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Savoir
et violence
En
raison de ses origines aristotéliciennes et platoniciennes, la philosophie
occidentale relie le savoir rationnel et intelligible à la notion fameuse de
cause explicante. S'il existait donc, à notre insu, un lien entre le savoir
explicatif et la violence, ce serait nécessairement d'un certain rapport entre
la cause et la violence qu'il s'agirait. Pourquoi ne nous en serions-nous pas
aperçus?
Une
telle proposition est donc, dès le départ, suspecte d'hérésie. Chacun sait
que les causes sont imperturbables, donc scandaleusement indifférentes à
l'homme. Ne sont-elles pas objectives, au sens qu'elles sont à l'abri de tout
anthropomorphisme de la connaissance? Or, la violence, comme le rire, est nécessairement
anthropomorphique. Prétendre qu'un lien profond entre le savoir rationnel et la
violence humaine se cacherait donc dans la « violence » de la notion de «
cause irréfutable », n'est-ce pas projeter dans la nature aveugle une
subjectivité aussi déroutante qu'indéfendable?
Mais
il est non moins incontestable, disions-nous, que le savoir, en tant que compréhensibilité,
se présente tout habillé et paré de causes en Occident. Qu'est-ce que la
cause en tant que fournisseuse attitrée et indéracinable de l'intelligible?
Habille-t-elle de pied en cap l'Univers ou bien notre esprit? La soumettons-nous
à un certain traitement, ou bien nous soumet-elle au sien? Que vérifions-nous
à l'aide des causes, elles ou nous? Notre esprit fonctionnerait-il sur le modèle
de l'Univers? Y aurait-il une anthropologie critique de la notion d'«
intelligibilité rationnelle » elle-même?
Nous
voilà pris violemment à partie par une sorte d'apostrophe ad hominem : puisque le savoir « vérifiable » est déclaré causal,
il nous faudrait renoncer pour toujours à établir aucune connexion profonde,
donc d'ordre philosophique, entre la violence et la connaissance rationnelle, si
nous nous révélions incapables, décidément, de démasquer la cause comme une
violence parlant raison, c'est-à-dire comme une projection anthropomorphique
d'intelligibilité dans la nature. La maïeutique qu'est la métaphysique nous a
déjà pris à revers et livrés, pieds et poings liés, à une proposition fort
violente à son tour, mais irréfutable, contre laquelle il faut pourtant bander
l'arc de la cause; à savoir que ce serait nécessairement dans la cause que se
cacherait la violence profonde de l'« intelligible », dans l'hypothèse où le
savoir explicatif serait violence.
Du coup, nous voilà sans défense devant la prise de corps violente qu'est la question socratique. Celle-ci se présente sur le chemin d'une certaine descente aux enfers. La question sera l'Orphée de cette plongée méthodique de la cause et de sa remontée problématique. Tenter de démontrer, par un renversement infernal de l'interrogation sur l'anthropomorphisme, que ce serait dans la cause impassible que se cacherait la subjectivité la plus profonde, celle qui s'attacherait à la violence du savoir « intelligible », n'est-ce pas une plongée dans l'Hadès, lequel régnerait, semble-t-il, sous toute l'histoire de la philosophie occidentale?
Mais, pris de peur, n'allons-nous pas tenter d'échapper aux griffes de l'hérésie dont cet enfer nous menace, nous qui voulions monter, au contraire, vers le soleil de la cause? Cette peur, à son tour, ne nous pose-t-elle pas une nouvelle question? Pourquoi voulons-nous donc renverser violemment le chemin de la pensée? Qu'allons-nous faire dans l'Hadès de la violence? Ne vaudrait-il pas mieux oublier cette question agressive? Car enfin si, en Occident, la notion même de cause n'était que le réceptacle paisible d'une subjectivité abyssale du savoir, comment s'appellerait celui qui nous aurait mis en chemin, méthodiquement, donc de force? Nous l'appellerions bien : « Vertu propulsive de la maïeutique socratique ». Mais cette maïeutique serait-elle « Personne »?
Ce
sera
donc dans une violence inconnue que nous entrerons, afin de nous donner les
moyens de traquer une violence qui dormait. Pis encore : de quoi aurons-nous
peur, sinon de la violence inouïe qui nous attend? Nous craignons de devenir
des brigands. Pis encore : l'anthropomorphisme qui se cacherait dans la causalité
serait une subjectivité cachée dans l'inconscient
de cette raison. Pis encore : ce serait une exploration de cet inconscient-là
qui constituerait donc la tâche de la métaphysique, si elle passait une saison
en enfer. Pis encore : cette exploration de l'inconscient ferait une tempête
dans la méthode, ou dialectique. Aurions-nous peur de devenir les brigands de
l'inconscient de la dialectique?
Car
aucune psychanalyse, qui serait prise, à son tour, et d'avance, dans
l'anthropomorphisme angélique de sa logique, ne saurait explorer la subjectivité
de la cause. Nous serions donc contraints de recourir à une tout autre sorte de
violence qu'à celle qui s'attache à l'Éden de la cause intelligible : à la
violence inconcevable d'une sorte de prise à revers de l'être par la maïeutique.
Par définition, cette maïeutique serait de l'ordre de l'accouchement du
non-savoir, donc de l'ordre de la douleur. Seule une violence dérélictionnelle,
seule une violence plus haute que celle de la cause méthodiquement élaborée
aux enfers, violerait la violence propre à la cause, parmi les prisonniers, et
la révélerait comme une violence de leur ombre. Mais que serait-ce donc, ce
choix entre le courage et la peur, s'il précédait l'entrée dans les ordres
qu'on appelle l'« entrée en métaphysique » ?
Aussi,
à peine avons-nous pénétré dans cette géhenne qu'est l'hérésie, que nous
voilà précipités aux enfers de notre liberté. Car la métaphysique, si elle
passait une saison en enfer, nous apparaîtrait livrée à la nuit obscure de sa
question; et cette question serait un brigand d'une puissance extraordinaire; un
brigand susceptible d'accoucher du scandale et de la violence infernale du problème
même de l'enfer; un brigand seul capable de susciter, par-delà la peur, un
certain regard sur la violence même de la peur, en sa subjectivité masquée.
Dans cette descente chez les morts, que serait la métaphysique du dénuement,
jusqu'où la subjectivité de la cause conduirait-elle l'entendement? La peur
parle haut. Elle redit : « Ne vaut-il pas mieux remonter à la surface,
parmi les causes agissant au grand jour, pendant qu'il est temps encore
d'oublier la question du brigand? »
Comme
un stratège qui contournerait une position fortifiée, cette question
harcelante de la subjectivité éventuelle de la notion de cause nous prend à
revers et nous pousse violemment vers un soleil que nous ne voulons pas connaître.
Ne nous efforcerons-nous pas de fuir en traversant le Léthé tranquille de
l'usage? L'oubli est un fleuve noir qui guette ses victimes. À moins que le démon
delphique, nous ayant déjà pris au piège de la mémoire et du feu, nous ne
puissions plus renoncer, à notre tour, au harcèlement méthodique de la
question, celle d'un très ancien oracle qui ordonnait en retour : « Connais-toi
», et qui nous mènerait où nous ne voulons pas aller. Qu'est-ce que ce taon-là?
Déjà la violence de la philosophie veut arracher son masque à la peur.
Il
est donc nécessaire d'organiser une résistance opiniâtre : car tout cela ne
serait encore que le commencement d'une suite de catastrophes. Si, par
impossible, les causes n'étaient, en effet, qu'une forme de projection magique
des sorciers du cosmos, si elles n'étaient qu'une manière d'ombres violentes
de l'enfer, ne serions-nous pas tous plongés, aussitôt, dans une sorte de
caverne, parmi toutes ces ombres? Soudainement, nous ne posséderions plus
aucune enceinte fortifiée de la cause dans les Élysées de l'entendement.
C'est tout subitement que la philosophie de la peur se verrait privée de son
recul salvateur en quelque abstraction impériale. Aucune île de Médamothi -
île de Nulle Part (Rabelais, Cinquième
Livre) n'accueillerait plus la panique de la pensée. Les réfugiés sur la
plate-forme de la dialectique se transformeraient en fuyards, et ils ne
rencontreraient jamais que leurs propres ossements au désert de sécheresse de
la cause.
Mais
cette suite épouvantable de malheurs obligerait, par surcroît, la métaphysique
véritable à s'interroger sur le sens de l'exercice culturel propre aux
Terriens invincibles de la philosophie, et sur le sens de la gestuelle
inconsciente qui anime leurs sortes de mouvements violents. Car la pensée vraie
ne serait plus ni une gesticulation craintive d'intellectuels en mal des pavois
autonomes de la raison dialectique, ni une relégation apaisante du monde sous
la vitrophanie rassurante des concepts.
Les
sédentaires de la cause savaient, eux, que la connaissance
et la violence sont parfaitement
capables d'engendrer, par leur hymen violent, les terres enchantées d'un
Chanaan de la philosophie, sorte de paradis tout pénétré de l'angélisme inhérent
à l'abstraction parlante. L'esprit auto-intelligibilisateur des indigènes
fournissait sa manne à la métaphysique idéale. Les sédentaires de la
philosophie idéale savaient parfaitement qu'il existe une Utopie nécessaire à
la pensée de la cause, afin qu'elle se dote d'autonomie gravitationnelle, par
l'heureuse rencontre de la chose avec la force. Mais si, par impossible, la
cause n'était qu'une ombre féroce de la caverne – et non le lieu de l'hymen
de la chose avec la force – , aucune notion ne pourrait plus survivre en
elle-même sur la Terre ni se conférer une sorte d'existence séraphique, en
suspens dans sa logique édénique, et tout à l'écart de la gestuelle des êtres.
La cause est le muscle de l'Éden.
Passant
alors en revue la suite de désastres qui nous atteindraient logiquement tous,
et dont nous pouvons déjà nous offrir le spectacle sur une vaste étendue de
l'Éden terrestre, nous verrions en nous-mêmes des prisonniers enchaînés à
la question de savoir quelle serait la violence propre aux mythes de la logique
et à leur Éden, et quelle serait la violence propre à la « vérité ».
Car ce serait pour répondre à la question même : « Qu'est-ce donc que
la philosophie? » que nous serions condamnés à nous interroger, aux
enfers, sur la violence propre à la pensée mythique, et sur la fureur inouïe
de la pensée vraiment philosophique. Toute la métaphysique se déploierait
alors dans sa violence et sa souffrance, hantée par une mémoire étrange
qu'elle serait seule capable de susciter par sa descente à l'Hadès, elle qui dénuderait
la fable avec une rage de brigand. Puisque la causalité elle-même, elle la démasquerait
comme une fable violente, la philosophie serait tout entière le combat agonique
pour une victoire radicale sur le mythe.
Mais
il y a pis : ne serait-ce pas à un niveau de profondeur inaccessible
à toute autre activité de l'esprit que la philosophie infernale montrerait
la fable des mortels, dotée de ses ombres édéniques? Ne faudrait-il pas
mesurer la fécondité de la philosophie à sa violence abyssale, puisque nulle
autre science ne serait une violence de l'enfer?
Nous
ne faisons que dérouler la suite logique des malheurs qui s'abattraient nécessairement
sur nous en trombe si les causes étaient des ombres en lesquelles nous serions
capables de descendre. Alors nous deviendrions des galériens enchaînés à la
question de savoir à quels Orphées musicaux de l'Hadès nous nous adresserions
comme à des maîtres véritables, afin d'apprendre d'eux seuls à dépouiller,
lacérer et écorcher la fable avec une violence de brigands. Car ce serait en
tant qu'Éden de la raison séraphique que l'enfer serait dentu.
Nous
saurions alors qu'avant même de se livrer aux « océans poussifs » ,
Ulysse, « planche folle, escortée des hippocampes noirs », a déjà
refusé de se plier au discours mythique des « fleuves impassibles » qui compénétrent
de leur violence idéale les techniques sédentaires de l'avoir. Le philosophe
serait donc, en sa dialectique solitaire, un navigateur homérique. Sitôt qu'il
débarquerait sur la terre, parmi les Polyphèmes du savoir, où la cause est le
mufle de la raison, il descendrait, par l'orifice étroit qu'est la pensée sédentaire,
dans la caverne du spéculaire qui « parle beaucoup », afin d'y observer
les êtres fabuleux de l'ombre qui déploient leur violence naturelle sous la
terre. Et il les soumettrait à sa violence royale.
Il
faudrait donc – dans l'hypothèse inadmissible où nous serions descendus dans
l'enfer violent des ombres, comme dans une nuit des sens – que la philosophie
se cherchât des maîtres et des répondants de sa violence à elle chez Platon,
Rabelais, Cervantès, Nietzsche, Balzac. Elle y découvrirait pourquoi aucun
corps n'est de chair; pourquoi tous les corps vivants sont des signes pour les
Houyhnhnms. « Zarathoustra apparaît au génie comme l'incarnation de sa pensée
», dit Nietzsche en une note foudroyante (OEuvres
posthumes).
Telle
serait donc la géhenne où plongerait la métaphysique terrienne si la cause
faisait un jour naufrage dans le clapotement furieux des marées : elle se
verrait condamnée à s'interroger sans cesse sur les sortes d'êtres qui ont
assumé, avec courage, leur signe, et qui se sont déployés en flèches de leur
signe. Lady Macbeth se lavait les mains dans sa parole, afin d'y effacer une
tache de sang qu'elle était la seule à voir parmi les cyclopes. Ne serait-elle
pas un signe? Tous nos gestes, disions-nous, seraient des signes, en réalité,
si les causes n'étaient que des gestes de nos ombres profondes. La pensée
causale des cyclopes serait de type ablutif, rituel et sacrificiel, car ils perpétreraient
quelque meurtre invisible, que la philosophie serait bien la seule à voir.
Mais
alors – nous tremblons à seulement évoquer une telle suite de naufrages –
, le philosophe ne serait plus spectateur, mais voyant. Pareil au : « Je
est un autre » de Rimbaud, bateau ivre et mâture, cargaison livrée à l'auto-enfantement
incroyable du signe sous l'oeil niais des falots, il dirait le courage du poème
parmi les mythes craintifs que promènent les vendeurs de coton. Poésie et
philosophie seraient les signes volontaires des millénaires d'une mémoire
ontologique. Telle serait la violence incroyable de l'oeil de brigand du poète
dans la philosophie.
Mais
quelle nouvelle illusion ce serait de nous imaginer que nous en aurions alors
terminé avec la question, enchaînés que nous serions à la roue de la
question dans la caverne aux ombres violentes que seraient, décidément, les
causes. Il nous faudrait encore interroger les signes sur leur droit à la
violence de leur folie à eux.
Car
le philosophe n'épouserait ni la chose ni la force; il serait l'oreille
ontologique du poète. Psychagogue fou, il ferait, de la folie la plus haute de
la métaphysique, un oeil! D'une certaine folie de cet oeil, il parlerait avec
courage, comme du courage le plus profond de la pensée. Il enseignerait même
qu'un second oeil, chez les cyclopes, se cherche quelque gloire sans exemple,
dans une folie propre au soleil parmi les sorciers de la peur. Il prétendrait
encore que le soleil de cette folie serait la gloire même de la métaphysique véritable.
