre moi et l’autre que j’introduis nécessairement par une figuration ? Il s’agit de ne pas « serrer » la figuration de l’autre pour ne pas le constituer en objet. Ainsi, Tàpies cherche la valeur de présence de ses tableaux (ill. p92, 93). Sa peinture nous présente le corps de l’autre par la corporalité de la peinture. Daniel Abadie parle de ses tableaux « dont la surface si spécifique suscite le sentiment d’une matière qui garde mémoire de tous les accidents, traces de toute éraflure, de toute blessure jusqu’à sembler la peau scarifiée d’un corps secret qui serait la substance même de la peinture. »[38] Cette immédiateté physique de la peinture de Tapiès, qui est à rapprocher de celle de Fautrier, Dubuffet ou Buri,  c’est elle qui nous fait revenir vers l’autre, frontalement, dans un face à face où la distance du regard semble comme exclue.

 

Apprendre à se déprendre : Tàpies inscrit sur le support de la toile des matières en forme de pied, suivies d’autres en forme de bras, d’aisselle ou de jambe. Nulle idée préalable, nulle envie pour lui de décrire. C’est dans l’épaisseur même de la matière, dans sa trituration que certains membres du corps vont se révéler où s’imposer. Ce qu’il nous présente, c’est la lutte du peintre avec un matériau rétif, qui s’oppose, veut imposer sa part, un combat dont l’image pantelante est la trace. Dans cette rencontre, il s’agit comme d’un mutuel abandon : les résistances du matériau détruisent ce que voudrait lui imposer le peintre tout comme celui-ci est contraint à découvrir une image inconnue, inédite dans l’épaisseur même du travail. Sa peinture exige un corps à corps du peintre avec la matière, à la fois lutte physique contre la pesanteur du marbre en poudre mais aussi dialogue amoureux avec la ductilité de la pâte appliquée sur le support, caressée, fourragée par les outils du peintre qui y inscrit des cicatrices.

 

« Il n’est pas étonnant que cette parade amoureuse fasse surgir des profondeurs de la matière des fragments de corps révulsés ou offerts. Incisés dans la matière, ou parfois seulement tracés à sa surface d’un pinceau aux raccourcis calligraphiques, yeux, narines, bouches, sexes, viennent fleurir la surface du tableau comme si ces ouvertures inscrites ou figuré étaient autant d’incitations à pénétrer la matière, à venir s’y fondre. Il ne s’agit plus pour le peintre d’écouter « ce que dit la bouche d’ombre », mais de s’y jeter à corps perdu. (…) Parce qu’elle introduit à un véritable dévoilement conjoint de l’image et du regard, la peinture possède alors un pouvoir obscène, celui de nous faire voir, pour la première fois, l’autre. »[39]

 

Enfin, parce que la peinture de Tàpies n’est pas une peinture de la représentation, mais de la présence, l’empreinte joue un rôle considérable. Traces de pieds, traces de mains nous permettent de percevoir le temps à l’œuvre dans la couche désormais figée de la peinture. La peinture en elle-même est trace, mais l’utilisation de traces de son propres corps marque une abolition de la distance entre le peintre et la chose peinte comme une appropriation de la toile, une « rentrée » dans la toile par son propre corps justement.

 

A propos des empreintes et de la réintroduction de la corporalité dans sa peinture, Tàpies dit : « Il faudrait souligner ce sentiment de mystère dans ma peinture, un mystère grandiose qui, loin de nous guider vers l’au-delà, se contente de nous faire revenir en-deça .»[40] Le corps de l’autre, le corps de la peinture se rejoignent dans cette matérialité, cet « en-deça ».

 

 

2.3.2-      Je peins mon corps peignant

 

 

Je reviens à ma question initiale : quelle est la bonne distance ? Le regard sur l’autre, le sentiment envers l’autre et pourquoi pas le toucher ? Que puis-je connaître de l’autre en dehors de sa présence physique ? L’amour, la maternité sont sans doute les relations privilégiées avec l’autre qui impliquent mon corps autant que le corps de l’autre, qui développent une connaissance de cet autre, autre justement. Essayer d’apprendre l’autre par corps…Ce qui est peint dans le tableau, c’est le corps non pas par la figuration mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation. La peinture devient alors la peinture de la sensation des phénoménologues : elle livre « le dedans du dehors et le dehors du dedans »[41], elle est procès, mise au monde, création du monde.

 

La sensation est être-au-monde : à la fois je deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l’un par l’autre, l’un dans l’autre. Ce qui est peint dans le tableau, c’est le corps, non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation (ce que Lawrence, parlant de Cézanne, appelait « l’être pommesque de la pomme ») ». Ainsi, pour Gilles Deleuze, dans Francis Bacon, Logique de la sensation, il existe deux manières de dépasser la figuration (c’est à dire à la fois l’illustratif et le narratif) : ou bien vers la forme abstraite ou bien vers la Figure. Cette voie de la Figure, Cézanne lui donne un nom simple : la sensation. La Figure, c’est la forme sensible rapportée à la sensation. Elle agit directement sur le système nerveux, qui est de la chair. Tandis que la Forme abstraite s’adresse au cerveau, agit par l’intermédiaire du cerveau. C’est le fil très général qui relie Bacon à Cézanne : peindre la sensation, ou, comme dit Bacon avec des mots très proches de Cézanne, enregistrer le fait. « La  forme rapportée à la sensation (Figure), c’est le contraire de la forme rapportée à un objet qu’elle est censée représenter (figuration). Suivant un mot de Valery, la sensation, c’est ce qui se transmet directement, en évitant le détour ou l’ennui d’une histoire à raconter. »[42] Et à cet égard, Gilles Deleuze explique que l’on peut faire le même reproche à la peinture figurative et à la peinture abstraite : elles passent par le cerveau, elles n’agissent pas directement sur le système nerveux, elles n’accèdent pas à la sensation, elles ne dégagent pas la Figure, et cela parce qu’elles en restent à un seul et même niveau.

 

Que signifie alors peindre l’autre si je décide de suivre la voie de la sensation ? L’Autre n°7, qui est une toile plus grande que les autres (116 x 89 cm), est une interrogation sur le format des toiles. Les différents formats n’induisant pas la même appréhension, celui-ci me permet de travailler l’autre à mon échelle, à l’échelle de mon corps peignant. Corps à corps avec l’autre, je danse avec lui, je le touche, je le caresse, je suis véritablement dans le tableau, dans l’autre. L’échelle « humaine » me permet de me libérer de la représentation dans la mesure où l’autre n’est plus une « figurine ». Le langage des phénomènologues, celui de la sensation peut alors être convoqué : je ne « dé-peins » pas mais je vis l’autre.


 

L’Autre n°7, Huile sur toile, 2004, 116 x 89 cm


 

En quelque sorte, ce que je peins, c’est véritablement mon corps peignant : l’ampleur des gestes, leur rapidité ou leur lenteur. Il y a le geste de la main, celui du bras et même celui du corps qui bouge. Peindre équivaut alors à une danse qui serait soumise aux propres limites du corps et rythmée par une respiration véritablement physique. Cette peinture qui pourrait se faire les yeux fermés parle du corps, de mon corps. La peinture comme une danse qui laisserait des traces…

 

2.3.3-      Une vision haptique

 

Si finalement, je tente de peindre mon corps aux prises avec le corps de l’autre et même sous son emprise, tous les sens sont convoqués : la vue mais également le toucher, l’entendre, le sentir, le goûter. Comment réaliser une synthèse de tous ces sens ? En d’autres termes existe-t-il un lien entre ces sens, une correspondance comme si les sens étaient un tout, une entité autonome de l’esprit ? Entre une couleur, un goût, un toucher, une odeur, un bruit, un poids, il y aurait une communication existentielle qui constituerait le moment non représentatif de la sensation. Peindre ce serait alors faire voir une sorte d’unité originelle des sens. Et cette unité se lirait dans le rythme du tableau.