Il raconterait d'autres sornettes encore, que nous omettons de rapporter, par
pudeur – c'est ainsi qu'il remonterait aveuglé de l'enfer, porteur du soleil
noir de la métaphysique.
La
folie qui naîtrait des désastres de la cause sous les rutilements du jour, et
qui livrerait la philosophie aux naufrageurs de la cause, nous obligerait à
poser la question de savoir en quelle trace audible s'exprimerait ensuite la
tonalité propre à quelque philosophie post-copernicienne; et de quelle folie
enfin communicable la violence d'un langage nouveau transmettrait la résonance.
Remontée
de la question, quand « toute lune est atroce et tout soleil amer » ! Si la
souffrance du Connais-toi delphique se
réveillait un jour, tout enflammée, dans la métaphysique; si, saisie de la mémoire
du retour parmi les ombres de la cause, elle se mettait à rêver, tout éveillée;
si elle repartait alors en voyage; si elle éclairait de sa praeclare lanterne les entrailles apeurées de la philosophie
copernicienne et newtonienne, quelles seraient sa musique, sa nostalgie, sa
gloire, sa folie, sa violence?
Puisqu'elle
serait une maïeutique, elle aurait donc besoin d'une danse. Sa parole serait
pareille à une danse de sa mémoire, de sa violence et de sa folie. Jamais, en
effet, un discours privé de la danse et de la musique n'accoucherait d'une âme
souffrant de l'égarement de sa mémoire et de sa nostalgie du retour.
Ce
serait donc la ronde alourdie de l'oubli et la danse légère de la mémoire; la
ronde appesantie de la peur et du sommeil, et la danse de l'éveil qui mèneraient
le courage propre à la pensée et à elle seule. Les cavernes de L'Odyssée,
lieux de l'oubli semés par le poète, chanteraient la mémoire du retour
quand la métaphysique demeure au moins souffrance de l'oubli qui la menace, car
Ulysse incarnerait la veille obstinée de la mémoire dans la métaphysique.
Racontant
alors sa propre histoire dans un langage nouveau, la philosophie dirait à
quelques-uns qu'elle est un soleil menacé; que Circé voulut lui faire boire
l'oubli de son retour; que les Lotophages voulurent le lui donner à manger avec
leur fleur d'oubli, le loto; qu'en l'île des Phéaciens, par contre, la métaphysique,
intacte, et sauvée du naufrage par miracle raconta sa mémoire retrouvée au
sortir de la passe entre Charybde et Scylla. Que de périls elle courut parmi
les sortilèges de Poséidon! Compagne de l'épouvante du navigateur, la métaphysique
a bu, cependant, l'herbe pilée d'Athéna, la déesse de l'intelligence. Depuis
lors, la philosophie est la science qui garantit les navigateurs des effets du
filtre magique de Circé, la sorcière; elle assure le retour des errants sous
le soleil de leur mémoire.
Telle serait la suite de malheurs qui s'abattraient inévitablement sur la philosophie dans l'Éden raisonnable de la cause si, par malheur, les causes étaient des ombres infernales et si, pour le philosophe, l'évidence « intelligible » et le sens commun causal n'étaient que le paganisme violent des pâtres séraphiques de l'entendement cyclopéen, qui sont peuples sédentaires et ignorants de la haute mer.
Nous
allons donc bander toutes les forces qui nous restent pour rejeter définitivement
la thèse. Peut-être parviendrons-nous, après un examen sévère de la folie
selon laquelle la cause serait la projection d'une ombre, à préserver, pour
plusieurs siècles, la philosophie de sa rechute dans l'ironie. Sinon, l'esthétique
de la philosophie voguerait loin de l'esthétique de la pensée sédentaire, et
ce serait un problème ontologique vraiment insoluble que celui du mouvement
effrayant qui serait alors propre à la philosophie en sa beauté de brigand.
Menacés,
au coeur de la philosophie de la cause, par le problème du langage, celui de la
transparence, de la rigueur, de l'élévation, de l'ardeur, de la folie; menacés
par tout ce qui, gestuelle et musique, ressortirait à la danse de la folie
qu'on appelle le style, nous avons le
devoir de vomir la potion de la critique de la cause, cette médecine amère,
cette ciguë, ce poison qui se voudrait remède.
C'est
pourquoi nous emprunterons, par prudence, le langage des boiteux entre Charybde
et Scylla. Jamais nous ne récuserons le discours cyclopédique, ni le cercle
encyclopédique que parcourt nécessairement la parole des terriens de la métaphysique.
Mais nous ne serons pas non plus dépourvus de quelque ruse, ni candides comme
des enfants. Nous feindrons tantôt de recourir à l'allure démonstrative qui
est propre à la métaphysique copernicienne, tantôt à quelque délire
bachique parmi les compagnons lucides d'Ulysse et de Pantagruel, derniers
gardiens de l'herbe de mémoire, qu'ils appelaient « pantagruélion ».
Aussi suggérerons-nous, par l'oscillation perpétuelle et insolite de notre
langage, la butée de l'être, tour à tour, sur le concept et sur le signe.
Remonterons-nous
ainsi, en boitant, de l'enfer de la cause? Conjurerons-nous le symbolisme
ontologique du vivant et de son courage, dont la métaphysique serait l'Orphée?
Progressant à cloche-pied, conjurerons-nous la question de la cause?
Sinon,
la métaphysique redirait, avec le poète « La tempête a béni mes éveils
maritimes. »
Ontogenèse
du savoir et de la violence
L'inquiétude
devant le pouvoir
Les
causes, disions-nous, ne seraient-elles pas dans les choses, où nous n'avons
que faire de traquer notre propre subjectivité?
SOCRATE.
– « Vois s'il te semble nécessaire [indispensable] que tout ce qui naît
[ta gignomena] vienne à l'être [gignesthai] par une certaine cause? – PROTARQUE. – C'est bien ce
qu'il me paraît : comment naîtrait-il sans cela? » (Phil., 26 e).
Socrate
semble entraîner d'abord l'homme du commencement et du commandement, Protarque
(de prôtos et de
arkè ), vers une certaine philosophie de
la toute-puissance de la cause en sa violence propre : « Est-ce que la
nature du faire [phusis tou poiountos], dit-il, ne
différerait pas nominalement seulement de la cause, et ne sera-t-il pas juste
de dire que le pouvoir et le causal seraient une seule et même chose? –
Parfaitement. – Eh bien, le faire [le pouvoir] et ce qui vient à l'être en
tant qu'engendré [to gignomenon], nous le
trouverons semblable [ouden diaferon], le mot mis
à part, comme tout à l'heure? – Oui » (Phil., 26 c - 27 d).
Pourtant,
tel un brigand, la violence delphique du Connais-toi a mis à feu une certaine mémoire
qui dormait dans sa peur, semble-t-il. Alors naît, dans les corps, un étrange
regard, tout rempli de crainte. Nous devenons très inquiets, en vérité en nos
corps, sitôt que la cause se met à engendrer un certain pouvoir, tout magique,
de faire (poiein).
Par surcroît, ce faire se manifeste
comme un mystérieux engendrement (genesis). De
plus, il s'exprime naïvement par un avènement stupéfiant à la praesentia. Il régnerait donc,
dans nos têtes, pensons-nous, des sortes de puissances chasseresses de la cause
en leur pouvoir de faire; et les choses, en leur obéissance imperturbable à
leur propre impassibilité, viendraient cependant, à tous coups, se ranger
docilement dans les enclos de la régularité, où des chasseurs de causes
croiraient bel et bien observer la rencontre miraculeuse entre la monotonie de
l'Univers et les tracés de la causalité dans leurs têtes. Mais nous n'avons
jamais observé, que nous sachions, aucune cause dans la nature, qui ne nous
livre que des événements. Jamais personne n'a mis la main sur une cause parmi
nous.
Nous
sommes inquiets, par surcroît, disions-nous, devant l'alliance qui semble avoir
été scellée à notre insu entre les trajectoires de la causalité et celles
de la régularité, comme Einstein était inquiet devant l'égalité des
vitesses de chute de tous les corps dans le vide, quelle que fût leur densité.
Qu'est-ce que ces causes causatives, qui ont conclu un pacte secret avec la
monotonie de la matière? Sont-elles les habilleuses de cette monotonie?
Qu'est-ce que la constance des choses quand elles semblent se donner un empire
de causes pour demeure dans la maison de la dialectique? Serait-ce quelque vêtement
impérial du cosmos, ce tissu de l'imperturbable? ou bien quelque sceptre?
Pourquoi les causes, si elles existaient dans l'invisibilité, où elles se dérobent
à nos regards, s'échineraient-elles à rassembler de la sorte les troupeaux de
la matière sous leur houlette pacifiante? L'Univers serait-il donc doté d'un
berger des causes? La nature se serait-elle affublée de deux panoplies, celle
de la constance et celle de la causalité? Mais alors, quel est le rapport entre
ces deux prodigalités de l'ubiquité? Seraient-ce des visages de la peur? ou
bien du courage?
Quelle
est l'articulation, dans nos têtes, entre les troupeaux craintifs de l'Univers
que sont les choses, et les enclos où, courageusement, les causes les
rassembleraient? Rencontre que nous appelions, en des temps très anciens, adaequatio
rei et intellectus (adéquation entre la chose et l'esprit). Qu'est-ce que
cette question du courage et de la peur qui resurgit, comme un brigand, au coeur
de cette prétendue adaequatio ?
La
brèche ouverte entre régularité et causalité
La
maïeutique socratique se révèle à son tour comme une violence inouïe.
Pourtant, ce harcèlement est un tout autre brigandage que la violence propre à
la croyance aux causes intelligentes, dans l'hypothèse, non démontrée, tant
s'en faut, où cette croyance cacherait une certaine crédulité de type
magique. Pourtant, la violence de la sorte de mémoire qui anime le dieu
delphique semble secouer violemment le sommeil et la peur où la métaphysique
voudrait cacher son oubli de la question. Et voilà que cela recommence! Car, à
peine avions-nous porté un regard encore confus sur le rapport entre notre
raison et notre corps, à peine avions-nous pesé notre courage que la question
s'est mise à flamber de plus belle en notre entendement, puisque Socrate ajoute
: « Mais le pouvoir de produire [to poioun]
selon la nature [kata phusin] ne guide-t-il pas et
ne précède-t-il pas toujours dans le
temps, tandis que ce qui a été produit[to poioumenon] suit ce qui fut engendré par ce faire [poioun]?
– Tout à fait. – Autres donc,
et non point identiques sont la cause et ce qui est à son service en vue de la
génération par la cause [to douleuon eis genesin aitia]. » (Phil., 27 a).
Socrate
est un autre. Quel est le « Je » tout autre qui parle dans le Connais-toi de
l'oracle? Quel est son courage? soleil nouveau d'une mémoire méthodique. Démasquer
méthodiquement l'oubli de la question à la faveur de cette lumière et de son
brigandage à elle. Dans le bref jaillissement de la violence socratique, la
chose « produite », en tant que proie saisissable (objet) du savoir, s'est
trouvée séparée, le temps d'un éclair, de la force mystérieuse appelée
« cause », et qui serait un « pouvoir » au service (doulos,
l'esclave) de l'engendrement de la chose. Le brigand delphique s'est infiltré
dans la brèche entre la chose « qui arrive » (constance de l'univers), et le
pouvoir causal qui la ferait « se produire » .
Il
ne va plus de soi que
la constance et la causalité cheminent de conserve dans notre caverne, comme il
ne va plus de soi que les corps tombent tous à la même vitesse dans le vide.
En retrait du « naturel » craintif des choses qui allaient de soi, il existe
sans doute quelque équation du sommeil et de la panique. La métaphysique est
un loup qui plante sa denture dans la question de savoir pourquoi les moutons
jugent naturels les chemins parallèles de l'esprit et des choses, des chemins
tels que celui de la constance et celui de la causalité. Qu'est-ce que cette
inconscience des moutons en tant que visage même de leur peur?
Pris
à revers par le brigand de feu qu'est la question, nous demandons : « Que se
passe-t-il dans les profondeurs du corps si le naturel est un corps? » Une
immense équation de l'inconscient des moutons joue son jeu sous le masque bénin
que la transhumance des troupeaux promène
sur l'insondable. Deux
puissances, celle de la régularité de la matière et celle des causes
accompagnent la dromomanie violente du cosmos. Ne serait-ce pas cela qui ferait
question pour Kant, le brigand, s'il était venu après Einstein au lieu d'être
venu après Copernic? Et pourtant, le loup de Königsberg, n'est-ce pas cette
question-là qu'il s'est posé à sa manière?
L'escapade
de la cause dans le temps
Bien
plus, la violence nouvelle et proprement sauvage qui s'empare de la métaphysique,
et qui l'empêche de rebrousser chemin vers la peur, c'est dans l'enfer du temps
qu'elle nous fait descendre. Car la cause, dit Socrate, si elle est bien la
servante de la « force productrice », se maintient dans une antériorité
angoissante. Où se cache alors la cause dans le temps? A-t-elle quelque lieu où
se reposer dans l'abîme de la durée? Voilà que la cause ne se confond plus à
la chose elle-même se produisant à la surface de la terre; voilà qu'elle se réfugie
dans une antériorité redoutable, où elle ne fait plus corps intimement avec
l'avènement du réel dans la brise de la praesentia.
Jusqu'où faut-il suivre la cause dans son escapade? À quelle profondeur sa
plongée nous conduira-t-elle? Le brigand nous mènerait-il où nous ne voulons
pas aller?
Car
si la cause est une servante naturellement portée à se mettre au service de la
régularité de l'univers, quels seront ses rapports de service avec le pouvoir?
Le « pouvoir de produire », lui aussi, sera antérieur à l'arrivée du
troupeau des choses à la présence sous les houlettes de la cause. La cause,
animatrice de la chose, renverra donc à une antériorité encore plus profonde
que la précédente. Serons-nous, dans le gouffre du temps, les bouviers de
l'antériorité inlassable des causes qui annoncent l'univers des choses? Où
placerons-nous donc la houlette invisible de la cause commençante, qui s'est
mise la première au service du pouvoir de produire? Qu'est-ce que ce recul dans
l'imaginaire où nous piège le temps? Qu'est-ce que cette trinité originelle
de notre peur, cette trinité d'une cause, d'un pouvoir et d'une chose dans
l'inconscient du naturel? Si nous plongeons dans l'Hadès de l'antériorité
ouvert par Socrate, nous découvrons, à la queue leu leu, force pouvoirs
toujours plus profonds, qui mettent sans cesse la cause au service d'un «
pouvoir prochain » tout imaginaire de faire paraître la chose.
Cet
enfer est décidément notre vertige, et la peur nous ressaisit, car le feu
socratique est un brigand qui nous met à la roue de la question du
commencement, alors que nous ne savons même pas ce qu'est cet espace où nous
entrons et qui colle au temps. Car ce sera à l'infini, si nous ne rebroussons
pas chemin, que nous pourrons rêver de causes qui se mettraient au service de
la force, et de forces qui fourniraient à la cause sa bonne volonté toujours
renouvelée à assurer le service de la régularité dans la maisonnée de la
monotonie de toutes les matières.
Mais
si le choix ontologique entre le courage et la peur décide du sommeil ou de l'éveil
de la métaphysique, comment retournerions-nous sur nos pas? Impossible de nous
mettre à distance du brigand. La musique de cet Orphée de l' Hadès nous
condamne à passer une saison en enfer. La métaphysique dit : « Je est un
autre. » Cet « autre » nous renvoie à notre propre tête, comme Einstein
renvoyait à leur propre tête les physiciens qui n'avaient jamais trouvé étrange,
jusqu'alors, le phénomène le plus inouï de tout l'univers, à savoir le pacte
conclu à l'unanimité entre des corps de densités diverses. Si le feu violent
qu'est la métaphysique prenait donc, grâce à Einstein, le relais de Copernic,
nous serions conduits à séparer, dans la nature, la régularité de la
causalité, et cela d'une manière si singulière que nous serions renvoyés à
notre propre tête tout autrement que Kant ne l'imaginait, quand il ne s'étonnait
pas des vitesses de chute égales des corps dans le vide. (Il organisait précisément,
à l'aide des a priori, une vitesse de chute égale de la causalité et
de la régularité dans les têtes.)
La
philosophie postcopernicienne
Étrange
parallèle, en vérité, entre la métaphysique et la physique : le
compagnonnage ancestral et tout apparent de l'inertie des corps avec leur
pesanteur ne jouait-il pas, dans la physique, un rôle psychologique, celui
d'occulter, et même d'escamoter entièrement le démenti radical qu'apportait
pourtant sans cesse à toute la mécanique classique la chute de tous les corps
à des vitesses constantes? Car le mariage contre nature, dans l'entendement
naturel, entre la régularité et l'intelligibilité, venait au secours d'une
raison craintive, fondée sur la logique inductive d'Aristote et de saint
Thomas. Il existait donc une « mécanique » classique de l'entendement lui-même;
cette mécanique de la raison, en sa peur, s'articulait, en retour, sur la
physique de l'évidence rassurante de la constance, et vice versa. Kant avait
construit, à partir de Copernic, la seule philosophie de l'entendement craintif
qui parût sauver, sous une apparence de courage, la question de
l'intelligibilité de la monotonie (car c'était l'intelligibilité que la roue
de secours de la cause, en tant qu'a priori de l'entendement, était censée
fournir à la constance des choses par son mariage avec elle, comme les
acrobaties du sens commun passaient pour conférer au mouvement régulier sa
compréhensibilité dans la physique cartésienne). Si donc le mythe d'une
causalité intelligible divorce d'avec la régularité, aux torts exclusifs du
mythe – la constance cessant de créer aucune compréhensibilité – , la brèche
n'est-elle pas grande ouverte pour une descente sauvage du brigand dans
l'inconscient de la raison?
Mais,
à cette nouvelle profondeur, l'Hadès devient brûlant. II serait enfantin de
se dire que l'essentiel est sauvé dans le naufrage de la compréhensibilité
classique, à savoir, la prévisibilité de la nature, qui découle, évidemment,
de sa monotonie, et qui suffit, en effet,
à assurer la rentabilité de la science. Mais ce qui nourrit le savant assoiffe
le brigand. Ne s'agit-il pas de prendre conscience de la mutation la plus
profonde de la pensée métaphysique depuis Aristote? Vingt-cinq siècles de
philosophies reposaient sur la bonne entente de la physique avec la métaphysique
: mais si la physique, en tant que système de pensée, ressortit à un
inconscient que seule la métaphysique de l'inconscient peut explorer et si la
physique cesse de nourrir la bonne conscience de l'entendement, nous entrons
dans l'ère postcopernicienne de la pensée, où la question du courage et de la
peur devient ontologique au coeur de la connaissance profonde, parce que les
physiques se révèlent arrimeuses dans la peur, ou dérélictionnelles dans le
courage, donc pélagiennes ou jansénistes.
Copernic se demandait seulement ce qui se passait sous l'apparence d'un Soleil tournant inlassablement autour de la Terre; le réel à démasquer sous l'apparence demeurait d'ordre événementiel dans la science. Mais, pour la philosophie postcopernicienne, c'est l'âme qui fait événement, car elle réapparaît sous le savoir, et au niveau du choix ontologique et inconscient, précisément, que fait le sujet entre la peur et le courage, donc entre deux sortes de violences ontologiques : car la peur, elle aussi, exerce sa violence propre. C'est pourquoi, au coeur de la question de la violence, la violence propre à la métaphysique, en son courage, fait désormais question. Le songe d'une mathesis universalis de type cartésien est l'expression évidente d'une panique épistémologique devant une mutation de la physique du mouvement. Mais La Divine Comédie commence par cette question du courage et de la peur ontologiques.
Pour
le « brigand », la question postcopernicienne de la métaphysique est donc
celle-ci : « Qu'était-ce, autrefois, pour le mouton pensif, que le
brandissement violent de causes moutonnières dans le moutonnement perpétuel du
cosmos? » Ne serait-ce pas l'inertie et la pesanteur de l'esprit des moutons
que fouaille maintenant le feu socratique de la mémoire? Le Connais-toi
delphique fait alors irruption avec violence : retour en force de la question de
la peur dans l'anthropologie philosophique.la peur ontologiques.
La
violence de la cause et l'avenir de la question du meurtre
Car
la sorte de rage philosophique qui accompagne le feu épistémologique du «
Connais-toi » pose la question de sa violence à la raison moutonnière, quand
les moutons se cachent sous les causes apaisantes qu'ils invoquent, et cela de
telle sorte qu'apparaît enfin le rapport du savoir « intelligible » au
meurtre rituel. Aussitôt s'ouvre la question la plus profonde : de quel meurtre
s'agit-il donc dans le rituel du savoir « intelligible »?
A
cette profondeur du problème de la violence, les thèmes platoniciens de la réminiscence
et de l'oubli – le regard et l'occultation – , qui traversent L'Odyssée, jettent un pont entre la réflexion métaphysique sur la
cause, d'une part, et la violence « sacrée », en son sacrifice rituel,
d'autre part. Une métaphysique où la réflexion sur la science causative
conduit à rouvrir, bien au-delà de Bacon, la question des idoles de
l'entendement, et à en observer la gestuelle au plus profond de la connaissance
« objective » et de sa violence immolatrice, voilà la brèche ouverte
par la cessation de la vie commune de la physique avec la métaphysique. Car la
métaphysique de la peur ontologique devient soupçonneuse à l'égard de la
physique – porte ouverte sur l'anthropologie fondamentale et sur la métapsychologie
du césarisme inconscient de la raison. Qu'est-ce que cet inconscient? Qu'est-ce
que le signifiant aveugle mis en place par le sujet afin que la science soit
possible? Ne serait-ce pas l'étude de la lucidité, mais celle d'une cécité
originelle qui nous éclairerait sur les conditions fondamentales de la
connaissance?
Essayons
d'observer la fonction de la cause craintive au coeur de la régularité
apaisante de l'Univers avec laquelle elle est censée se confondre; et tentons,
par cette remontée d'un courage métaphysique vers le soleil noir de la raison,
de descendre, en réalité, dans le gouffre du gnôthi seauton.
La
cause en son chemin violent parmi les choses
La
causalité, en son discours catégorique, remplit doucement les fonctions du
sommeil, et cela d'une manière parfaitement observable sitôt que, passant
outre au kantisme, qui plaçait l'esprit humain, bardé de ses catégories, au
coeur de l'univers copernicien, nous considérons, au contraire, la cause
explicante comme l'expression léthargique de la pensée; et si nous plaçons
cette forme parlante et molle en regard de la régularité dure et muette de
l'Univers, afin d'observer, sur le sol, ses convulsions spécifiques de la
cause. Ayant ainsi distingué, d'une part, la sorte de pesanteur naturelle à la
peur, de l'inertie sans âme, d'autre part, qui est propre à la seule matière,
afin d'explorer la fonction de la pesanteur qui sera particulière à l'esprit
seulement, nous remarquons d'abord que les choses progressent avec une manière
de solennité sur leur chemin, et qu'elles semblent se diriger toutes vers les
enclos d'une causalité « royale », celle du nous basilokos du Philèbe. Les choses paraissent donc assistées dans l'étendue
d'entités magiques, sortes d'« esprits » des choses, qui les rendraient de
plus en plus intelligibles au fur et à mesure que, venant du fond de l'éternité,
elles surgissent dans leur praesentia.
Aussitôt,
la question nouvelle est posée : Qui jouera le rôle de la preuve, la chose
venant à paraître ou bien la cause? Si c'est la chose qui est « causalité »,
il faut se demander comment l'avènement de la chose à la praesentia s'articulera sur le sceptre du « pouvoir de produire »,
puissant prédécesseur de l'événement. Ce personnage despotique semble
environné d'un grouillement de causes bien plus modestes, sortes de houlettes
au service de leur grand roi, le fameux « pouvoir de produire par la cause ».
Nous avons donc affaire, dans la tête des hommes du savoir craintif, à un
mixte médicinal de cause, de pouvoir, de chose et d'intelligence. Peut-être ce
mixte innocent remplit-il la fonction d'arrimage du savoir au cosmos, comme les
quatre matières – air, eau, terre et feu – de la physique aristotélicienne.
Étrange
sorcellerie épistémologique de la peur! Comment emmailloter doucement la cause
dans le « pouvoir » violent de « faire »? et ce « pouvoir », à son tour,
dans la chose surgissante? La cause, « corps » non soluble dans la chose, paraît
toujours emmitouflée, de surcroît, dans un autre type encore, de cause
protectrice, le « pouvoir de produire selon la nature ». La chose
engendre-t-elle donc sa propre compréhensibilité dans la tête des moutons?
Mais qu'est-ce qu'une matière moutonnante en tant que capable d'engendrer la
compréhensibilité? Nous voilà derechef renvoyés à notre propre tête
moutonnière, à l'instar des physiciens coperniciens de Kant. Car nous
demandons pourquoi la cause surgirait tout animée par son animisme causatif
chez les moutons. La cause serait-elle une sorte d'esprit apaisant, qui présiderait
à son propre avènement régulier, afin de calmer l'angoisse du troupeau?
Nous
commençons de nous effrayer, dans l'Hadès violent où nous sommes descendus,
car, en ces lieux, il nous semble bien que nous collons sur nos doux visages le
masque violent de notre propre magistrature de la cause. Jusqu'où
descendrons-nous dans l'abîme de cette magistrature de notre panique? Les
causes conjurantes que nous croyions observer courageusement dans cet enfer de
la conjuration ne seraient-elles pas des sortes de masques conceptuels, donc angéliques,
tout causatifs et magistraux, qui joueraient à saute-mouton entre les choses
dans une éternité conjuratrice à son tour? Nos anges craintifs paraissent
pourtant de chair et d'ombre confondues, quand ils volètent dans l'Hadès. Car
la notion d'effort est d'origine musculaire; de nos muscles, nous avons tiré
l'idée de « force », ou « pouvoir de produire » à l'aide d'une ombre, au
service de laquelle se mettraient les esprits causatifs, dont l'Univers nous
paraît alors animé. Naturellement, « cette notion d'effort ne nous fait pas
connaître la véritable nature de la force; elle se réduit, en définitive, à
un souvenir de sensations musculaires, et on ne soutiendra pas que le Soleil éprouve
une sensation musculaire quand il attire la Terre » (H. Poincaré, La
Science et l'hypothèse, chap. « La Mécanique anthropomorphique »).
La
peur aurait-elle donc une chair d'ombre dans l'intelligence moutonnière quand,
le souvenir d'une sensation musculaire, nous l'étendons aux astres? Pourtant,
les moutons supérieurs savent parfaitement, dit le brigand, qu'aucun atome
n'agira jamais par choc ou frottement sur ses frères , cosmiques dans
l'immensité de l'Hadès, et qu'il n'y aura donc jamais d'action directe des
corps les uns sur les autres dans l'immensité. Le vide qui règne dans l'étendue
de notre caverne enseigne que la cause est nécessairement une force magique, et
que ce qu'elle engendre de plus certain, c'est une croyance.
Mais qui engendrera, chez le mouton, une croyance démentie par ce que
chaque mouton peut voir de ses yeux, sinon la peur? Qu'est-ce donc que la magie
en nous?
Tentons
donc d'apercevoir les causes en leur sorte de chair magique, faite d'ombres. Il
existe, assurément, une sorte de chair propre à notre ombre dans l'Hadès, et
une sorte d'ombre propre à notre chair. Mais l'ange causatif ferait-il la bête
charnelle dans le cosmos, si l'on en croit les dires d'un Houyhnhnm célèbre?
Revenons tâter derechef les mamelles du cosmos musculaire et causatif, afin
d'en tirer à nouveau le lait amer de Polyphème, le violent berger : « Or, le
pouvoir de produire, le faire [poioun], n'est
rien d'autre que la cause : est-ce vrai? – HIPPIAS. – Assurément. –
SOCRATE. – Et pourtant la cause, Hippias, est autre chose que ce dont la cause
peut bien être cause; car la cause, je
pense, ne saurait être cause de cause. Considère bien ceci : la cause ne
nous est-elle pas apparue comme un faire [ou to aition poioun ephanè] ? » (Hipp.
maj., 296 e -297 a.)
Déréliction, incarnation, appontement et gesticulation de la cause
La clameur à jamais suspendue du dieu de la mémoire demeurera-t-elle encore un instant observable? Car voici que notre cauchemar épistémologique nous mène tout droit à l'épouvante dans l'Hadès dérélictionnel des causes agissantes : en effet, si les causes, ces maîtres d'épouvantement, se mettaient à engendrer des causes à leur tour, au lieu d'engendrer seulement des choses, comme chacun sait, de quel enfer plus terrifiant encore la matière ne nous proposerait-elle pas les ombres? Car les choses se mettraient à flotter, assurément, puisqu'elles seraient privées de rênes dans l'étendue. On les verrait donc comme frappées d'errance en leur régularité, à supposer qu'elles la conserveraient; elles paraîtraient cependant affreusement délaissées dans l'Hadès de leur constance. Imagine-t-on la procession magique des causes domestiques, qui marchaient précédemment toutes ensemble sous le sceptre du « pouvoir de produire », et qui faisaient aux choses une si brillante escorte; imagine-t-on cette procession des ombres soudain désertées par les choses auxquelles, craintivement, elles s'appuyaient? Les imagine-t-on en leur effort pour s'engendrer toutes seules et sans fin les unes les autres, comme des ombres qui renaîtraient inlassablement de l'ombre qu'elles seraient à elles-mêmes? Les laisserons-nous courir et se rattraper entre elles dans l'immensité, comme les causes fameuses et de triste mémoire des scolastiques, qui, oublieusement, jouaient à colin-maillard dans nos têtes? Les causes ne seront donc pas causes de causes à la queue leu leu!