 

Ainsi, la peinture n’aurait donc pas à voir qu’avec la vue ? On sait concrètement qu’elle se situe quelque part entre l’œil et la main. Mais l’un doit-il prendre le pas sur l’autre ? Et de quel œil parle-t-on ? S’agit-il de celui qui voit ou de celui qui regarde ? Voir ce serait reconnaître par des signes qui nous permettent de comprendre tandis que regarder, ce serait faire taire son intelligence, instaurer une vision autonome qui guiderait directement la main. Et la main, qu’en est-il ? N’est-elle soumise qu’à une fonction propre à sa nature de toucher, de laisser des traces, de bouger selon un rythme qui est celui du corps ? L’œil guide la main mais la main guide-t-elle l’œil ? Puis-je peindre le corps de l’autre comme si je le touchais ? Pour Gilles Deleuze, « on parlera d’haptique chaque fois qu’il n’y aura plus subordination étroite dans un sens ou dans un autre (entre l’optique et le manuel) (…) mais quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique. »[43]

 

 

L’Autre n°14, Huile sur toile et craie grasse, 2004, 116 x 89 cm


 

Avec l’Autre n°14, j’ai travaillé l’autre à corps perdu, un peu comme si je faisais l’amour avec lui. Toucher, caresses, c’est la main qui dicte le pinceau. Le corps de l’autre, c’est le corps du tableau et la distance imposée par l’œil est abolie. Lorsque la main est maîtresse, le mouvement imposé par sa nature corporelle devient vite celui d’une spirale tournoyante dans laquelle tout repère est aboli. Avec cette insubordination de la main, le tableau reste une réalité visuelle, mais ce qui s’impose à la vue, c’est un espace sans forme et un mouvement sans repos qu’elle a peine à suivre et qui défont l’optique. Ainsi, afin de faire pendant à cette subordination de l’œil à la main, j’ai dessiné parallèlement sur la toile le corps de l’autre à la craie grasse, de manière très libre. Ce trait est un fil conducteur pour l’œil, il fait lien en rétablissant un chemin. L’enchevêtrement des deux techniques donne à voir la tension qui existe entre la main et l’œil et tente d’instaurer une vision haptique.

 

Une peinture développée par une vision haptique serait-elle alors à la bonne distance entre « je » et « tu » ? Elle deviendrait ainsi peut-être même le point de jonction, le lieu d’une rencontre véritable, libre entre l’autre et moi.


3-      LA CREATION, AU CŒUR DE LA RENCONTRE ENTRE JE ET L’AUTRE ?

 

 

3.1-            L’acte de peindre : entre maîtrise et non maîtrise

 

 

3.1.1-      Avant de peindre : la maîtrise

 

Entre maîtrise et non maîtrise, appréhender l’autre est parallèle à l’acte de peindre : je sors de moi, je vais vers toi, je me réapproprie toi mais je ressors de moi, etc. L’acte de peindre et véritable connaissance de l’autre participent du même mouvement qui a quelque chose à voir avec une maîtrise de la non-maîtrise et inversement d’un lâcher-prise de ce que je connais. La singularité est que cette approche de l’autre pour moi ne puisse se faire que par la peinture. Le processus est identique mais n’est pas séparé comme si je devais passer par l’épreuve de ma propre altérité pour pouvoir aller à la rencontre de l’autre.

 

Si la création se trouve peut-être au cœur de la rencontre entre je et l’autre, étudier les différentes phases auxquelles se confrontent l’artiste dans son atelier va me permettre de mettre en lumière ce mouvement pendulaire entre maîtrise et non-maîtrise. Ainsi, pour commencer, que se passe-t-il au moment où je suis confrontée à ma toile vierge sur le chevalet ? Qu’en est-il de la peinture avant de peindre ? Il s’agit sans doute d’une erreur de croire que le peintre est devant une toile blanche. Le peintre a beaucoup de choses dans la tête, ou autour de lui, dans son atelier. Or tout ce qu’il a en tête ou autour de lui est déjà dans la toile, plus ou moins virtuellement, plus ou moins actuellement, avant qu’il commence son travail. Tout cela est présent sur la toile, à titre d’images, actuelles ou virtuelles. Si bien que le peintre n’a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer. Toute une catégorie de choses qu’on peut appeler « clichés » occupe déjà la toile, avant le commencement.

 

Qu’en est-il de ces clichés ? En premier lieu, il y a des données figuratives. Nous sommes assiégés de photos qui sont des illustrations, de journaux qui sont des narrations, d’images-cinéma, d’images-télé. Mais également d’images de tableaux, effectivement vus ou malheureusement connus le plus souvent au travers de reproductions qui nous donnent une connaissance de l’histoire de l’art. Inconsciemment ces tableaux nous influencent, nous cherchons à nous positionner dans tel mouvement ou contre tel autre. Nous n’arrivons pas vierges devant la toile. Ainsi, il y a également des clichés psychiques autant que perceptions toutes faites, souvenirs, fantasmes. Je projette des clichés sur la toile vierge, je « vois » le tableau avant qu’il soit fait. Par « voir » le tableau avant qu’il ne soit fait, j’entends que l’artiste se donne une certaine direction même s’il ne sait évidemment pas comment sera exactement le tableau. L’angoisse de la toile blanche est un moment psychologiquement difficile à appréhender : j’ai envie de faire quelque chose de « costaud » qui participe certainement d’un certain désir d’être véritablement artiste, d’une exigence que je me mets de ne pas sombrer dans la facilité. Se donner un modèle que je suivrais ou non – par exemple ici une photo d’un homme que j’ai qualifié d’  « autre », une idée d’une technique – lavis ou accumulation de matière - ou une façon d’aborder la toile – la ressemblance intérieure, la présence ou l’absence de l’autre, le primat du geste etc. - , sont autant de bâtons qui me soutiennent au commencement. Ainsi mes premiers pas dans la toile sont guidés par une certaine maîtrise. Comme si la maîtrise me permettait de ne pas sombrer dans le vide, d’occuper ce vide.

 

Mais que faire de ces clichés ? Car ils ont la vie dure et faire le vide dans son esprit, se déprendre de tout ce que l’on a vu, de tout ce que l’on sait est pratiquement impossible. Une lutte s’engage alors contre ces clichés. Mais si je me contente de les transformer, de les déformer ou de les malmener, de les triturer dans tous les sens, c’est encore une réaction trop intellectuelle, trop abstraite, qui laisse le cliché renaître de ses cendres. Je reste dans la maîtrise : celle de la volonté d’une déformation de ce qui me paraît trop au premier degré. Car il ne suffit pas de mutiler, malmener, parodier le cliché pour obtenir une véritable déformation. Tant que je reste dans l’idée, j’ai l’intuition qu’il ne se passera rien d’intéressant dans la toile.

 

Ainsi, pratiquement même avant de peindre et pendant les commencements du tableau, le travail de l’artiste est placé sous le signe de la maîtrise. La nature a horreur du vide et même en peinture, les premiers réflexes sont de défier ce vide par une tentative de contrôle de ce qui nous échappe déjà : la toile blanche.  Mais cette maîtrise s’oriente déjà vers une non-maîtrise tant il est vrai qu’on ne peut aboutir à un véritable dépassement de soi et de son travail sans sortir des ornières.

 

 

L’Autre n° 13, Huile sur toile, 2004, 55 x 46 cm

 

 

3.1.2-      Le chaos

 

 

Là où la subordination de ma main à mon esprit me menait comme à une impasse, je vais progressivement commencer à lâcher prise et introduire des marques, des tâches comme au hasard. L’acte de peindre survient ainsi comme un « après-coup ». En quoi consiste cet acte de peindre ? Il s’agit d’une accumulation de signes, expressions de mon corps non-maîtrisé par l’intellect ou par la vue qui vont effacer, recouvrir, amener ailleurs. Je joue avec la peinture et je ne joue qu’avec elle dans une sorte de correspondance directe entre mon corps et elle : couleurs, textures, rapidité ou lenteur des gestes, appropriation de la surface de la toile et de ses différents recoins. Comme en transe, je me laisse guider par ce qui se fait.