Mais
cet ironiste de Socrate ne nous place-t-il pas, comme Rabelais, entre deux
selles? Car supposons maintenant le contraire; soutenons qu'aux enfers, les
causes, qui sont une sorte de chair craintive de l'ombre, ne se mettent pas au
service moutonnier du concept de causalité; que ce concept ne leur fournirait
pas leurs sceptre cosmique apeuré. Supposons que les causes, devenues loyales
et courageuses, délaissent enfin l'ombre universelle que leur peur leur fait à
elles-mêmes; supposons qu'elles se mettent à engendrer enfin, au lieu de
concepts de cause en chaîne, des choses vaillantes, en chair, en os et en toute
autre matière courageuse sur la Terre, parce qu'elles seraient un « pouvoir de
produire » des choses et non des causes (un faire, poioun),
comment cernerons-nous à moindres frais le statut de ces causes enfin
parturiantes intrépides des choses ? Ne serons-nous pas plongés davantage
encore dans l'enfer de la magie? Les causes ne seront-elles pas devenues
d'effrontées sorcières de la chose? Les événements ne vérifieront-ils pas
des incantations de sorcières? Ne vaut-il pas mieux, décidément, laisserair
angélique, elle qui est particulière aux ombres causatives, s'engendrer sans
fin elle-même par parthénogenèse dans l'immensité de l'Hadès, plutôt que
d'admettre qu'une chose, par son surgissement à nos yeux, pourrait servir de
preuve à un esprit édénique et invisible, appelé « cause », et qui se
cache sûrement dans nos têtes? Comment une preuve serait-elle tangible?
Car
si une chose se produisant n'est qu'un événement vérifiable; si elle ne
prouve rien d'autre que sa monotonie à se produire, qu'est-ce que nous appelons
une preuve? Une preuve ne
renvoie-t-elle pas, nécessairement, à un signifiant? Et si nous étions,
inconsciemment, ce signifiant, qui rendrait probatoire la « preuve » à nos
yeux? Si une « preuve tangible » nous renvoyait, en réalité, au signifiant
que sont censés nous fournir les esprits causatifs? Mais quel signifiant nous
fournissent-ils donc? Ne faudrait-il pas examiner, en profondeur, la corporalité
mentale à laquelle les « preuves » nous renvoient, si les esprits causatifs
renvoient à une magie qui fait fonction de signifiant inconscient en nous?
Si
la crainte ne nous empêchait pas de soulever le couvercle de nos têtes, dit le
brigand, peut-être verrions-nous à quel signifiant des sorciers les choses
nous réexpédient quand elles nous délèguent à des esprits peuplant l'ombre,
à des fantômes causatifs, qui enfument notre caverne. Car nous percevons bel
et bien, d'une part, l'événement de l'arrivée de la chose; mais pourquoi
percevons-nous, d'autre part, la preuve de l'« intelligibilité » de cette
arrivée comme une probation d'essence causative? A quel signifiant inexploré
la cause renvoie-t-elle? Ce signifiant inconscient, nous l'appelons explication.
Aurons-nous une anthropologie abyssale de l'« explicatif » en tant que
croyance? Verrons-nous nos propres cerveaux en leur chair? La violence de la métaphysique est un brigandage de la chair cérébrale. Mais
d'où tire-t-elle cette violence-là de son courage, elle qui semble capable
d'un regard sur la peur?
Nous voudrions bien, pourtant, tuer ce Socrate qui nous fait boire la ciguë de notre peur. Il est pareil à un taon du dieu, à nous harceler ainsi; comme un taon, en effet, c'est à l'assaut de notre occultation qu'il revient. « Mais ne doit-on pas dire que, par le faire [hupo tou poiountos], rien d'autre n'est fait [ouk allo poietai] que la génération, la venue à l'être [to gignomenon], mais non pas le faire lui-même [all ou to poioun].» (Hipp. maj., 297 a).
Où la cause devient une corporalité cérébrale
Tentons
donc d'explorer, en tant que signifiant, ce que nous recevons dans nos têtes
quand, pareille à un cheval trop lourd, ce sera en tant que probatoire de la
cause censée l'animer que la cité recevra la chose. La rage delphique
houspillera le cheval de bonne race, mais trop lourd, qu'est, dit Socrate, la
cité des Athéniens.
Car
si la cause était, dans notre tête, un « être de raison » destiné à « générer
» la chose à notre corps défendant, nous serions, au coeur du langage de
l'Hadès, livrés par nature au mélange perpétuel, dicté par notre peur,
entre la compréhensibilité « causale » et la généralisation – à
laquelle nous procédons grâce à leur régularité – de comportement des
troupeaux de la matière. Nous serions, en tant que chair cérébrale, les pâtres
biologiques des concepts magiques qui animeraient la matière. Mais les ombres
de l'Hadès ressemblent à Polyphème, nous semble-t-il, en ce qu'elles parlent
beaucoup ( polu-phèmi
, « parler
beaucoup »).
Comment
se fait-il que nous croyons entendre ces ombres parler? Est-il fatal que l'oubli
nous saisisse et que nous ficelions les choses les unes aux autres comme des
animaux, à l'aide des ombres martelantes du cosmos que sont les causes?
Sommes-nous réellement à demi aveugles, et privés du soleil du dieu, à
l'instar du cyclope Polyphème? Sommes-nous destinés à paître éternellement
les choses sous la houlette polyphémique de la cause? Ou bien, puisqu'un
signifiant magique nous sert, disions-nous, en réalité, de preuve sonore,
quand nous recevons la « cause » comme preuve; puisque les choses nous
renvoient donc à un signifiant corporel qui se cache dans les recettes
charnelles des sorciers de l'Hadès, tenterons-nous du moins d'apercevoir, à
l'aide d'un deuxième oeil, notre propre corps d'ombres? Parviendrons-nous alors
à voir la sorte de chair propre à la cause comme une ombre parlante qui flotte
dans notre caverne et qui obscurcit dans nos têtes charnelles, la lumière du
dieu? Si nous avons en nous cette autre violence, qui est notre courage, ne
sommes-nous pas autre chose que ce que nous paraissons être?
Sitôt
que, devenus les brigands de la question du dieu, nous nous mettons à observer
notre propre corps cérébral, Socrate se met à nous piquer comme l'abeille qui
laisse son dard. Car il nous montre maintenant comment les sorciers polyphémiques
de la cause projettent leur propre corps dans l'immensité, et il se met à
nous faire voir les gestes et tous les mouvements de ce corps : « Tous ces
composants dont nous venons de parler, n'est-ce pas quand nous les voyons
rassemblés en une unité qu'à cet assemblage nous donnons le nom de « corps
»? – Assurément. – Place-toi à ce même point de vue pour envisager cet arrangement que nous appelons cosmos : il sera
également un corps puisqu'il est fait des mêmes composants » (Phil.,
29 d-e).
La
violence du dieu nous dit alors que nous nous donnons une apparence de mémoire
et de lumière en déclarant que notre âme sera dotée d'intelligence chaque
fois qu'elle invoquera des causes : « Tu affirmeras
qu'il y a dans la nature de Zeus une âme royale [nous basilikos] et qu'une
intelligence royale est engendrée [egignesthai]
par la puissance de la cause [dia tèn tès aitias dunamin].
» (Phil.,
30 d).
Ainsi,
ce que nous appellerons « intelligence royale » ne viendra au secours que de
ceux [summakos ekeinos]
qui proclameront que c'est la cause qui donne l'intelligence. Et
pourtant, comment notre propre corps de sorciers nous donnerait-il
l'intelligence?
Elles sont profondes, l'angoisse et la déréliction de la métaphysique quand elle entre en agonie dans l'antre de Polyphème. Qu'est-ce que la violence des brigands, si elle est aussi leur agonie?
Esquisse
d'une anthropologie de la finitude
Essayons
d'entrer dans le violent redoublement delphique qui fonda, il y a deux mille cinq cents
ans, la métaphysique occidentale sur le brigandage du gnôthi
seauton (Connais-toi).
Si
nous demandions doucement aux hommes du savoir quelle est cette machine de la
pensée, toute rouillée par les ans, que nous voyons là, traînant sur le sol, ils nous répondraient sûrement qu'ils n'en connaissent pas
l'inventeur; car cet ustensile fameux, diraient-ils, se perd dans la nuit de
notre éternité. Alors, nous leur répondrions que le principe au ras du sol
de leur outil éternel, nous allons essayer de le transporter à une certaine
hauteur, afin de l'élever du moins à une question que nous formulerions
ainsi : « De quoi cette science est-elle donc le signe parmi vous, et à quel
signifiant renvoie-t-elle à vos yeux, quand vous observez l'âme des sauvages
dans leurs projections totémiques? »
Les
hommes du savoir nous répondraient, assurément, que cette machine leur sert
surtout à observer le système de représentation peureux des primitifs, qui projettent force animaux courageux dans l'étendue, afin de s'y
représenter vaillamment en retour. Ces hommes supérieurs nous diraient aussi
que leur machine à observer les
sauvages en leur peur, ils la comprennent en tant qu'elle leur parait capable de
leur fournir, en retour, le signifiant, donc le « parlant », donc
l'intelligible de l'ignorance projective desdits primitifs en tant qu'ignorants.
Car les barbares sont affligés, par leur imagination projective, d'un certain
pouvoir d'affabulation, et c'est en tant que projection craintive que leur
savoir est donc une ignorance. Ces peuplades s'imaginent, en effet, que tout
l'Univers est peuplé de personnages très actifs, qui les soulagent de leur
solitude; c'est donc en tant que peur de leur solitude que leur savoir est, en réalité,
une ignorance. « Ils n'aperçoivent pas les causes, parce qu'ils ne possèdent
pas notre degré de raison », diraient les hommes du savoir, ces brigands qui
montrent leur peur aux sauvages de la connaissance.
Nous
tenterions alors, doucement, de faire mieux remarquer encore à ces hommes supérieurs
comment ils interprètent les représentations imaginaires des primitifs comme
des signes hautement parlants, puisque ces signes sont parlants, disent-ils, en
tant que ,révélateurs de la cécité des barbares à l'égard des causes et
des lois. Les hommes du savoir supérieur, lequel est fondé sur des causes,
nous répondraient alors que les barbares font erreur à se représenter eux-mêmes
à l'aide de personnages puissants qui animeraient le cosmos muet, au lieu d'y déchiffrer
les signes de la vérité légale, aveugle et silencieuse des lois. Et ils
rediraient que les primitifs font beaucoup de bruit pour rien dans le cosmos,
parce qu'ils ont peur.
Nous
ferions ensuite remarquer doucement aux hommes d'un savoir si supérieur et si
doux, que l'erreur des primitifs se manifeste donc par une certaine errance
violente, en ce qu'ils errent sauvagement à l'écart de l'ordre évident de
l'Univers; et qu'ainsi c'est l'univers de la légalité évidente des lois,
preuve de l'ordre des choses, qui fournit, aux yeux des hommes apaisés et délivrés
de la crainte, ceux du savoir véritable et tranquille, le signifiant qui leur
permet de parler si souverainement, et sans violence, de l'erreur qui s'attache,
par contre, chez les ignorants, à l'ignorance des lois, puisque c'est en tant
qu'ils ignorent cela que les sauvages sont ignorants.
Ils
nous le concéderaient bien, et même, ils nous applaudiraient bruyamment de
confondre ainsi régularité et légalité, ordre et constance, et de prendre,
comme eux, le mot loi dans un sens tout pénétré par leur idée de la justice.
Et nous nous garderions bien de démentir violemment le silence qu'ils croient
garder. Mais nous leur demanderions doucement si les primitifs, appelés aussi
des « sauvages », s'aperçoivent que leurs dieux bruyants sont des corps
d'animaux, ou bien s'ils distinguent mal les corps de ces animaux totémiques
(lions, tigres, panthères) de leur propre chair bruyante, quand ils peuplent
l'Univers de toutes sortes de corps fantastiques et plus courageux que nature.
Les hommes du savoir silencieux nous répondraient assurément que les sauvages
sont tellement sauvages et bruyants qu'ils en viennent, par crainte, à
confondre les corps de ces bêtes avec les leurs propres. Car, nous
expliqueraient ces hommes du silence supérieur, les primitifs s'imaginent que
leurs dieux bruyants ne sont autres qu'eux-mêmes, et ils s'identifient si
effrontément, en leur peur, à tous leurs animaux spéculaires, quand ils se
mettent en chasse de leur identité bruyante, qu'ils mélangent entièrement,
par manque de courage, les âmes des bêtes avec celles, plus silencieuses, des
hommes.
Alors,
nous demanderions toujours plus doucement aux hommes supérieurs, rassemblés
autour de leur arbre de la connaissance silencieuse, s'ils prétendent voir, ce
qui s'appelle voir, les causes et les effets muets, comme les sauvages voient,
de leurs yeux, leurs animaux bruyants. Assurément, les savants se mettraient à
rire et à se moquer, sans crainte, de nous. Ils nous diraient que leurs causes
sont puissantes, invisibles, silencieuses, et délivrées de la crainte comme
des dieux; et qu'ils les appellent la Force ou l'Énergie; et qu'ils ne
reconnaissent la Force ou l'Énergie qu'aux objets que les causes et les effets
leur envoient sans cesse du fond de l'Univers, avec assiduité et ponctualité,
en raison de leur puissance de produire.
Nous
demanderions alors aux hommes du silencieux avoir si le père et la mère des
causes ne seraient pas invisibles, silencieux et paisibles eux aussi. Car, il
nous semble bien, leur dirions-nous, que la causativité est comme la mère
muette des causes, et le causalisme, leur père taciturne. La déterminativité,
leur demanderions-nous, ne serait-elle pas la mère silencieuse de la ponctualité
courageuse, ou assiduité, et le déterminisme leur père intrépide? Ainsi,
nous conclurions assurément, aux applaudissements bruyants des hommes de
l'avoir véritable et vaillant, que ponctualité et assiduité sont ces géniteurs
silencieux que les prêtres véritables appellent aussi, quelquefois, des principes,
et qui ne sont donc pas plus observables dans l'Univers que leurs célèbres
rejetons, la cause et l'effet, sortes de jumeaux totémiques inlassablement en
fatigue dans le cosmos. Si les hommes de l'avoir tranquille s'étonnaient alors
de nos propos; s'ils les trouvaient étranges; s'ils nous accusaient de quelque
sacrilège, nous leur demanderions encore plus doucement si, à la différence
des sauvages, ils sont tout à fait certains, eux, que leur savoir puissant et
silencieux ne serait pas rempli d'animaux redoutablement invisibles, puisqu'ils
ne voient pas les bêtes courageuses ou craintives que seraient, dans la nature,
la ponctualité et l'assiduité.
Nous
feindrions ensuite de nous interroger nous-mêmes avec inquiétude; nous nous
demanderions s'ils distinguent bien ces bêtes d'eux-mêmes, et s'ils ne
s'identifieraient pas un peu à elles, sans le savoir, puisque, d'une certaine
manière, ils ne sauraient nier que ces bêtes habitent également dans leurs têtes,
où nous entendons un certain bruit qu'elles y font. Nous leur demanderions même,
avec quelque ironie, s'ils sont bien assurés, eux, que leur identité bruyante
ne fait pas question dans leur silence, et si leurs idées courageuses, qu'ils
ont logées à la fois dans la nature et dans leur tête bruyante, à ce qu'il
semblerait, comme les sauvages, n'animeraient pas la nature sous leurs yeux.
Alors, assurément, ils commenceraient de murmurer contre nous : « Le
soleil t'aurait-il dérangé l'entendement? »
Mais
il est à croire, dans l'hypothèse où le dieu nous aurait violemment pris à
revers, comme un brigand, que notre violence à nous deviendrait de plus en plus
sauvage à son tour, et que nous leur demanderions, avec une feinte douceur, si
leur ignorance à eux ne serait pas de telle sorte qu'à la différence des
primitifs ils s'identifieraient à des animaux entièrement cachés, dont ils ne
dresseraient aucun totem visible en plein air, de sorte qu'il serait beaucoup
plus difficile de démasquer leur ignorance bruyante et leur peur à eux, que
celles des sauvages criards, puisque leurs représentations imaginaires à eux
seraient entièrement cérébrales. Ainsi, ils auraient, pour savoir divin, une
sorte de corporalité mentale, ou cérébralité charnelle, entièrement cachée
à leurs propres yeux par le silence de l'Univers. Ce serait là, leur
dirions-nous, une sorte de chair très étrange, dont il nous faudrait chercher
où se cache la statue violente et bruyante qui lui serait propre.
Car
les dieux des hommes supérieurs seraient cachés dans le tissu de leur langage;
leur erreur à eux serait faite d'une manière d'errance verbale parmi les
animaux verbifiques dont ils peupleraient craintivement l'exactitude de
l'Univers. Ils paraîtraient donc, à leur tour, leur dirions-nous, des sortes
de corporalités erratiques et fort peu silencieuses. Ombres criardes sans le
savoir, en tant que ce serait nécessairement parmi leurs propres corps mentaux
qu'ils seraient frappés d'errance rugissante, par leurs propres ombres, ils
appelleraient nécessairement lois les animaux verbifiques de l'Hadès.
On pourrait même s'imaginer, leur dirions-nous doucement, qu'à chaque fois que
leurs relevés de la ponctualité silencieuse des choses seraient réussis, ils
invoqueraient courageusement un dieu fabuleux, appelé Exactitude,
en lequel tous leurs personnages errants seraient craintivement rassemblés
par leur bruyant oubli. Et ainsi, l'exactitude signifiante – de quoi? –
serait comme le rendez-vous cosmique des animaux universels et aveugles dans
l'ombre que leur ferait leur caverne; et ils seraient eux-mêmes unanimement
masqués.
Alors,
ne serions-nous pas apostrophés, à notre tour, par les sauvages, et ne nous
diraient-ils pas : « Qu'es-tu donc allé faire là-haut, puisque tu
nous reviens du soleil avec la vue ruinée? » Assurément, ces primitifs méditeraient,
en leur violence à eux, de tuer la métaphysique, car ils la soupçonneraient
de donner à boire la ciguë, avec une violence de brigands, à leurs animaux cérébraux;
et, entre eux, ils nous traiteraient d'empoisonneur public.
Première
métamorphose de l'exactitude
Supposons
que les hommes de l'avoir violent appelé « savoir » viennent trouver Socrate
le brigand, et qu'ils lui disent, pour tenter sa violence à lui : « Tu prétends
que l'exactitude serait le masque silencieux et craintif de notre violence; tu
dis doucement qu'il y aurait quelque gros animal de caché sous notre masque
cosmique, celui dont nous couvrons la puissance exacte des choses. Tu déclares
doucement que c'est à un animal redoutable que nos causes muettes renvoient, et
qu'une bête rugissante fournit donc le signifiant à nos causes silencieuses.
Ainsi tu mets doucement un monstre parlant au coeur de ce que tu appelles notre
magie tranquille. C'est donc pour des sorciers que tu nous prends. Montre-nous
donc mieux notre masque apaisé; montre-nous, si nous sommes des sorciers,
l'animal violent dont tu nous parles si doucement, afin que nous le
reconnaissions à son brame. Ensuite, tu nous expliqueras la violence que tu
nous fais, toi; et si tu es aussi un devin, dis-nous d'où vient la douce férocité
qui te remplit. »
Il
est à croire que Socrate leur répondrait, en riant, qu'ils ne sauraient
apercevoir le masque qu'est leur savoir violent et bruyant, car il leur faudrait
considérer, en premier lieu, la crainte qui a fabriqué leur exactitude
parlante. N'avez-vous pas mis, leur dirait-il, les choses en rapport les unes
avec les autres à l'aide des liens imaginaires que la peur vous a fait
imaginer, et que vous appelez des liens de causalité? Pourquoi ces liens, aucun
d'entre vous n'est-il jamais parvenu à les voir ni à les concevoir véritablement?
Parce qu'il est absurde de faire tenir aux choses un discours intelligent.
Comment la matière se mettrait-elle un jour à parler raison? Ainsi, leur
dirait-il avec douceur, vous avez emmailloté l'univers dans le tricot de la
cause, et vous l'avez tissé craintivement dans les mailles imaginaires de sa
propre monotonie, afin d'en faire une sorte de corps cosmique dont toutes les pièces
vous paraissent désormais se raccorder courageusement les unes aux autres dans
le silence. N'est-il pas temps, leur dirait-il, de considérer comment ce corps
fonctionne? Quel animal est-ce donc là, qui s'appelle Régularité ou
Exactitude? Quel est le masque craintif qui fait tenir un discours intelligent
à la monotonie et à la minutie des choses?
Il
est à croire que Socrate leur parlerait ensuite sans crainte de leur justice;
qu'il leur expliquerait, avec la féroce douceur dont le génie de la métaphysique
est animé, la manière dont ils s'y sont pris, sans le savoir, pour faire tenir
à l'Univers, entre l'infini et le minuscule où ils sont naturellement placés,
et dont ils ont tiré le mesurable, un certain discours silencieux de la justice
de toutes choses, alors que cette parole est, en réalité, fort bruyante aux
oreilles exercées de la philosophie. Pourquoi qualifient-ils de légale la
routine aveugle des saisons et des astres? Comment leurs lois de sauvages ne
renverraient-elles pas, chez eux, à l'idée d'une sorte de justice ensommeillée,
mais violente, qui se cacherait dans la matière? N'ont-ils pas engendré un
animal dans l'Univers? La loi ne serait-elle pas l'instrument idéal de leur
magistrature projective? Une idéalité sommeilleuse se promènerait-elle dans
l'Univers, d'y avoir été projetée par leur magistrature? Cette idéalité
oublieuse ne serait-elle pas quelque figure violente de l'intelligence spéculaire
des primitifs, donc une sorte de chair invisible mais très puissante et très
agissante? Car, leur dirait Socrate, jamais les choses n'obéiront à la justice
assoupie des barbares. Mais si la justice des sauvages est le signifiant de
leurs lois, et si c'est donc à cette ombre de justice que leurs lois renvoient,
afin de se rendre parlantes, par magie, quelle sera la valeur d'une justice qui
ne parle que de la monotonie des troupeaux? Cette justice, en sa rumeur, ne
parlerait-elle pas de la peur des pâtres? Et cette peur ne serait-elle pas une
férocité?
Ainsi,
Socrate commencerait de faire voir aux Athéniens l'animal tapi dans leurs têtes
ensommeillées, et qui a nom Justice; et les Athéniens commenceraient
d'apercevoir leur propre corps totémique, celui que leur peur projette avec
violence dans la nature, et auquel ils s'identifieraient, comme des sauvages.
Il
est à craindre que les hommes de l'avoir tranquille entreraient alors dans leur
colère; il est à craindre que la justice arborerait plus visiblement la tête
que cette fureur lui fait. Mais nous, en réponse, n'entrerions-nous pas,
toujours plus avant, dans notre fureur à nous, comme des brigands du dieu
delphique, qui nous aurait pris très doucement à revers, afin de nous précipiter
dans la jarre enflammée de sa mémoire?
Il
est à craindre qu'apostrophant alors, avec une violence silencieuse les hommes
de l'avoir craintif, en leur violence à eux, nous leur demandions, au péril de
notre vie, quel est ce gros et bruyant animal que nous voyons courir dans leur
sommeil. Serait-il possible, leur demanderions-nous courageusement, que de si
petits sorciers de la mémoire eussent engendré une ombre aussi oublieuse ?
Serait-ce bien vous, leur dirions-nous doucement, qui avez lâché cette bête
dormeuse? Nous leur ferions voir vaillamment comme elle court à bride abattue
dans sa peur, la bête du sommeil. Avec quelle intrépidité ne leur
montrerions-nous pas comment le monstre violent de la justice demeure mollement
arrêté dans sa peur, bien qu'il paraisse courir! Avec quelle cruauté de
brigands ne leur demanderions-nous pas pourquoi il est si raide, le monstre
assoupi, et pourquoi il se fige dans sa propre et insaisissable répétition au
royaume du Léthé! En vérité, nulle férocité ne serait comparable à la
douceur de l'ironie socratique qui se promènerait silencieusement parmi les
ombres endormies du royaume des morts. Est-ce bien vous, leur demanderions-nous,
qui trafiquez d'un animal que vous avez acheté au marché? Au cas où le dieu
delphique ne serait pas mort sur le marché bruyant du langage, nous
demanderions aux mages de l'avoir s'ils ne seraient pas des marchands très
puissants de leurs ombres et des prêtres très précautionneux de leur figure,
à cause de leur animal spéculaire, qui s'appelle Justice.
S'ils étaient des devins, ce serait donc, dirions-nous, leur propre figure sacerdotale qu'ils vénéreraient dans l'étendue. Ainsi, ils auraient conféré une démarche liturgique aux choses de l'enfer où « un noyé pensif parfois descend ». Nous demanderions alors aux commerçants de leur propre liturgie si elle ne serait pas venue « par mer et nuages parmi leurs langues cornées et leurs rates exsangues », cette grosse bête de la justice rituelle de l'Univers.
Anthropologie
métaphysique de la justice
Peut-être
le socratisme a-t-il jeté pour longtemps la philosophie occidentale dans la
jarre enflammée du non-savoir; peut-être le Connais-toi dérélictionnel de
l'oracle delphique continuera-t-il de conduire courageusement toute métaphysique
véritable aux enfers de sa peur; peut-être la descente au tombeau, parmi les
ombres ignorantes, qui sont une chair violente, est-elle une sorte de victoire
sur la crainte; peut-être cette victoire s'appelle-t-elle « philosophie
». Cette victoire-là constituerait alors la vocation propre à la pensée.
Nous sommes-nous approchés pour autant de la « dive bouteille »?
A
observer les animaux sauvages et secrets qui se promènent de long en large dans
le savoir, et qui font figure de justiciers dans nos esprits apeurés; animaux
totémiques, dont nous peuplons, en retour, la nature, comme les sauvages, nous
devrions apercevoir maintenant les gestes de ces bêtes ignorantes, et nous révéler
capables, désormais, d'étudier tous les mouvements propres à l'ignorance.
Aussi longtemps que nos totems, masques de notre solitude, et dont l'ignorance
se montre donc nécessairement sous forme
d'une sorte de savoir, nous ne les verrons pas en leur gestuelle à eux,
comment verrions-nous, de nos yeux, nos propres corps dans les comportements
profonds de leur ignorance? Mais il se trouve que ces comportements s'occultent
eux-mêmes : s'ils n'étaient pas auto-occultatifs, en tant que, par leur nature
même, ils s'affublent de masques, comment seraient-ils l'Oubli?
Nous
voilà confrontés à un problème nouveau et redoutable : comment
ouvririons-nous l'oeil sur notre solitude, et comment nous méfierions-nous des
animaux qui remplissent l'étendue et nous-mêmes, si nous étions confondus
entièrement, et par notre nature animale, aux animaux cérébraux de nos
sorciers, dont la sorcellerie nous compénétre cependant au plus profond? Il
faut bien qu'une sorte d'oeil soit grand ouvert sur l'oubli, en nos « corps
du savoir », si ces lignes ne sont pas entièrement du chinois pour le lecteur.
Qu'est-ce que cet oeil éveillé et fermé, qui existe et qui n'existe pas, et
qu'il faut susciter avec courage sous les masques craintifs de la solitude, si
la métaphysique, depuis Socrate, est bien une maïeutique de l'oeil, c'est-à-dire
un accouchement du regard sur l'ignorance qui s'imagine comprendre?
Si
l'oeil qui appartient à la métaphysique, et à elle seule, doit donc être
accouché; si, depuis Socrate, la philosophie est une transpsychanalyse de
l'avoir en sa violence aveugle – et en tant que cet avoir veut se faire passer
pour savoir – , comment ouvrir le second oeil des cyclopes, celui qui verrait
l'ombre comme ombre, la cécité comme cécité, et l'oubli comme oubli? Puisque
les mouvements propres à la cécité, en sa justice à elle, sont nécessairement
aveugles à eux-mêmes; puisque l'oubli serait la mémoire s'il se voyait,
comment percevrions-nous les mouvements d'un étrange animal, détenteur
invisible et inconscient du signifiant de la matière?
C'est
bien un oeil encore à naître qu'il faut ouvrir, afin qu'il observe la sorte de
déploiement propre à une ombre de justice; et pourtant, ils se laissent
percevoir, les mouvements singuliers de l'animal fabuleux qui exerce la
puissante magistrature de la chose sous le nom de justice du savoir. Par
miracle, la nécessité impérative et, en quelque sorte, l'exactitude propre
aux mouvements d'un animal mental, qui sert de référent parlant à la régularité
de l'Univers, se laissent cerner.
Tournoiement, danse, salutation et statufication du juste savoir
Car
il est clair qu'en raison de sa nature évidemment cyclopéenne la gestuelle
logique de la « justice du savoir » sera nécessairement et invisiblement de
l'ordre du tournoiement sur elle-même. Elle accomplira donc une sorte de
ronde immense dans sa peur, comme une ombre tournoyant dans sa propre
projection. Car la logique de cette justice répétitive sera automatiquement
articulée sur la giration même de l'Univers; elle se rassurera donc par son
cercle. Ainsi, le cosmos sera, à la justice du savoir, une manière de miroir,
où cette justice réfléchira à l'infini sa propre cécité. Ce sera une
gestuelle de l'immensité que celle par laquelle se fortifiera cette ombre de
justice du savoir dans la boucle du temps. Car le cercle conjure la solitude à
conjurer éternellement son commencement; le cercle est la pharmacie de la
peur; et la peur se mord la queue.
De
plus, le juste savoir ne se livrera-t-il pas à une danse solitaire? Ne se
mirera-t-il pas inlassablement dans sa propre image, quand bien même il ne
verra jamais cette image réellement, puisqu'il est aveugle? De plus, en son
tournoiement puissant, cette ronde exacte, qui s'appelle savoir,
ne prendra-t-elle pas un plaisir extrême à girer de la sorte dans sa
propre justesse, sa magistrature invisible lui servant sans cesse sa propre
puissance pour masque de sa déraison, de sa solitude et de sa peur? Ainsi, la
bête appelée « savoir du juste » sera heureuse dans le tournoiement du juste
savoir.