 

Gilles Deleuze dans Francis Bacon, Logique de la sensation, rapporte qu’il s’agit comme du surgissement d’un autre monde. Ces traits sont des traits de sensation, mais de sensations confuses (les traits de sensations confuses qu’on apporte en naissant disait Cézanne). Mais surtout ce sont des traits manuels. C’est comme si la main prenait une indépendance, et passait au service d’autres forces, traçant des marques qui ne dépendent plus de notre volonté ni de notre vue. Ces marques manuelles presque aveugles témoignent donc de l’intrusion d’un autre monde dans le monde visuel de la figuration. Elles soustraient pour une part le tableau à l’organisation optique qui régnait déjà sur lui, et le rendait d’avance figuratif. La main du peintre s’est interposée, pour secouer sa propre indépendance et pour briser l’organisation souveraine optique : on ne voit plus rien comme un catastrophe, un chaos.

 

Cette accumulation de signes, de taches asignifiants et non représentatifs, qui aboutissent à une sorte de chaos, c’est ce que Francis Bacon appelle le diagramme. « Très souvent les marques involontaires sont beaucoup plus profondément suggestives que les autres, et c’est à ce moment-là que vous sentez que toute espèce de chose peut arriver.- Vous le sentez au moment même au vous faîtes ces marques ? – Non, les marques sont faites et on considère les choses comme on ferait d’une sorte de diagramme. Et l’on voit à l’intérieur de ce diagramme les possibilités de faits de toutes sortes s’implanter. C’est une question difficile, je l’exprime mal. Mais voyez, par exemple, si vous pensez à un portrait, vous avez peut-être à un certain moment mis la bouche quelque part, mais vous voyez soudain à travers ce diagramme que la bouche pourrait aller d’un bout à l’autre du visage. Et d’une certaine manière, vous aimeriez pouvoir dans un portrait faire de l’apparence un Sahara, le faire si ressemblant bien qu’il semble contenir les apparences du Sahara… »[44] Dans un autre passage, Bacon explique que, lorsqu’il fait un portrait, il regarde souvent des photos qui n’ont rien à  voir avec le modèle : ainsi une photo de rhinocéros pour la texture de la peau.[45]

 

L’opération du diagramme, sa fonction dit Bacon, c’est de suggérer. Ou, plus rigoureusement, c’est d’introduire des « possibilités de fait ». Le diagramme termine le travail préparatoire et ouvre l’acte de peindre. Et sans doute, il n’y a pas de peintre qui ne fasse cette expérience du chaos-germe, où il ne voit plus rien et risque de s’abîmer, où les coordonnées visuelles s’effondre. Cézanne parle d’ « abîme » ou de « catastrophe », Paul Klee de « chaos ». L’acte de peindre nécessiterait alors comme une sorte de suicide pictural où tous les repères s’envolent. « De tous les arts, la peinture est sans doute le seul qui intègre nécessairement, « hystériquement », sa propre catastrophe, et se constitue dès lors comme une fuite en avant. Mais le peintre, lui, passe par la catastrophe, étreint le chaos et essaie d’en sortir. »[46]

 

Car si le diagramme est bien un chaos, une catastrophe, il est aussi un germe d’ordre ou de rythme. Quelle est la place du hasard dans l’acte de peindre et avant tout de quel hasard s’agit-il ? Sans doute s’agit-il d’un hasard différent de celui des probabilités. Il correspondrait plus à celui qui prévaut lorsque l’on cueille une fleur « par hasard ». Ce serait un type de choix, non scientifique et pas encore esthétique résultant d’une telle infinité de facteurs physiques, émotionnels qu’il devient impossible de le rationaliser. C’est l’ouverture à ce hasard, dans l’acte de peindre qui serait la source d’une infinité de possibles. Et cela peut avoir quelque chose de curieux d’accepter de se soumettre au hasard en peinture, un peu comme si l’artiste n’était pas pleinement responsable de ce qu’il fait. Mais justement, l’artiste n’est pas celui qui décide de ce qu’il fait. La position de l’artiste, c’est de s’ouvrir au hasard, au non-maîtrisé pour ensuite se le réapproprier. « D’où l’obstination de Bacon, malgré l’incompréhension de ses interlocuteurs, à rappeler qu’il n’y a pas de hasard que « manipulé », d’accident, qu’utilisé. »[47]

 

 

3.1.3-      Sauver le contour

 

Une fois confortablement installé dans ce suicide pictural (suicide de la volonté, de la maîtrise), je prends du recul, je ressors du tableau pour éventuellement le voir avec des yeux de spectateur. Et là, la position devient plutôt franchement à l’inverse inconfortable. Car, en peinture, plusieurs voies s’offrent à moi qui peuvent se dénombrer au nombre de trois. J’ai abordé la première : l’abstraction en analysant le stade prépictural où l’intellect prévaut. La part laissée à la main est réduite au minimum. L’abstraction – le carré de Mondrian par exemple - propose un ascétisme, comme salut spirituel. De la peinture abstraite, on a envie de dire ce que Péguy disait de la morale kantienne ; elle a les mains pures mais elle n’a pas de mains. Elle a remplacé le diagramme par un code. En fait, elle choisit d’en rester au stade « pré-diagramme » pour ne pas perdre la maîtrise. L’espace optique abstrait n’a plus besoin de références au sensible.

 

Une autre voie, celle de l’expressionnisme abstrait ou art informel, propose une toute autre réponse, aux antipodes. Cette fois, l’abîme et le chaos se déploient au maximum. La ligne de Pollock, la tâche de Morris Louis ne délimitent rien, ni intérieur, ni extérieur, ni concave, ni convexe. Leur prédécesseur, Turner, dans ses dernières aquarelles, fait de la peinture une catastrophe sans égale (au lieu d’illustrer romantiquement la catastrophe). Ce n’est plus la vision intérieure qui donne l’infini comme dans l’abstraction, mais l’extension d’une puissance manuelle « all-over » d’un bout à l’autre du tableau. En quelque sorte, cette peinture n’est que « diagramme ».Elle évolue dans un espace manuel où l’œil est subordonné à la main et où on peut presque parler de cécité du peintre.

 

Une troisième voie serait celle d’un rééquilibrage de l’œil et de la main. Il s’agirait d’évoluer entre espace optique et espace manuel en décidant de se sortir de ce suicide pictural, de choisir, de rétablir une relation au spectateur en masquant certaines parties, comme si dans un souci de considération vis à vis de l’autre justement on ne pouvait pas livrer crûment son journal intime. Le diagramme serait une possibilité de fait et non le fait lui-même. Et c’est là que la maîtrise de l’artiste redevient nécessaire : une clarification, une simplification du trop dit devient nécessaire. Il élague afin de donner un sens. Trouver de l’or dans la boue. Faire simple est sans doute ce qu’il y a de plus difficile… Pour Bacon, il s’agit de sauver le contour afin d’éviter le code ou le brouillage. « Bacon ne cessera de dire la nécessité absolue d’empêcher le diagramme de proliférer, la nécessité de le maintenir dans certaines régions du tableau et à certains moments de l’acte de peindre : il pense que dans le domaine du trait irrationnel et de la ligne sans contour, Michaux va plus loin que Pollock, précisément parce qu’il garde une grande maîtrise du diagramme. »[48] Mais il peut également s’agir de rétablir un lien au réel par des signes plus explicites, par un trait qui fasse lien, qui donne un sens.