Puis,
la magistrature cosmique qu'exercera, parmi les devins, la justice du savoir, se
saluera elle-même de plus en plus solennellement; alors, cette bête ne fera-t-elle
pas allégeance au sceptre craintif qu'elle sera à elle-même? Enfin, ne
sera-t-il pas logique et nécessaire que le juste savoir, déployant sa rigueur
propre dans le savoir du juste, se taille une certaine image tout empêtrée
d'elle-même, afin de se fournir quelque éternité apparente? Ce serait donc,
à ce qu'il paraît, immobile en sa logique que deviendrait nécessairement à
l'égard de lui-même tout animal de justice tournoyant dans le savoir, de sorte
que cette fixité se transformerait ensuite naturellement en une certaine
effigie, ou statue cérébrale du savoir juste. Cette ombre nouvelle du savoir,
quémandeuse de sa propre ombre à sa justice, se perpétuerait d'instant en
instant dans la tête craintive des justes du savoir. (Il est à croire que la
statue de la justice consommerait force artabes et mesures de blé dans le
savoir : essences, entités et tout ce que les prêtres de la cause voudront
bien apporter de victuailles à leur juste cause.) Les justes de la cause ne
viendraient-ils pas, de nuit, avec femmes et enfants, s'emparer des offrandes au
savoir, afin de faire croire, chaque matin, au roi des cyclopes, que la bête
cyclopéenne a mangé?
Oblation, autel, miroir, sommeil, probation et autoligotement du juste savoir
Mais
pourquoi la bête du cyclopéen savoir s'arrêterait-elle de remuer? Ne
serait-ce pas naturellement et inévitablement que cette justice du savoir
cyclopéen ferait oblation à ses dieux des prémices craintives de sa cécité
et de son oubli, en une sorte d'offrande perpétuelle, fortifiant ainsi son
ombre par son ombre, et offrant l'ombre à l'ombre, puisque cet animal cérébral,
appelé Justice du savoir par les justiciers de la matière, se prendrait inévitablement
pour un dieu et se donnerait consistance, sitôt qu'il posséderait son effigie
très exacte?
Si
nous brigandions ainsi la peur des hommes d'un savoir supérieur, ils nous
diraient, en leur violence à eux : « Sans cesse tu montes vers le soleil du
dieu de ta violence, et tu en redescends, ébloui et titubant; tu reviens nous
parler sans cesse d'un animal craintif, que tu es bien le seul à voir en sa
solitude, à ce qu'il nous paraît, car personne d'entre nous ne l'a jamais
rencontré dans les solitudes. Méfie-toi donc, à l'occasion de l'un de tes
retours de la solitude de là-haut; tu pourrais bien avoir quelques comptes à
nous rendre! »
Mais,
si la métaphysique, elle qui tremblait, buvait à longs traits le feu de sa
folie dans la jarre enflammée par quelque justice véritable, ne dirait-elle
pas doucement aux cyclopes dormant en elle qu'il existera obligatoirement et
logiquement, dans la métaphysique du juste savoir, un autel caché, où les
cyclopes de la peur feront offrande de leur ombre, et puissamment, afin de
recevoir confirmation spéculaire? Il y aura donc oblation au miroir de la
connaissance; l'ignorance masquée en savoir sera l'offrande du masque à son
miroir. Il y aura donc, nécessairement, un autel de la probation
infaillible du juste savoir par son propre miroir. Le savoir, plaidant sa
juste cause en son miroir, ne sommera-t-il pas, avec acharnement et méthode, le
miroir du savoir de lui fournir quelque juste preuve de ce que son oblation spéculaire
aura été dûment agréée? Le savoir ne voudra-t-il pas que son sacrifice se
révèle rentable, au sens qu'il serait payé de retour par le juste miroir? Ce
sera donc marchand de sa propre effigie que sera le savoir juste en tant qu'il
cherchera craintivement, dans son miroir, la preuve de ce que l'image agrée à
la figure; et cette oblation commerçante sera celle du savoir des magiciens,
toujours à la recherche de la confirmation spéculaire de l'ombre par l'ombre
et de l'oubli par l'oubli. Mais l'autel ne sera-t-il pas le miroir lui-même, où
la giration du juste savoir fera l'offrande de sa peur?
Alors,
ne demanderons-nous pas avec douceur – en réalité, avec une violence de
brigands – aux hommes du grand avoir si leur piété violente, propre à
leur justice spéculaire, ne serait pas une sorte de sommeil craintif, puisque
les offrandes cyclopéennes de la piété – celles qu'offre une ombre de
justice à elle-même – seront nécessairement présentées par eux avec une
feinte tranquillité sur l'autel silencieux de la régularité cyclopéenne
de l'Univers? Car il est évident que la justice violente des cyclopes de la
cause vérifiera doucement sa piété infaillible et son sommeil assuré sur
l'autel immense de son exactitude cosmique. Ce sera la régularité du cosmos
qui aura donc dressé à elle-même l'autel de l'exactitude dans le miroir
gigantal des cyclopes de leur propre justice, à l'aide des grands forgerons de
la « juste » cause; et le miroir, en tant qu'autel des cyclopes, sera régularité
et exactitude cyclopéennes.
Nous
demanderons donc, cette fois-ci, aux « hommes supérieurs », aux prêtres
craintifs du cosmos en mouvement, ce que « voudrait dire », et ce que
dirait donc effectivement, une symbolique des corps, si cette symbolique était
perceptible à leur deuxième oeil, quand ils se cachent tous craintivement sous
la ruée de l'exactitude des choses, à l'image de l'astucieux Ulysse, qui s'était
attaché sous le bélier de tête de Polyphème. Veulent-ils donc confier à une
sorte d'action unanime des troupeaux de la matière la charge de les tirer tous
hors de l'antre? Mais, l'acte profond de leur corps unanime, ils ne l'ont pas
vu, en son unanimité aveugle. Comment se fait-il qu'ils ne se sont aperçus en
rien de leur propre gestuelle, quand ils se sont inconsciemment ficelés eux-mêmes
sous la toison du bélier de l'Univers appelé Régularité?
Ce
n'est donc pas pour s'évader de l'antre qu'ils se sont attachés
volontairement; car leur volonté était celle de leur cécité, et non pas
celle de leur deuxième oeil. Ils ne sont donc pas les véritables compagnons
d'Ulysse. Car, depuis qu'ils se sont ligotés de la sorte sous la toison épaisse
du cosmos, ils parlent beaucoup trop de la justice de leur cause; mais ils
quittent seulement l'antre pour le pâturage chaque matin, et ils y rentrent
pour dormir le soir, avec tout le troupeau des choses livrées à la giration éternelle
de la lumière et de la nuit. Ainsi, ils sont pareils à des enfants qui
s'embusqueraient sous l'autel du monde; leur gestuelle est celle de leur
oblation à leur signe, et de leur retraite précipitée sous l'autel. Ils sont
les prêtres de leur refuge quand ils sacrifient à leur miroir tournoyant; et,
pareils à des enfants de l'enfer, ils jouent à cache-cache sous la terre.
C'est
ainsi que leur pensée violente est forgée par le passage perpétuel de la
proie qu'elle est à elle-même, quand elle vagabonde du pâturage à l'antre et
de l'antre au pâturage. Mais pourquoi est-ce le courage qui est un voyant, et
la peur, un aveugle? Pourquoi la peur fait-elle tournoyer ainsi, quand le
courage se tient droit?
Pourtant,
si le deuxième oeil des cyclopes existe bel et bien quelque part sous leur
toison épaisse, il faut, de toute nécessité, que l'autoficellement de ces
monstres, si inconsciente que soit leur peur sous le bélier Régularité,
exprime leur volonté, non seulement en tant que vouloir aveugle, mais en tant
que volonté d'aveuglement. Il serait conforme, par conséquent, à la logique
des monstres en tant que signes que leurs mouvements profonds se rendissent
perceptibles. Ce sera donc en tant que geste de se masquer volontairement, donc
de cacher craintivement leur deuxième œil, que nous percevrons
l'intentionnalité propre à l'auto l'autoficellement craintif des cyclopes,
quand ils se ligotent mentalement sous le remuement copernicien du cosmos. Il
est clair que ce masque monstrueux sera précisément celui de la justice
oblative, en sa violence cultuelle, puisque le cosmos régulier tiendra aux
cyclopes le discours tournoyant et trompeur du spéculaire à la place de ce que
verrait leur second oeil, celui qu'ils ne veulent pas ouvrir.
Sommeil, peur, rituel et ablution du juste savoir
Mais
alors, à force de descendre à l'Hadès, ne nous approchons-nous pas des
parages du sommeil? Puisqu'une volonté de ne pas voir se manifeste dans la
philosophie cyclopéenne, ce sera donc une certaine volonté de sommeil qui
s'exprimera en toute logique, comme le signifiant dormitif du masque arboré.
Mais
la logique d'une gestuelle ontologique de la cécité ne déploie-t-elle pas
alors, avec exactitude, sa rigueur propre? Ne demanderons-nous pas à la
philosophie socratique quelle volonté, donc quelle conscience, animera à son
tour la volonté de dormir propre à la fausse justice, donc au masque des
devins? Pourquoi la justice de la cause veut-elle, à toute force, dormir dans
le savoir? Un masque peut-il mettre tant de volonté à bien dormir sous
l'autel?
Or,
nous remarquerons que, si le masque du juste savoir veut plonger dans le plus épais
sommeil de sa justice, il ouvre cependant une bouche bien remplie de dents, afin
de mieux haranguer la marche des choses. Il prétend même que toutes choses
cosmiques seraient en voyage parmi les paroles explicantes des cyclopes. Ainsi,
les âmes masquées et craintives de ces monstres ensommeillés errent éternellement
dans le cosmos, puisque les choses leur servent de houlettes parlantes.
Il
est donc prouvé qu'à l'aide de l'oeil qui nous manque pourtant nous commençons
de voir les gestes profonds des cyclopes, quand ils remplissent de l'avoine et
de la paille de l'acte les itinéraires de l'Univers. Les cyclopes sont des êtres-signes,
qui expriment leur signifiant par leur transhumance perpétuelle; car ils errent
parmi les fourrages de leur intelligence, et leur peur veut se rassurer en
rassurant des choses.
Mais
quel sera le signifiant, à son tour, de cette violente volonté de sommeil qui
possède le savoir en l'île de toute justice de la cause cyclopéenne, si l'âme
des cyclopes s'entoure, dans le cosmos, des actes puissants et parlants
qu'accompliraient les choses mêmes en leur exactitude? La volonté de dormir
parmi les choses parlantes est au coeur de la métaphysique copernicienne et
newtonienne; elle prostitue les âmes au sonore qui les habite. Mais le
signifiant du sommeil, que sera-ce, sinon cette peur qui, dès l'origine, nous
est apparue comme la croisée des chemins de l'ontologie au coeur de toute métaphysique?
L'oeil rond des cyclopes est effrayé. Et pourquoi est-il effrayé sinon parce
qu'il cherche, dans le cosmos, un animal de la fausse justice, qui lui tiendrait
compagnie? Le second oeil se ferme parce qu'il a peur de voir qu'il est seul.
Les
cyclopes sont les signes de leur peur quand ils enveloppent effrontément leurs
sentences dans le discours des causes; quand ils ceignent leurs reins pour poser
les fondements de la terre; quand ils ferment les portes de la mer; quand ils
donnent des ordres au matin; quand ils empoignent les extrémités de l'Univers;
quand ils font de leur argile empreinte et vêtements; quand ils disent où habitent la lumière et les ténèbres. Leur oeil fermé est leur maître d'épouvante.
Mais
que disait donc aux cyclopes le vieux Parménide? N'enseignait-il pas à ces
monstres sans mémoire l'émiettement éternel et la dispersion infinie de
toutes les matières? Ne nourrissait-il pas leur peur sous le soleil? Ne leur
disait-il pas qu'en toutes choses, en saisît-on en esprit la moindre parcelle,
comme dans un songe, c'est multiple qu'elle devient tout subitement, par
division à l'infini de tout ce qui paraissait, un instant, faire unité? Ainsi,
sans cesse, disait-il, le minuscule redevient énorme, vu l'éparpillement issu
éternellement de lui.
Les
philosophes, dit Nietzsche, ont appris à bien dormir. C'est pourquoi les
cyclopes les laissent mourir, désormais, dans leur lit, au lieu de leur briser
la cervelle en les jetant, comme des chiots, contre la paroi de leur antre.
Mais
si c'est la peur qui arme le sommeil, encore faut-il que la peur, à son tour,
se fasse clairement voir dans sa gestuelle à elle; donc qu'elle se fasse
pleinement reconnaître à ses actes, parmi les ombres. Sinon, la métaphysique
serait un Orphée arrêté à mi-chemin des enfers. Or, les mouvements violents
de la peur ne seront-ils pas calqués, nécessairement, sur les remuements mêmes
de la fausse justice? Comment s'écarteraient-ils des gestes propres à la
fausse justice, qui promène son masque apeuré dans le cosmos? Mais, puisque le
cosmos tournoie avec tous les cyclopes ficelés sous sa toison régulière, ne
seront-ils pas nécessairement réguliers, donc rituels, les gestes propres à
la peur cyclopéenne? Les actes rituels de la peur ne compénétreront-ils pas
le savoir causal au point de se confondre à lui? Ne seront-ils pas, ces gestes
de la peur, l'âme même de l'action, quand l'avoir craintif veut passer pour le
savoir?
Or,
par trois fois, Homère reprend son récit à cet endroit; par trois fois, il
raconte les gestes répétés et adroits du monstre en sa justice; par trois
fois, le divin aède démasque l'exactitude et la redite quotidienne du terrible
fromager de l'esprit. Ne place-t-il pas, avec soin, chaque petit sous la
mamelle, l'ennuyeux briseur de cervelles, le buveur méticuleux du lait de ses
brebis? Et les hommes supérieurs ne placent-ils pas, eux aussi, jour et nuit,
toutes choses, avec exactitude, sous les mamelles du cosmos, qu'ils appellent
des causes?
Les
gestes mêmes de l'avoir exact, en sa justice précautionneuse, apaisent donc la
peur; le savoir rituel nourrit l'esprit en lui fournissant son sommeil même
pour fourrage. Le rite exact des sauvages serait la geste de leur peur, et la
peur se ferait voir dans la répétition qui l'apaise.
Mais
la répétition des gestes exacts de la peur n'engendre-t-elle pas l'ennui,
comme la maladie la plus profonde de l'oeil? Il faudra donc, nécessairement,
que les cyclopes, en leur gestuelle inconsciente, et propre à leur avoir, quand
ils masquent leur peur sous les gestes ensommeillés de l'exactitude, usent
d'une certaine médecine appropriée. Mais cette médecine ne sera-t-elle pas
rituelle à son tour? Ne sera-t-elle pas une certaine pharmacie fort capable, ma
foi, d'apaiser la douleur ontologique que sera l'ennui cyclopéen sous la peur?
Ces monstres cyclopédiques nous renverront donc logiquement à ce que Socrate
disait de la médecine appropriée à tous ceux dont la pensée encyclopédique
ressortit exactement à l'art des maîtres baigneurs.