 

Peindre ce serait suivre une spirale qui tourne entre maîtrise et non maîtrise, entre intellect et sensible, entre l’œil et la main. L’acte créatif ressemblerait alors plutôt à un mouvement de manipulation de hasard. L’artiste sait se déprendre et se reprendre.

 

En tant que confrontation constante à ma propre altérité, l’acte de peindre se situe au cœur de la rencontre entre je et l’autre. Mais au-delà du processus de l’acte de peindre, également parce que la figure de l’autre peut apparaître. « Peindre l’autre » : le complément d’objet direct redevient possible, le réel peut être réintroduit. Je peux effectivement peindre quelque chose si ce quelque chose surgit du diagramme, s’il s’impose à moi par des voies détournées. Faire ressemblant par des moyens non ressemblants…Ainsi l’autre peut apparaître de ce diagramme, autrement justement, exactement comme il est dans la vie, là mais inattendu, inconnaissable, échappant à toute réification. En d’autres termes, les différents mouvements de l’acte de peindre que nous avons décrits sont la condition sine qua none pour que l’autre apparaisse en tant que « Figure » - c’est à dire en tant que forme sensible rapportée à la sensation - et non que figuration – qui est la forme rapportée à l’objet qu’elle est censée représenter-. L’autre ainsi peint se manifeste comme révélation progressive de mes propres tensions.

 

 

 

3.2-            L’altérité de l’objet tableau

 

 

3.2.1-      Quand arrête-t-on un tableau ?

 

Basculement incessant entre identité et altérité, peindre l’autre explore les limites entre la maîtrise et la non-maîtrise, entre la représentation de l’autre et le sentiment, entre la connaissance et la sensation, entre l’intérieur et l’extérieur. Cette recherche du point de tension aboutit au moment de la décision d’arrêter le tableau. A quel moment et pourquoi décide-t-on de sortir du tableau, à passer du dedans au dehors ? Un équilibre est-il obtenu ? La fin d’une lutte entre deux ou plusieurs tensions ? Cet accord est-il durable où ne témoigne-t-il que d’une solution précaire inscrite dans le temps qui n’est appelée qu’à être dépassée ?

 

René Passeron dans L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence étudie le moment du détachement de l’artiste de son œuvre qui marque son achèvement : « Le paradoxe de l’œuvre entreprise est bien que, tyrannique et dévorante, elle soit la passivité même. Le peintre vînt-il à mourir et nul n’aura le droit – nul ne pourra – finir cette œuvre ininterrompue. La dramatique de l’œuvre tient au fond à ceci qu’elle est un faux dialogue : dans « la situation questionnante » qu’elle pose, c’est le peintre qui fait les demandes et les réponses. A chaque réponse donnée, les questions se font certes plus précises, réduisant l’éventail des réponses possibles. C’est que le travail avance. La voie de l’achèvement se dessine. L’approche de la fin rend l’œuvre moins vorace, mais plus exigeante. La qualité de « monstre à nourrir » tient en effet au côté potentiel de l’œuvre en train ; celui-ci disparaît peu à peu au cours du travail. La logique interne de l’œuvre tend à se substituer à la liberté complète du peintre : la difficulté du point final imminent tient à ce qu’il dépend de l’œuvre plus que du peintre et que celui-ci doit voir ce que l’œuvre demande encore, plutôt que de choisir une dernière fois quel don lui faire. » [49]

 

Il est ainsi un moment où l’œuvre prend son indépendance de l’artiste ou plutôt où il choisit de lui laisser son indépendance. Pourquoi ? S’agit-il de la fin de la crise ? L’artiste sort de son œuvre pour l’examiner dans une sorte de méditation critique. Il faut qu’elle ne provoque aucune gêne pour l’œil, sans aller forcément jusqu’à lui faire plaisir. Il arrive un moment où l’artiste ressent que l’œuvre « se tient ». Alors le peintre dit : je ne vois pas ce que je pourrais y ajouter. Il abandonne son œuvre. Il la livre. Pour lui, un tableau terminé n’est pas un tableau parfait, ou plus poussé qu’un autre. C’est un tableau comme détaché, un beau jour, du questionnement créateur quotidien dans lequel, jusqu’alors, il était pris.

 

Une œuvre est achevée lorsqu’elle ne provoque aucune gêne à l’artiste, lorsqu’elle se tient…Ces termes un peu mystérieux ne semblent nous renseigner que vaguement  sur l’achèvement. Si l’on considère alors l’achèvement sous un autre angle, il s’agit du moment où le peintre prend la décision de livrer son œuvre à autrui, pour qu’elle se mette à prendre, dans le domaine public, une existence nouvelle dont parfois il s’étonnera. Il existe alors comme un passage, une transmission. L’artiste accepte de livrer comme une image de lui-même aux autres, un point de vue qu’il peut revendiquer. Sans doute ne sait-il pas avec des mots ce qu’il accepte ou non de livrer de son journal intime mais il a l’intime conviction qu’elle peut alors comme voler de ses propres ailes. Tout ce que l’artiste avait à lui dire a été dit …

 

Si peindre est comme un jeu alors l’artiste décide d’arrêter de jouer. La lutte entre les deux tensions de maîtrise et de non-maîtrise aboutit à une sorte d’équilibre. Un équilibre précaire puisque toute nouvelle touche aboutirait à « relancer » le tableau. L’artiste a conscience d’être sur le fil du rasoir. Libre à lui alors de replonger dans une nouvelle lutte, de tenter de résoudre une nouvelle énigme ou d’en rester là. Et s’il décide d’en rester là, c’est sans doute qu’intuitivement, il choisit plus qu’une réponse, une énigme. Ainsi, selon Adorno, l’œuvre d’art recèle une réponse à une question à venir. Son contenu de vérité ne se connaît qu’après-coup. Mais il ne s’agit pas d’une vérité révélée. Au contraire, la puissance d’une œuvre d’art, plus que dans la réponse qu’elle apporte, serait de donner naissance à une question ouverte à soumettre aux autres. Elle donne à voir un certain mystère, une certaine énigme.

 

Et sans doute, le choix du moment d’achever l’œuvre participe totalement de l’acte créateur. Il est le choix ultime de la chaîne des choix qu’a dû faire l’artiste au moment de l’acte créateur. Comme si la création se lisait plus au travers de la liberté de ces choix qu’au travers du faire. Choisir de créer serait-ce choisir d’avoir la liberté de faire des choix ?


 

L’Autre n°8, Huile sur toile,2004, 46 x 38 cm

 

 

3.2.2-   L’altérité du tableau

 

Mais justement, au moment où je choisis de le jeter dans l’arène du monde extérieur, le tableau parle de choses que je ne sais pas, que je ne maîtrise pas. En quittant la sphère de l’intime, il devient comme étranger. Lorsque le tableau est fini, il sort de moi et devient lui-même un autre, un objet d’altérité. Serait-ce parce qu’il n’agit plus que comme un souvenir d’un moment, celui du jeu ou de la lutte de l’acte créateur ? Ce qui est étrange et propre à la peinture, c’est que ce moment fait trace. Des traces enfouies et cachées et des traces qui se montrent en un équilibre que j’ai choisi d’arrêter. La peinture en elle-même est trace, son essence même est la trace de gestes hasardeux et de gestes maîtrisés. Elle est travail sur les liens entre ces traces, leurs interactions, leurs déboires et leurs antipathies…Temps et matière : souvenir des temps de l’acte créateur inscrit dans la matérialité de la toile. Elle ne fixe pas un instant t comme la photographie, elle est synthèse d’un travail dans le temps. Et la peinture devient un objet : une toile. Curieuse opération que de transformer l’acte créateur en un objet qui lui restera en l’état ou pratiquement. Alors que les souvenirs d’une conversation, de bons moments ou d’un morceau de musique s’étioleront…

 

L’acte créateur transformé en objet - la toile achevée - tient alors sans doute son caractère d’inquiétante étrangeté à sa condition d’objet. Objet matériel mais également un peu comme on parle de la relation de sujet à objet…Je suis sortie de la toile et je la considère. Je tente de l’approcher comme un objet de connaissance. « Objectivement », est-ce une bonne toile ? Est-ce qu’elle me plaît ? Si je ne l’avais pas peinte, qu’en penserais-je ? Ou en allant plus loin, en quoi parle-t-elle de moi ? Sans doute porte-t-elle au grand jour des traits de mon intimité mais lesquels ? Ainsi, je tente de me mettre à la place du spectateur. Et si elle est « autre » pour le spectateur, elle l’est pour moi aussi. A cet égard, lorsque la toile est finie, le spectateur et le peintre sont sans doute logés à la même enseigne. La toile m’échappe pour acquérir sa propre autonomie.