Médecine
ablutive, sophistique et oubli du juste savoir
Car
de Prodicos, « grand et puissant personnage » – il savait toutes choses –
, n'affirmait-il pas qu'il lui envoyait les jeunes gens dont l'âme « ne serait
jamais grosse d'aucun fruit »? La pensée des cyclopes, en tant que geste de
leur peur, serait-elle donc une sorte de médecine ablutive? Existerait-il une
forme d'autorinçage sophistique, et propre à la peur, quand elle se donne
l'allure de penser? En ce rinçage obsessionnel de la sophistique, la peur
exprimerait-elle sa gestuelle symbolique la plus profonde? Mais alors, le geste
violent des maîtres baigneurs, au plus secret de la pensée médicinale des
cyclopes laveurs, serait celui même de l'affirmation de leur irresponsabilité,
par autolavage cérébral et sophistique, en ce qu'ils se laveraient les mains
et tout le corps de cette question de leur oeil. La sophistique serait donc la
gestuelle de l'irresponsabilité de la pensée. Mais alors, la fausse justice
des cyclopes se laverait si bien, en toute logique, et à longueur de journée,
dans l'urne même de l'exactitude répétée du savoir des sophistes, que
l'ennui serait la maladie craintive qu'engendrerait logiquement cette médecine
sophistiquée, capable, tout juste, de couver peureusement sa propre peur sous
son masque, et non de la guérir.
Cette
gestuelle du « pensif » et du craintif est à considérer, décidément, chez
ces monstres ablutifs; car, s'il en était ainsi, l'oeil du dieu serait médicinal
à son tour, et Socrate serait un nouveau médecin de l'oeil, dont il soignerait
le courage et la responsabilité.
Quelle
étrange ablution rituelle, en effet, que celle du faux savoir des sophistes,
qui plaident avec violence la cause de la cause à l'aide de la méthode
ablutive! Au regard des oculistes de l'oeil encore à naître en son courage, et
que les cyclopes n'ont toujours pas, quelle curieuse éloquence de la peur que
cette rhétorique de l'autorinçage craintif dans le cosmos causatif de la
cause! Les « hommes supérieurs » dont parlent, d'une seule voix, Socrate et
Zarathoustra plongeraient-ils tous ensemble le corps du savoir sophistique dans
la juste ruée de l'Univers, comme dans un fleuve violent?
Mais
alors, ce fleuve ne serait-il pas le Léthé, si c'était dans l'oubli que les
cyclopes se lavent et se rincent l'entendement? Alors, il existerait une
symbolique de l'être, et les êtres seraient des signes de leur oubli ou de
leur mémoire. La causalité, que nous avons placée de côté, sur le sol, pour
l'examiner tout à loisir, serait un Léthé. Ce fils naturel de l'ennui
craintif serait l'Oubli. Nous serions descendus assez profondément parmi les
ombres de l'Hadès, mais, si nous sommes arrivés jusqu'au Léthé, comment les
cyclopes retraverseront-ils le fleuve, s'ils n'ont ni barque, ni rame, ni oeil ?
Anthropologie
de la colère et du sacrifice rituel
THRASYMAQUE.
– « La voilà bien, l'ironie de Socrate! Voilà ce que je savais, voilà ce
que j'avais prédit : que tu ne consentirais jamais à répondre, mais que tu
feindrais l'ignorance, et que tu feras tout plutôt que de répondre en clair
aux questions qu'on te pose » (Rép.,
I, 337 a). « Allons, réponds à ton tour : dis-moi ce qu'est, selon toi,
la justice. Et ne va pas me dire que c'est ce qui convient, ni que c'est
l'utile, ni que c'est l'avantageux, pas davantage le lucratif, ni non plus le
profitable. Mais dis-moi avec clarté et précision ce que tu dis qu'elle est,
parce que je ne suis pas homme à prendre des sottises pour de bonnes réponses
» (Rép., I, 336 d).
SOCRATE.
– Eh bien, Thrasymaque, la tâche est difficile. Les causes ne sont-elles pas
des esprits assisteurs? Ne sont-elles pas obligatoires, utiles, avantageuses, rémunératrices
et profitables? Des milliers d'esprits causatifs ne servent-ils pas de nerfs et
de muscles invisibles au dieu Exactitude?
THRASYMAQUE.
– « As-tu une nourrice, Socrate? » (Rép.,
I,
343 a). Tu
ne nieras certes pas que l'exactitude, ça existe!
SOCRATE.
– Dis-moi, Thrasymaque, de quelle sorte d'existence existe-t-elle,
l'exactitude, à ton sens?
THRASYMAQUE.
– « Ta nourrice te laisse morveux au lieu de te moucher » (Rép.,
I, 343 a).
SOCRATE.
– Crois-tu endormir un tigre en mesurant ses bonds? Le dieu Exactitude est un
tigre qui dort mal. Mais ne te conduit-il pas au bout de la laisse de la cause,
comme un petit tigre à ton tour?
THRASYMAQUE.
– « Tu as besoin d'être mouché car tu ne sais pas ce que c'est que
troupeaux et berger » (Rép., I, 343 a).
SOCRATE.
– Quelle est donc ton identité, Thrasymaque, si ta logique sauvage court dans
l'Univers, déguisée en tigre de la cause par le dieu Exactitude? Aurais-tu
emmitouflé dans l'exactitude puissante de l'Univers ton plaisir et ta
magistrature de jeune tigre ?
THRASYMAQUE.
– « A quoi bon tout ce verbiage, Socrate? » (Rép.,
I, 336 c). L'exactitude,
si elle était un dieu, nous fournirait du moins des preuves exactes. En
trouveras-tu beaucoup, des dieux qui nous apportent des preuves exactes?
SOCRATE.
– Je vois que le dieu Exactitude est aussi un marchand : il te présente, à
l'étalage, des preuves exactes.
THRASYMAQUE.
– « Faut-il employer la force pour faire entrer mes raisons dans ton esprit?
» (Rép.,
I, 345 b).
SOCRATE.
– Veux-tu faire entrer des raisons ou bien des choses dans nos têtes? Tiens,
voici une chose qui vient à l'heure prévue se prendre au piège que tu lui as
tendu; toi, aussitôt, tu l'apostrophes, et tu lui cries : « Je te comprends,
chose, puisque te voilà qui viens à moi. » Tu lui parles même à l'oreille :
« Tu m'apportes ta loi! » Voilà ce que tu murmures à l'oreille de la chose.
Sans doute les choses ont-elles des oreilles pour toi; mais tu ne feras pas
entrer de force des choses dans mon esprit, même si elles avaient des yeux et
des oreilles. Car tu cherches, en réalité, des signes
dans l'Univers, et tu les appelles des « raisons ».
THRASYMAQUE.
– Et la loi? Diras-tu que la loi ne parle pas raison?
SOCRATE.
– Les choses sont-elles donc des signes de la loi? Mais alors, la loi ne
sera-t-elle pas un signe à son tour? Or, tu dis que la loi te fournit des
choses. Elle est donc un bon commerçant. Comment le signe peut-il grossir ton
avoir? Serais-tu le gardien d'un pacte scellé entre le signe et l'avoir? En vérité,
je crois que tu confonds une preuve avec une exactitude. Est-ce la preuve qui
est exacte, ou bien la chose seulement? Comment distingues-tu l'exactitude d'une
preuve de l'exactitude d'une chose? A moins que ce soit l'exactitude qui fasse
preuve dans la preuve? Alors, montre-moi comment elle parle, l'exactitude, car
il faut bien qu'elle soit un personnage, n'est-ce pas, puisqu'elle parle?
THRASYMAQUE.
– Socrate, tu es un impie!
SOCRATE.
– Mais toi, Thrasymaque, ne serais-tu pas le pieux du tigre qui s'appelle Régularité?
Ne serais-tu pas à l'écoute de la piété des objets? A ta place, je me méfierais
de la preuve que la chose est toujours prête à fournir à l'oeil que tu as;
et, si je pouvais te donner un conseil, ce serait d'ouvrir l'oeil sur
l'empressement des preuves à venir s'amonceler sur l'autel des devins. Car leur
sacrifice se réfléchit trop pieusement dans l'oeil qu'ils ont. Je crains que
les devins à l'oeil rond ne plient l'Univers à la liturgie de leur seul oeil.
Leurs offrandes à leur propre oeil tombent dans le Léthé. »
Interrompons
ce dialogue, et changeons de ton. Ce que démontrent ces répliques, c'est que
Socrate est candidat à la ciguë. Il prétend que, si la matière ressemble à
un acte, c'est seulement parce qu'elle remue, car le corps d'un homme qui
bouge, nous savons qu'un vouloir l'anime. Socrate est l'iconoclaste des
motivations inconscientes projetées par Thrasymaque dans la matière. Il soumet
à un lavage et à un rinçage impitoyables tout ce que le terme de loi
comporte de rumeur de fond. L'acte qu'il appelle « triage » est une catharsis;
cette purification violente met le mouvement d'un côté et le sens de l'autre.
La violence socratique, et propre à la philosophie, conduit donc à une
anthropologie critique à l'égard des idoles, puisque les vrais prêtres de la
purification de la pensée découvrent, dans les entrailles du savoir des
haruspices, une certaine oblation rituelle de l'avoir, puis un système de la
probation spéculaire et liturgique; enfin un geste sacerdotal du savoir au
coeur du cosmos. La science paraît donc animée, au coeur de son objectivation,
par une gestuelle inconsciemment sacrificielle et idolâtre; et cela, au coeur
des théories modernes de la physique mathématique (cf. SCIENCE ET
PHILOSOPHIE). C'est cela, la violence la plus profonde de l'avoir appelé
savoir.
La
métaphysique, en tant qu'avènement de l'anthropologie fondamentale du spéculaire,
passe donc, en son courage propre, de la critique radicale de la magie des «
causes » à l'analyse des idoles de la peur que sont ces « causes », puisque,
au coeur de l'acte magique du savoir causal, la peur rend parlante la fable,
celle des « lois causales » du mouvement dans la nature. Le langage de la « vérité
» des lois est donc celui d'une violence propre à la rationalisation « angélique
» des choses par des signes inconscients dans l'Éden de la science. Mais cet
Éden du savoir n'est-il pas celui de la colère
du savoir en sa violence, c'est-à-dire de la colère des signes aveugles
que brandit l'Éden des devins? En toute métaphysique de la mémoire-éveil un
Socrate imaginaire interroge sans cesse la violence d'un Thrasymaque : «
Pourquoi te mets-tu en colère contre ce que je dis? Que t'importe d'être déclaré
aveugle par un fou comme moi, puisque tu es si certain, toi, d'y voir? Si j'ai
mal parlé, montre-moi ce que j'ai dit de mal; mais si j'ai dit la vérité,
pourquoi veux-tu donc me frapper? »
La
métaphysique pose sans cesse à la violence de l'avoir la question térébrante
du deuxième oeil. Il semble que le cyclope à un oeil se mette en fureur contré
l'oeil qu'il n'a pas. Elle n'est pas ordinaire, en vérité, cette colère. Nul
ne prétendra qu'il est conforme au bon sens de s'irriter contre un fou qui déclare
qu'il fait nuit en plein jour! Et que dire de celui qui, après avoir bien ri de
ce fou, change d'humeur au point de vouloir tuer un fou?
Ne
faut-il pas tuer le taon harcelant qui apostrophe tout un chacun dans les rues
d'Athènes, avec sa question de la preuve et de la cause? Mais est-il sûr que
ce meurtre suffira à refermer l'oeil que le cyclope n'a pas? Cette abeille obsédante,
à planter sans cesse son dard, laisse aussi son miel. Car elle plante le dard
de sa question, celle de l'oeil du signe. Comment les hommes supérieurs
interrogeront-ils jamais l'oeil qu'ils n'ont pas? Il leur faudrait des griffes
d'aigle pour s'en emparer. Voilà la fureur qu'il leur faudrait : celle des
aigles. Mais ils n'ont que la fureur que nourrit la peur de la pensée.
Pourtant, ils ouvrent l'oeil : comment verraient-ils, sans cela, en tant
qu'ombre, leur ombre de justice? Le dieu donne une ombre à leur corps.
«
Et s'ils restaient dans leur chambre, dit Zarathoustra, alors que tu es déjà
éveillé, et que tu viens, et que tu donnes, et que tu distribues [...] »
«
Eh bien, ils dorment encore, ces hommes supérieurs, alors que je suis éveillé.
Ils dorment encore, et leur rêve a toujours soif des chants de mon ivresse.
C'est l'oreille, l'oreille obéissante qui
manque à leur corps », dit Zarathoustra.
Comme
la trajectoire d'une flèche que lance l'arc bien tendu de l'intelligence, cette
question-là traverse vingt-cinq siècles d'histoire de la métaphysique
occidentale.
«
Le signe vient, dit Zarathoustra, et son coeur se transforma. Il dit : « Mes
enfants sont proches... », puis il devint entièrement muet. Entre-temps, les
hommes supérieurs s'étaient réveillés dans la caverne; mais lorsque l'éveil
les avait atteints,
ils s'étaient aperçus qu'il n'était déjà plus parmi eux. »
N'est-ce
pas ainsi qu'il arrive, à l'oeil qui n'est pas encore éveillé en la métaphysique,
d'être atteint par l'éveil? La
preuve en est que nous voyons tous, ici même, un cyclope, qui tente d'observer,
à l'aide de son deuxième oeil (qu'il n'a pas), comment s'engendre, se
fortifie, se perpétue le miroir à double face de l'exactitude, et comment les
choses, inlassablement placées par leur propre ruée sur la piste ablutive de
leur autoprobation spéculaire par leur Léthé, offrent aux cyclopes
monoculaires le miroir où leur corps oublieux se réfléchit nécessairement et
exactement.
Billevesées,
assurément, que tout cela, dira-t-on; ou mieux, vue de l'esprit, vue du deuxième
oeil, lequel n'existe pas. Car chacun sait fort bien que les cyclopes n'ont
qu'un oeil. On nous redit que nous avons la vue ruinée et que nous ne
rapportons rien de là-haut; que cela ne valait vraiment pas la peine
d'entreprendre la besogne d'une si longue et maladroite ascension. La preuve,
c'est que la métaphysique, ça n'existe pas.
Mais
le cyclope bute sans cesse à nouveau sur le terrible entêtement d'une chose
qui n'existe pas, et qui harcèle, de son non-être, tout un chacun parmi les
cyclopes, comme quelque taon impossible à chasser de la main. Car aucune
violence au monde n'empêchera que nous rencontrions uniquement et toujours un
seul et même personnage, au terme de la maïeutique socratique. Cet existant-là,
en chair et en os, ce vivant bien réel, ayant les pieds sur terre, nous dit,
les yeux froncés, et les poings serrés, que cette question du deuxième oeil
des cyclopes, ça n'existe pas. Tous les zoologues, dit-il, s'accordent, depuis
des millénaires, à reconnaître que les cyclopes sont des monstres
monoculaires. « Ils traînent toutes choses du ciel et de l'invisible vers la
terre, étreignant de leurs mains maladroites pierres et chênes. S'emparant de
toutes choses de cette sorte, ils déclarent énergiquement que cela seul existe
qui se présente avec violence et offre quelque attouchement qui borne l'être
au corps [taouton sôma kai ousian oridzomenoi] ; et
si, parmi les autres choses, quelqu'un attribue l'être à ce qui n'a pas de
corps, ils affichent leur mépris et ne veulent rien entendre d'autre. – «
Quels redoutables hommes tu as trouvés là! – J'en ai même rencontré un
grand nombre » (Soph., 246 a-b).