 

Souvent, je reste perplexe devant des toiles que j’ai peintes. Comment assumer quelque chose qui me dépasse, que je ne peux saisir ni par la pensée, ni par le goût ? Parce que faire retomber la toile sous le joug de la maîtrise, sous le joug d’une parole qui pourrait expliquer le pourquoi d’une toile est impossible. Si les choses avaient pu être dites, elles auraient été dites et non pas peintes. Et justement, parce qu’elle découle d’un jeu avec le lâcher-prise, avec l’exploration de l’ailleurs, la toile ne peut laisser enfermer par un nouvel assaut de la maîtrise. Signe d’un pas vers l’autre, elle devient autre elle-même. Ainsi, j’ai le sentiment qu’on ne peut assumer ses toiles qu’avec un certain détachement. Je produis des objets d’altérité, purs produits de mon plaisir et je les donne à voir.

 

Revendiquer ses toiles, ce serait alors comme les ramener en son sein, tenter de s’approprier ce qui nous échappe déjà. La signer, en dehors du fait de lui donner un point final, ce serait comme marquer des bêtes semi-sauvages d’un troupeau. La signature vaut comme tentative de réappropriation de ce qui ne nous appartient déjà plus : le temps de l’acte créateur est écoulé, un objet étrange et autonome a été créé. Par moi, peut-être, mais en fait, pour être honnête, il est tout aussi étrange et insaisissable pour moi que pour les autres.

 

 

L’Autre n°9, Huile sur toile, 2004, 46 x 38 cm

 


 

3.2.3- L’altérité d’un « fait », condition pour que ce « fait » devienne oeuvre

 

En suivant le mouvement inverse, l’art n’adviendrait-il d’ailleurs pas que lorsque l’objet créé est altérité ? L’altérité d’un « fait » ne serait-elle pas la condition pour que ce « fait » devienne œuvre ?

 

Pourquoi ne peut-on qualifier d’œuvre d’art un ènième paysage provençal montrant un champ de lavande avec un coquelicot rouge ? Une toile de ce type ressemble plus à de l’artisanat qu’à de l’art, tout simplement parce que l’artiste n’a pas pris de risque. Il ne s’est pas confronté à sa propre altérité et l’objet reste dans la maîtrise qui a présidé sa création de bout en bout. Ainsi, si la confrontation à l’altérité est essentielle lors du processus d’élaboration de la toile, la toile en elle-même lors de son achèvement se doit de rester un objet d’altérité comme signe d’un dessaisissement de la saisie, d’une non-maîtrise dans la maîtrise, d’un non-savoir dans le savoir…

 

Les relations qui se nouent entre objet d’art et altérité sont essentielles. Si l’altérité appartient au domaine de ce qui ne se maîtrise pas , alors l’œuvre d’art est bien altérité. L’œuvre d’art ne sert à rien, elle n’a pas de fonction comme un marteau ou une chaise. Elle n’a aucune utilité. En fait, elle n’est que par son pouvoir questionnant, par son affirmation d’un mystère. Mais également parce qu’elle s’affirme comme objet créé par l’homme sans fonction utilitaire. Un objet qui échappe à la maîtrise et qui pourtant découle d’une nécessité. Par son côté matériel, elle penche vers l’avoir mais en fait elle est plutôt affirmation d’être. « L’œuvre picturale, entre tant d’autres produits des siècles, n’est pas seulement un avoir de l’homme, qu’il peut à chaque époque s’assimiler plus ou moins – c’est le travail créateur, parvenu  à s’inscrire dans telle matière transformée par lui, qui est devenu l’une des facettes par où s’exprime l’être de l’homme. »[50].

 

L’acte de peindre est corps à corps avec l’altérité et l’oeuvre produite est une chose unique et autonome. Curieuse, étrange ou belle, on ne sait pas, en tout cas elle a quelque chose de cet autre que l’on côtoie : un sentiment de proximité, de toucher au cœur mais également de mystère. En quoi une œuvre d’art ressemble-t-elle à cet autre ? En quoi de rang d’objet peut-on la faire passer au rang de sujet ? Le vocabulaire utilisé à l’égard d’une toile ressemble à celui utilisé pour un homme : on tombe amoureux d’une toile, elle se tient debout…Finalement, elle nous échappe. Signe de la liberté de l’homme parce qu’elle ne le cloisonne pas : elle permet sans doute au spectateur une échappée vis-à-vis de lui-même, une échappée gratuite mais qui le ramène peut-être à l’essentiel. Et si la toile n’est pas altérité, elle ne possèdera pas la force d’arrachement nécessaire… Que l’on ait peur ou non de se confronter à l’altérité d’une toile, comme on peut avoir peur d’apprendre, ou de partir en voyage, la question n’est pas là. Le spectateur lui-même sait se déprendre de lui-même lorsqu’il regarde une toile. Cela ne signifie pas qu’une toile doive nécessairement être nouvelle –elle l’est forcément – ou choquante. Elle est juste affirmation d’un ailleurs.

 

La toile n’est pas aboutie tant qu’elle n’a pas rencontrée les yeux du spectateur. Car le spectateur va en quelque sorte créer la toile autant que l’artiste dans la mesure où il va éprouver le même dessaisissement. Devant la toile, il va se projeter dans un état d’esprit où il n’attend pas quelque chose de particulier, quelque chose de connu. Il s’ouvre à la non-maîtrise et laisse poindre ses sentiments. En ce sens, la toile est un objet d’altérité entre deux altérités. Intermédiaire mais ouvrant un dialogue particulier entre deux personnes « autres » l’une pour l’autre ; le peintre et le spectateur. En ouvrant une brèche dans un dialogue établi qui fonctionne selon les règles du langage, en faisant en quelque sorte tomber le masque, la toile permettrait ainsi une rencontre véritable entre je et l’autre. Une rencontre sinon véritable en tout cas « autre »…

 

 

 

3.3-            La construction d’une identité

 

3.3.1-   La trace, le temps et l’autre (Lévinas)

 

Si je ramène à présent mon sujet en mon sein ; « peindre l’autre » - qui est une interrogation sur les liens ténus entre art et altérité, n’existe-t-il pas justement quelque chose d’évident qui fasse lien ? Une source commune d’où découlerait à la fois l’existence de la peinture et de l’altérité ? Cette source commune, c’est le temps. Dans Le temps et l’autre, Lévinas montre qu’altérité et temps sont indissociables. « Je ne définis pas l’autre par l’avenir, mais l’avenir par l’autre. »[51]Il pose le temps comme le mode de l’au delà de l’être, comme relation de la « pensée » à l’autre. En supposant l’inadéquation de la connaissance humaine à l’Infini de l’absolument autre, le temps signifie ce toujours de la non-coïncidence, mais aussi ce toujours de la relation à l’autre, de l’aspiration et de l’attente.

 

Quant à la peinture, les liens qu’elle entretient avec le temps peuvent être d’abord considérés par ceux qu’elle entretient avec la mort. Lorsqu’à Dachau, Zoran Music peint les cadavres décharnés, empilés qui l’entourent « comme des forêts », son geste semble conjurer la mort, ce mystère qui nous dépasse, la plus grande altérité qui soit… « Et si c’était la mort, plus invisible, plus insoutenable que le soleil et la copulation, d’où était né le besoin de la figuration ? La mort, mystère plus grand que la sexualité, a fait naître en nous, impérieux, le besoin de ce que, aujourd’hui nous appelons « art ». »[52] Mais la peinture est encore et surtout interrogation et affirmation du temps parce qu’elle est trace. La trace réconcilie la présence et l’absence. Elle est précisément entre l’ « il y a » et l’ « il n’y a pas » ou l’ « il n’y a plus »…

 

Peindre l’autre ; une trace de l’autre ? La trace, dans ce qu’elle implique de rapport au temps, dans sa fonction même qui est de donner à penser une temporalité soustraite à l’emprise du présent, affleure l’autre sans le violer, respecte son altérité.

« Cette mise en cause du présent est dictée par la nécessité de penser dans le mouvement même de la temporalité l’inscription d’une altérité irréductible, par la nécessité de montrer que le temps ne peut être pensé comme auto-affection pure. Là où le temps, pensé à partir du présent, renvoie à la synchronie de la manifestation et du sujet, le temps pensé comme trace entraîne une diachronie irréversible, un « temps qui ne se rassemble pas », un temps frappé depuis toujours par une disjonction qui est le « lieu » même de l’altérité : de l’altérité de l’autre certes, mais aussi du sujet à lui-même. Cette altérité du temps renvoie à un passé sans origine, à un passé absolu et irréversible qui n’a jamais été présent. Seul le passé absolu de la trace permet, selon Lévinas, de respecter l’altérité d’Autrui sans le contraindre à se manifester et à rentrer ainsi dans l’ordre de la connaissance et de la conscience. »[53]

 

Le temps s’inscrivant comme unique mode de ma relation à l’autre, comme condition de l’altérité, est par ailleurs matérialisé dans le seul acte de peindre. Peindre l’autre, en cherchant à donner à voir la trace de l’altérité, questionne alors doublement le temps : l’insaisissabilité de l’autre faite trace…

 

Le temps dont il est question, quel est-il ? Celui d’une rencontre avec l’autre qui se perpétue dans le souvenir, celui du tableau, du geste de peindre ou de tout le temps qu’il y a « avant » le tableau et « après » le tableau ? Sans doute s’agit-il du temps de toute une vie, celui qui permet la construction d’une identité, celui qui n’est que transformations et non affirmations définitives. Le temps serait donné à voir par une œuvre, une trace constituée de plusieurs tableaux, de plusieurs traces successives. Pour paraphraser un article de Lévinas, « les traces de l’autre » me font, moi.

 

 

3.3.2-      La construction d’une identité

 

Ainsi, le tableau – cette trace- ne constituerait-il pas comme un jalon, un épisode de mon histoire ? Car les tableaux se répondent également entre eux. C’est ce que Tàpies appelle jouir de l’incomplet. Il revendique cette définition de l’œuvre comme ensemble de fragments :

 

 « J’ai toujours voulu créer des ensembles plutôt que des tableaux individualisés. Lorsque je suis dans mon atelier, j’ai conscience d’être en train de construire une sorte de rituel ou un cérémonial dans lequel j’ai besoin de plusieurs œuvres, une seule ne me suffit pas. Si je peins une œuvre où le noir est très présent, je dois tout de suite ajouter des contrastes de couleur blanche pour montrer que tous les éléments de mon travail sont complémentaires. Le corps de ma peinture, c’est l’ensemble des tableaux qui sont dans mon atelier. »[54]

 

S’interrogeant sur le moment où une peinture est finie, de Kooning dit littéralement qu’il se peint hors du tableau : « I paint myself out of the picture. »[55] La sortie hors du tableau est donc aussi la découverte et la fabrication d’une identité. Il y a une double opération de production, celle du tableau et celle de l’identité du peintre. Celui qui ne sait pas qui il est essaie de le savoir dans et par la peinture.

 

René Passeron l’explique dans L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence :

 

« L’œuvre du peintre est un ensemble. Elle n’est jamais ce tableau-là, qui peu à peu, vient à l’existence matérielle : l’œuvre en train n’est pas sur le chevalet. Elle est dans la tête du peintre. Il faut étendre la notion d’œuvre-en-train à la totalité ouverte de la série des tableaux du peintre. Et tel tableau actuellement peint (quand ils ne sont pas plusieurs en chantier) est comme un détail, dans le mouvement global qui porte en avant la recherche ou l’effort d’une vie. Ce qui fait que le tableau est présent comme André Lhote le demandait, est moins une œuvre fermée sur soi, qu’une expérience, une recherche intégrée à l’œuvre générale.

D’où il suit que le travail du peintre peut être permanent et non simplement réduit à la besogne, ardente, sereine ou angoissée de peindre. On ne travaille pas tel tableau. On travaille sa peinture. On devient soi-même, en tant que personne, une sorte d’intime travail continuel, où le rêve, la méditation, l’observation, les esquisses, l’entraînement physique, la visite aux musées et aux confrères, la vie quotidienne, la conversation, la lecture, les intentions, les souvenirs, se mûrissent les uns les autres, s’accordent ou discordent, dans leur soumission commune à l’impératif de créer – et, de temps en temps, apparaît un bon tableau ou une bonne esquisse, ou un bon dessin, tout seul dira-t-on. L’artiste appartient à l’œuvre dans la mesure où elle le dévore, mais inversement, l’œuvre appartient à l’artiste, elle le libère. » [56]

 

 

3.3.3-      Présenter « peindre l’autre »

 

            Enfin, il existe une ultime altérité qu’il convient de considérer, c’est celle que constitue mes tableaux pour le spectateur. Comment aller vers cette altérité-là ? Cette question rejoint celle de la peinture comme présentation et non plus comme représentation. Le tableau présente et est lui-même présenté. J’aimerais donner à voir au spectateur les clés de compréhension de ma recherche dont le nœud est la construction d’une identité au travers d’une interrogation sur l’altérité. Lui donner à voir l’acte de peindre…

 

Il s’agit de montrer que cette problématique de l’autre me renvoie à mon identité et à sa construction avec ses multiples facettes, tout en mettant en valeur à la fois un côté « non-fini » de l’œuvre en train de se faire et un aspect confus, chaotique comme si la juxtaposition de tous ces tableaux ne pouvaient en constituer qu’un seul. Cette œuvre « globale » ferait alors explicitement référence au diagramme de Bacon afin de donner à voir l’acte de peindre, nœud de mon sujet.

 

Comment tenir compte du spectateur, de l’autre justement ? Ce spectateur est mon autre et si l’objet de ma recherche est de faire un pas vers l’autre je me dois de le considérer, de faire un pas vers lui et éventuellement de tenter de me mettre à sa place. En fait, par ce biais, je suis l’autre du spectateur, un autre qui s’interroge sur un autre qui pourrait finalement bien être le spectateur lui-même…Jeux de miroir, prisme par lequel évidemment on ne verra qu’une déclinaison de mes propres interrogations sur le mystère de l’altérité. 

 

Si le cœur de mon travail est de présenter la rencontre avec mes différentes altérités, le corps à corps par l’acte de peindre avec ma propre altérité au travers du travail sur l’altérité d’un autre, je ne peux pas le présenter sous la forme imposante d’une « galerie » de portraits, trop définitive, trop affirmative. La présentation doit porter en elle-même le travail et même aller au devant. C’est ainsi que j’ai pensé présenter les toiles comme on épingle des photos chez soi sur un pêle-mêle, de façon éparse sur un même tableau de liège. De tailles différentes, sans unité de lieu, de lumière, chacune est une tranche de vie, de souvenirs de voyage, de bons moments. Un peu naïvement, le pêle-mêle permet de montrer aux « invités » qui on est, comment on se construit, il permet de se rassurer aussi. Le pêle-mêle va dans le sens du « je est un autre » de Rimbaud dans la mesure où il renvoie au questionnement sur la construction de l’identité comme elle est vécue simplement dans l’intimité. Fragmentation, accumulation, on est dans le « all over » : on n’y voit rien et pourtant la clé est là dans la juxtaposition de ces éléments épars, de ces multiples facettes d’une même personnalité qui s’interroge sur l’autre et qui en définitive parle d’elle. Finalement tous ces tableaux juxtaposés forment un seul et même tableau. L’œuvre est peut-être justement dans leur présentation sous forme de polyptique « pêle-mêle ».

 

En mettant en valeur à la fois un côté « non-fini » de l’œuvre en train de se faire et un aspect confus, chaotique, cette œuvre « globale » ferait alors explicitement référence au diagramme de Bacon afin de donner à voir l’acte de peindre, nœud de mon sujet. Cette présentation permet de résoudre l’antinomie :

-         peindre l’autre par le biais du portrait

-         mais peindre l’autre c’est surtout se confronter à l’altérité par l’acte de peindre.

Chacun de ces portraits serait une partie, un fragment du diagramme qui donne à voir l’acte de peindre. En d’autres termes, l’accumulation des tableaux forme un tableau global illisible, chaotique formé parfois par des éléments majestueux mais sans unité. Ce moment est un moment essentiel de l’acte de peindre que Bacon appelle le diagramme. Il se situe entre le moment où face à la toile vierge le peintre accumule les clichés et se doit de le détruire et où après avoir mis le chaos et opéré une sorte de suicide pictural, il apaise, remet de l’ordre et où la Figure apparaît.

 

« De tous les arts, la peinture est sans doute le seul qui intègre nécessairement, « hystériquement », sa propre catastrophe, et se constitue dès lors comme une fuite en avant. Dans les autres arts, la catastrophe n’est qu’associée. Mais le peintre, lui, passe par la catastrophe, étreint le chaos, et essaie d’en sortir. »[57]

 

 

Cette présentation que l’on pourrait définir de kaléidoscope, de puzzle renvoie à la question : existe-t-il une unité, une vérité ? L’altérité s’accommode-t-elle d’une définition ou bien justement n’est-elle pas plutôt changeante, multiple et insaisissable ?

 


CONCLUSION

 

 

Entre maîtrise et non-maîtrise, apprendre l’autre est parallèle à l’acte de peindre et ne peut se faire que par la peinture : je sors de moi, je vais vers toi, je me réapproprie toi mais je ressors hors de moi, etc. L’acte de peindre et véritable connaissance de l’autre participent du même mouvement. La singularité est que cette approche de l’autre pour moi ne puisse se faire que par la peinture. Le processus est identique mais n’est pas séparé, comme si je devais passer par l’épreuve de ma propre altérité pour pouvoir aller à la rencontre de l’autre.

 

Basculement incessant entre identité et altérité, peindre l’autre explore les limites entre la maîtrise et la non-maîtrise, entre la représentation de l’autre et le sentiment, entre la connaissance et la sensation, entre le dehors et le dedans. Cette recherche du point de tension constitue sans doute le nœud de mon travail pictural. La création se situerait-elle au cœur de la rencontre entre je et l’autre ?

 

Si à présent je prends du recul sur mon travail pictural, je réalise que les toiles les plus parlantes sont les toiles les plus floues, un peu comme si l’affirmation d’un mystère souffrait de trop de certitudes qui peuvent prendre une valeur anecdotique. Ma recherche s’oriente vers le point de tension entre absence et présence et cette présence est sans doute plus ressentie par le corps, par le toucher que par les yeux. L’absence, quant à elle, se creuse par le vide, par le manque mais également et contradictoirement par l’accumulation, le fouillis, le chaos. Cet entre deux est l’empreinte du temps : l’autre était là mais n’est plus là ou encore l’autre était ainsi mais a changé. Ma peinture cherche à  se montrer comme transformation, comme possibles passés ou à venir. Elle ne veut pas trancher mais cherche à favoriser tous les déploiements possibles. La patience que requiert la peinture à l’huile ainsi que les subtilités qu’elle permet m’autorisent à rester évasive. Echapper aux affirmations pour capter la poésie du mystère d’une présence vivante…

 

Je ne peux pas me défaire de mon sujet, de cet autre que je me suis choisie « par hasard » et que j’ai appris à connaître comme il m’a apprise à me connaître. Le sujet n’est pas épuisé, bien au contraire comme s’il suffisait amplement. En lui-même, il contient toutes les questions. A travers lui, c’est ma peinture elle-même qui devient sujet, qui devient cet autre…

 

 

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Manolo Valdès, 1999, Madrid, Villegas Editores.

 

 

 


ICONOGRAPHIE

 

 

 

Bacon (Francis), Triptyque, Etudes du corps humain, 1970, Huile sur toile, chaque panneau 198x 147,5 cm, Collection Jacques Hachuel, New York……………………………… ….p. 80

 

Barcelo (Miquel), Bernard Picasso, 1995, 100x81 cm, Technique mixte sur toile, Collection Bernard Picasso, Paris………………………………………………………………………p.81

 

Barcelo (Miquel), Paul Bowles, 1992, 100x81 cm, Technique mixte sur toile, Collection de l’artiste, Paris……………………………………………………………...………………..p.82

 

Dubuffet (Jean), Henri Michaux, 1947, Huile sur Toile, 130,7x97 cm, New York, Museum of Modern Art………………………………………………………………………………p.83

 

Michaux (Henri), Sans Titre, 1939, Huile sur toile, 24x16 cm, Collection Jean Hughes, Paris…………………………………………………………………………………………p.84

 

Michaux (Henri), Sans titre, 1948, Aquarelle et plume sur papier, 32x24 cm, Collection particulière, Genève……………………………………………………………………...…p.85

 

Michaux (Henri), Sans titre, 1981, Aquarelle et plume sur papier, 32x25 cm, Collection galerie Karsten Greve, Paris………………………………….. ……………………………p.86

 

Michaux (Henri), Sans titre, 1982, Aquarelle sur papier, 38x28 cm……………….……..p.87

 

Leroy (Eugène), Nu, 1980-1985, Gouache, craie, fusain, 108x75 cm, Galerie de France, Paris…………………………………………………………………………………………p.88

 

Leroy (Eugène), Nu, 1980-1985, Gouache, fusain, 108x75 cm, Galerie de France, Paris...p.89

 

Music (Zoran), Dessins à Dachau, 1945, Sanguine sur papier, 21x30 cm, Collection particulière……………………………………...…………………………………………..p.90

 

Picasso (Pablo), Gertrude Stein, 1905-1906, Huile sur toile, 100x81,3 cm, New York, Metropolitan Museum of Art, Legs Gertrude Stein...............................................................p.91

 

Tàpies (Antoni), Extension, 1999, Technique mixte et collage sur bois, 200x220 cm, Collection particulière, Barcelone………………………………………………………….p.92

 

Tàpies (Antoni), Quatre traces de doigts, 1964, Peinture, crayon et frottage sur papier, 59,5x43,5 cm, Collection L.D., Barcelone………………………………………………….p.93

 

Valdès (Manolo), Portrait au turban (Retrato con turbante), 1991, Technique mixte, 155x121 cm, Collection de l’artiste, Madrid……………………………………………….p.94

 

 


 

 

 

 

PEINTURE

 

ALTERITE

 

IDENTITE

 

PORTRAIT



[1] Braque Georges, Le Jour et la Nuit, Paris, Gallimard, 1952, p.13

[2] BOUVIER (Nicolas), L’usage du monde, Dessins de Thierry Vernet, 1963, Paris, Editions Payot & Rivages, Petite Bibliothèque Payot / Voyageurs, 2001. p. 418

[3] FREUD (Sigmund), L’inquiétante étrangeté et autres essais, 1919, Gallimard, Folio Essais, 1985.

[4] FREUD (Sigmund), L’inquiétante étrangeté et autres essais, 1919, Gallimard, Folio Essais, 1985.

[5] RICOEUR (Paul), Récit et histoire, 1987, Paris, Essais Point. p. 103

 

[6] ALQUIE (Ferdinand), La nostalgie de l’être, 1950, Paris, Presses Universitaires de France, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1973. p.104

 

[7] RIMBAUD, lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871

[8] RIMBAUD, lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871

[9] BUBER (Martin), Je et Tu, Traduit de l’allemand par G. Bianquis, Préface de Gaston Bachelard, 1923, Paris, Editions Aubier, Bibliothèque philosophique, 1969. p.9-10.

 

[10] LEVINAS (Emmanuel), Totalité et Infini, 1974, Martinus Nijhof, The Hague, Netherlands.

[11] LEVINAS (Emmanuel), Le temps et l’autre, 1948, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 1983. p.88.

 

[12] Braque Georges, Le Jour et la Nuit, Paris, Gallimard, 1952, p.13

[13] PASSERON (René), L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, 1962, Paris, Librairie philosophique J. VRIN, 1996. p.74

 

[14] COLLECTIF CRDP, CHAPUIS (Jacques),COHEN (Jacques), (…) , L’artistique, Actes du colloque de Saint-Denis, 1997, Le Perreux sur Marne, CRDP de l’académie de Créteil. P. 155-156.

 

[15] COLLECTIF CRDP, CHAPUIS (Jacques),COHEN (Jacques), (…) , L’artistique, Actes du colloque de Saint-Denis, 1997, Le Perreux sur Marne, CRDP de l’académie de Créteil. P. 165

 

[16] LEVINAS (Emmanuel), TOM DIECK (Martin), Le Visage de l’autre, 1979, Paris, Seuil, 2001. p.12

 

[17] MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, 1949, Gallimard, Folio Essais, 1962.

 

[18] PICASSO Pablo, Propos sur l’art, Ed. Marie-Laure Bernadac et Androula Michael, Paris, Gallimard, 1998, p. 168.

[19] MALRAUX André, Le Musée imaginaire, rééd. Paris, Gallimard, coll. Folio, p.56.

[20] MERLEAU-PONTY Maurice, La prose du monde, Paris, Gallimard, coll. Tel, « Le langage indirect »,p.79

[21] Laozi § 41, cité par  JULLIEN (François), La grande image n’a pas de forme ou du non-objet par la peinture, 2003, Paris, Seuil, Collection L’ordre philosophique. p.114.

 

[22] JULLIEN (François), La grande image n’a pas de forme ou du non-objet par la peinture, 2003, Paris, Seuil, Collection L’ordre philosophique. p.79

 

[23] Dubuffet Jean, Préface au catalogue de l’exposition « Les gens sont bien plus beaux qu’ils croient », Paris, Galerie René Drouin, 1947 ; repris dans Prospectus et tous écrits suivants, Paris, Gallimard, 1967, t.II, p.67-73

[24] Barcelo (Miquel), Mapamundi, 2002, Paris, Fondation Maeght. P.45

 

[25] Barcelo (Miquel), Paul Bowles, 1992, 100x81 cm, Technique mixte sur toile, Collection de l’artiste, Paris

[26] Barcelo (Miquel), Bernard Picasso, 1995, 100x81 cm, Technique mixte sur toile, Collection Bernard Picasso, Paris

[27] JULLIEN (François), La grande image n’a pas de forme ou du non-objet par la peinture, 2003, Paris, Seuil, Collection L’ordre philosophique. p.319

 

[28] Picasso, Gertrude Stein, 1905-1906, Huile sur toile, 100x81,3 cm, New York, Metropolitan Museum of Art, Legs Gertrude Stein

[29] Picasso, Propos sur l’art, Marie-Laure Bernadac et Androula Michael, Paris, Gallimard, 1998, p.172.

 

[30] CLAIR (Jean), La barbarie ordinaire, Music à Dachau, 2001, Paris, Gallimard. P. 24 et 29

 

[31] FELGINE (Odile), Henri Michaux, 2003, Neuchatel, Ides et Calendes, Polychrome. p.117

 

[32] MICHAUX (Henri), L’espace du dedans, 1966, Paris, NRF, Poésie, Gallimard. P.305

 

[33] JULLIEN (François), De l’essence ou du nu, 2000, Paris, Seuil. P.94-97

 

[34] DELEUZE (Gilles), Francis Bacon Logique de la sensation, 1981, Paris, Seuil, Collection L’ordre philosophique, 2002. p. 27

 

[35] JULLIEN (François), La grande image n’a pas de forme ou du non-objet par la peinture, 2003, Paris, Seuil, Collection L’ordre philosophique.p.24

 

[36] Valdès (Manolo), Portrait au turban (Retrato con turbante), 1991, Technique mixte, 155x121 cm, Collection de l’artiste, Madrid.

[37] Leroy (Eugène), Nu, 1980-1985, Gouache, craie, fusain, 108x75 cm, Galerie de France, Paris.

    Leroy (Eugène), Nu, 1980-1985, Gouache, fusain, 108x75 cm, Galerie de France, Paris.

[38] Tàpies, La peinture au corps à corps, 2002, Paris, Réunion des musées nationaux. p.14

 

[39] Tàpies, La peinture au corps à corps, 2002, Paris, Réunion des musées nationaux. p.16

[40] Tàpies, La peinture au corps à corps, 2002, Paris, Réunion des musées nationaux. p. 26

[41] MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, 1949, Gallimard, Folio Essais, 1962.

 

[42] Bacon (Francis), L’art de l’impossible, Entretiens avec David Sylvester, éd Skira, p. 127

[43] DELEUZE (Gilles), Francis Bacon Logique de la sensation, 1981, Paris, Seuil, Collection L’ordre philosophique, 2002. p. 146

 

[44] Bacon (Francis), L’art de l’impossible, Entretiens avec David Sylvester, éd Skira, p. 110-111

[45] Bacon (Francis), L’art de l’impossible, Entretiens avec David Sylvester, éd Skira, p. 71

[46] DELEUZE (Gilles), Francis Bacon Logique de la sensation, 1981, Paris, Seuil, Collection L’ordre philosophique, 2002. p.96

 

[47] DELEUZE (Gilles), Francis Bacon Logique de la sensation, 1981, Paris, Seuil, Collection L’ordre philosophique, 2002. p.90

[48] DELEUZE (Gilles), Francis Bacon Logique de la sensation, 1981, Paris, Seuil, Collection L’ordre philosophique, 2002. p.102

 

[49] PASSERON (René), L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, 1962, Paris, Librairie philosophique J. VRIN, 1996. p.297

 

[50] PASSERON (René), L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, 1962, Paris, Librairie philosophique J. VRIN, 1996. P.8

 

[51] LEVINAS (Emmanuel), Le temps et l’autre, 1948, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 1983.

 

[52] CLAIR (Jean), La barbarie ordinaire, Music à Dachau, 2001, Paris, Gallimard.

 

[53] Paolo Marrati-Guénoun, article Derrida et Lévinas : éthique, écriture, historicité, Editions Université catholique de Nimègue.

 

 

[54] Tàpies, La peinture au corps à corps, 2002, Paris, Réunion des musées nationaux. p. 26

[55] DE KOONING (Willem), Ecrits et propos, 1992, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Ecrits d’Artistes, 1998. p. 9

 

[56] PASSERON (René), L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, 1962, Paris, Librairie philosophique J. VRIN, 1996. p. 301-302.

 

[57] DELEUZE (Gilles), Francis Bacon Logique de la sensation, 1981, Paris, Seuil, Collection L’ordre philosophique, 2002. p.96

 

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