La
décision de ces « hommes redoutables » n'est-elle pas un verdict? Davantage
qu'un verdict, une mise à mort de la question? Alors, nous nous redisons, sous
nos masques apeurés : « Certes, nous serons les meurtriers de la métaphysique,
mais qu'importe? Nous ne tuerons, au pis, que quelque chose d'absent, et qui
n'existe pas. Si c'est bien un absent, au pis, que nous tuerons, à quel
tribunal serons-nous jamais jugés? Y aurait-il un tribunal pour les meurtriers
d'un absent? »
Nous
n'en aurons jamais terminé, décidément, avec cette question de l'oeil. Sitôt
que le couteau se sera abattu sur l'absence et l'aura frappée, le taon
reviendra assaillir son sacrificateur. L'absence reviendra murmurer à notre
oreille, devenue « obéissante », comme dit Zarathoustra, que si, par miracle,
le deuxième oeil des cyclopes existait, Socrate ne serait qu'un oeil. Comment y
aurait-il des bouchers de l'oeil? Nous qui n'aurons pu chasser ce signe de la
main, nous serons à nouveau interrogés, jusqu'au harcèlement, par le taon de
la Justice, et nous repartirons encore dans toute cette histoire. Qui
assassinera jamais les signes?
Si,
au plus profond de sa violence – voilà que nous nous interrogeons encore! –
l'avoir était le victimaire de la métaphysique, en son éveil (que nous
appelons « mémoire » ou « intelligence » ), que lui répondrait le signe désigné,
en sa gestuelle à lui? Peut-être tournerait-il seulement le regard du
meurtrier que nous serions vers l'éveil qui parle et qui dit déjà : « Les
cyclopes sont d'étranges idolâtres, ils immolent sans cesse leur second oeil. »
Décidément,
le taon socratique ne se laissera jamais chasser d'un geste de la main. Car de
l'Orient à l'Occident, les briseurs de scellés ont bandé avec courage l'arc
du signifiant des signes. De leur côté, les hommes craintifs forgent sur leurs
enclumes les scellés de l'avoir, leur référent symbolique. Comment
poseraient-ils les scellés du référentiel sur leur propre maison s'ils
restent à l'intérieur? Le symbolique renvoie aux signifiants de l'ouvert et du
fermé.
Il
y eut les dormeurs et il y eut les éveillés; il y eut l'oubli de l'oubli et il
y eut mémoire de la mémoire. Tout au long de vingt-cinq siècles d'histoire de
l'intelligence métaphysique, les devins de la violence apeurée demandent aux
brigands d'un violent Connais-toi : « Poseurs de questions, si vous avez encore
une question, posez-là, car il est temps. » Les briseurs des scellés de
l'intelligence, tirant sans arc ni flèche, leur répondent : « Comment
verriez-vous vos ombres s'il n'y avait, derrière votre épaule, un soleil? »
La gestuelle du signifiant et la violence socratique de la métaphysique
Synoptique,
maisonnée, plongée, marche et exaltation du dauphin de la dialectique scellée
«
Voici comment se présente l'affaire : qu'il plonge dans un petit bain ou au
milieu de la mer immense, chacun ne s'en mettra pas moins à nager. – C'est sûr.
– Donc, nous aussi, nageons, et essayons de nous tirer du péril où nous a
mis la discussion; assurément quelque dauphin [jeu de mot intraduisible : le
dauphin, delphis, évoque delphinè,
dragon gardien de l'oracle de Delphes] prendra en charge notre espérance, ou
quelque autre sauvetage incroyable » (Rép., V, 453 d).
C'est
sur le dauphin violent de la dialectique que nous sommes donc repartis dans la
question. Ce dauphin, qui emporta Arion sur son dos – il existe aussi une «
théologie positive » chez les Grecs – , serait-il celui de la progression
natatoire de la métaphysique? La philosophie serait-elle une sorte de science
de la nage dans le Léthé de la méthode? Car, depuis Platon, la philosophie
est l'expression d'une puissance d'embrasser par le regard (dunopsis) certains
liens de parenté (oikeiotès).
Cette puissance suprême de rendre familières (oikeios) les choses
en les rassemblant dans la maison (oikos) de la
synoptique, n'est-elle pas précisément appelée dialectique?
La
violence de la métaphysique du logis serait donc de sceller la maisonnée de
toutes choses dans la familiarité de sa demeure cosmique, à l'aide de son
dauphin dialogistique (dialogistikè),
grand maître dans l'art de progresser parmi toutes les sciences par le
dialogue (dialogos),
et de raccorder tous les savoirs (ta mathèmata)
à la nature de l'étant (tou ontos phusin). « N'est-il pas
certain que seule la dialectique possède le pouvoir méthodique de dévoiler
les présupposés de la connaissance, que nous avions placés sous elle [anairousa hupotheseis], et de poursuivre son chemin jusqu'au commencement lui-même, afin
de s'y fixer? Et qu'elle seule, dégageant doucement, de l'étant plongé dans
un bourbier barbare, l'oeil de l'âme, elle l'attire vers la lumière et l'élève
vers les hauteurs, utilisant à son usage, et faisant tourner autour d'elle les
disciplines techniques que nous avons passées en revue » (Rép.,
VII, 533 c-d).
Méditation
difficile à conduire, puisque la dialectique synoptique affermit seulement et
rend inébranlables les connaissances de toutes les sciences techniciennes par
une sorte de marche sur un chemin, appelé méthode.
« Il est certain que seule une telle science dialectique est ferme [bebaios]
en ceux en lesquels elle a
été engendrée » (Rép., VII,
537 c). Car la bebaiotès (solidité, fermeté)
renvoie à bainô (action de mettre une jambe devant l'autre).
Ainsi,
l'apprenti dialecticien se reconnaîtra à sa puissance de marcher « jusqu'au
commencement lui-même », où tout sera rassemblé en l'oeil profond.
On
comprend donc qu'à l'opposé du sens commun cartésien la violence de
transformer, par la marche, le cosmos en un terrain ferme – puissance
proprement dialecticienne – sera la chose au monde la plus mal partagée. En vérité,
elle exigera une puissance de rameuter l'univers qui tient précisément au génie
copernicien de la métaphysique classique. Il vaut donc mieux comparer cette
puissance à la progression d'un dauphin bondissant dans le cosmos – ou dans
une piscine – plutôt qu'à un homme mettant un pied devant l'autre.
Platon
dit cependant qu'il faut s'approcher lentement de la puissance formidable de la
dialectique et de sa violence. « Ne te souviens-tu pas, repris-je, qu'il faut
conduire les enfants à la guerre et la leur faire voir à cheval? Et lorsque la
chose n'est pas dangereuse, les approcher de près pour leur faire goûter le
sang, comme aux jeunes chiens? – Je m'en souviens, dit-il. – En tout cela,
poursuivis-je – peines, sciences et craintes – , celui qui, en chaque
occasion se montrera toujours le plus agile, il faudra l'inscrire sur une liste
» (Rép., VII, 537 a).
Certes,
c'est une démarche royale que cette puissance d'agilité du nous basilikos
de la
philosophie! Mais, si la dialectique est bien une puissance si leste à
raccorder – une violence de la synoptique agile – , où cachera-t-elle son
regard sur sa propre violence? Car elle le possède aussi, assurément, ce
regard-là. Sinon, la puissance de raccordement de la dialectique-synoptique ne
serait-elle pas un peu courte?
Allons
donc au-delà, vers le regard qu'elle porte sur sa puissance. Quelle violence
verra la violence la plus profonde, celle du meurtrier de la métaphysique?
Serions-nous encore en chemin dans notre descente aux enfers?
Et,
soudain, voici que la métaphysique, répudiant sa dialectique agile, évoque un
voyant, c'est-à-dire un aveugle, comme Tirésias le devin. Car, après avoir éprouvé,
« par la force de la marche dialectique, laquelle est capable, après avoir renoncé à ses yeux et à quelque autre puissance des sens, d'aller
à l'être lui-même en compagnie de la vérité » (Rép., VII, 537 d), Platon se demande comment se préserver; par contre,
de ceux qui « remplissent la philosophie de désordre » (Rép.,
VII, 537 e); et qui « mordent avec l'argument » comme de « jeunes chiens
» (Rép., VII, 539 b), pour
s'être trop nourris de la dialectique.
Que
reste-t-il du pouvoir de coordonner par la marche toutes choses en leur maisonnée
(sunopsis oikeiotès), s'il faut être sorti du
logis et de la dialectique du logis pour tomber dans le pays des aveugles? La
dialectique sera-t-elle une marche ou une nage, s'il faut avoir la vue ruinée
et tituber hors du logis de la synoptique pour y voir? Pour entrer dans la maïeutique
du regard le plus profond sur les ombres, il faut, dit Platon, que les écailles
tombent des yeux de la dialectique-synoptique, et qu'elle se mette à engendrer
des aveugles. Bien plus : à Glaucon qui lui demande ce qu'il faut donc voir,
Socrate répond : « Pourquoi m'obliger à dire ma pensée sur ce sujet? » (Rép.,
VI, 139 c). La solidité (bebaiètès)
de cette dialectique-là exigerait-elle le silence? Car le « Soleil » dont
seul un aveugle pourrait parler, est « quelque chose », dit Socrate, dont «
n'approche aucune essence intelligible »; quelque chose « qui dépasse de loin
l'essence en majesté et en puissance » (Rép.,
VI, 139 b). Par quelle
dialectique du logis descellé raccorderons-nous jamais le soleil des aveugles
au soleil visible?
Il
nous faudrait, décidément, une dialectique plus violente que toutes les
dialectiques, afin de forcer, au profit du dauphin de la dialectique, le passage
au travers des corps terrestres de la dialectique; il nous faudrait une
dialectique non tournoyante dans les dialectiques effrontément raccordées les
unes aux autres par la synoptique; il nous faudrait enfin une dialectique
capable, celle-là, de houspiller le sommeil et la peur des cyclopes. Où est le
houspilleur qui ferait pousser l'oeil qui n'appartiendrait qu'aux aveugles? Où
est la dialectique de la sortie violente hors du logis, quand celui-ci a été
descellé?
La
route violemment omissive de la métaphysique – Socrate dit qu'il « oubliera
sûrement beaucoup de choses » – serait sûrement une dialectique de la trace
de cette sortie et de sa folie; elle poserait la question de la violence du
langage qu'incarnent ceux qui sont revenus les yeux ruinés d'être sortis
violemment de la maison.
Lorsque
Diogène le Chien descendit dans la substance osseuse, à la recherche du lieu où
l'os commence d'être reçu comme signe, quelle ne fut pas sa surprise de ne
rencontrer, en cette matière, aussi loin qu'il plongeât en elle, rien d'autre
que les signes de la parole cyclopéenne.
L'os
fut d'abord signe du repas de la philosophie. Mais, l'ouvrant davantage, le
chien de la pensée aperçut bientôt, à l'intérieur de l'os, de nombreux
corpuscules de matière famélique, tous disposés d'une certaine manière, et
selon un triste agencement, dont il reconnut aussitôt la constance secourable.
Il ne lui fut pas très difficile d'apercevoir les signes de la chair et du sang
des cyclopes auxquels cette disposition éternelle des corpuscules osseux
renvoyait ces monstres cérébraux : car, de ce rangement perpétuel et
universel des corpuscules de l'os, les cyclopes disaient qu'il était signe
d'ordre, donc de logique, donc d'autorité, donc de justice au plus profond de
toute matière osseuse, et ces prodiges de leur intelligence, ils les déclaraient
garantis par leurs dieux.
Or
le chien diogénique connaissait les signes de ralliement de l'« intelligible
» dont usent les cyclopes au niveau chimique de la matière; il était devenu
familier de ce qui renvoie les cyclopes à la compréhensibilité cyclopéenne
en cet « ordre », cette « logique », cette « autorité » et cette «
justice » des corpuscules; car tous ces signes fameux du signifiant étaient
collectifs, satrapiques et utopiques.
Poursuivant
alors sa descente dans les profondeurs de la matière osseuse, et se gardant de
toute parole magique que l'os pourrait prononcer tout seul, le chien diogénique
découvrit bientôt des corpuscules infiniment plus minuscules que les précédents.
Ceux-là ne se tenaient pas immobiles comme les premiers : ils dansaient dans
leur petit antre osseux. En outre, les corpuscules danseurs ne se rencontraient
plus, ni ne se touchaient les uns les autres en ces lieux profonds. Le chien de
la pensée demeura en méditation devant cette agitation chorégraphique de la
matière en la chose osseuse, se demandant quels seraient, cette fois-ci, les
signes charnels et sanglants que les cyclopes parviendraient à projeter dans la
sarabande originelle des os dont ils sont composés. Lui-même se sentit nu, famélique,
mais heureux, tout livré qu'il était, en son os, à son extrême pauvreté
mentale, et à la totale déréliction épistémologique de toute sa matière
osseuse.
Il
remarqua alors que les cyclopes se mettaient à observer avec le plus grand
soin, dans les abîmes de l'os, des trajectoires multipliées par l'étroitesse
de leur habitat; et à relever, avec une minutie extrême, les temps et les
lieux de passage des minuscules corpuscules danseurs. Quand ils avaient rassemblé
une large gerbe de parcours chiffrés, ils se représentaient ces chemins par un
jeu subtil des grands nombres qu'ils mettaient en oeuvre, et qui se donnaient
astucieusement la réplique dans de certaines figures des redites numériques de
la matière. Les tables d'équivalences polyvalentes des cyclopes leur
fournissaient donc le moyen de résumer efficacement, par certaines opérations
d'égalisation propres au calcul, la danse folle de la matière calculable.
Le
chien diogénique contempla longuement son os en ce miroir d'un genre nouveau :
et, descendant plus profondément encore dans l'abîme de son humilité, il vit
que les cyclopes retransformaient fort habilement en autorité numérique, en
logique numérique, en justice numérique, la folie première de la danse en la
matière osseuse. Baptisé par les nombres, « Personne » resurgissait de la
seconde genèse de l'os. Un autel fut dressé à la raison osseuse. Et la raison
osseuse parla en l'os, et elle se magnifia en son équivalence chiffrée. Il y
eut les devins glorieux des ossatures de la pensée, et les sacrificateurs
chevronnés aux textures de l'esprit; il y eut les donateurs de la tautologie à
la tautologie et les propagateurs de la réplique à la réplique, et ce fut le
septième jour des ossements et de leurs figures.
Le
chien de la pensée s'était caché au pied des autels et des nombres. Il
apercevait les signes du sang en la pensée; il voyait la parole immolée à sa
propre figure, comme les bêtes aux bêtes dans les horribles sacrifices des
cyclopes. Il voyait couler le sang invisible du sacrifice sur les parvis
invisibles de la raison cyclopéenne, car il se sentait si pauvre, si abandonné
de tout savoir, n'ayant plus ni feu, ni niche, ni tonneau, ni os médullaire,
qu'il en était tout illuminé en sa matière osseuse : jamais chien de la
philosophie ne fut plus illuminatif que le chien sans feu ni lieu de Diogène
l'invisible.
Alors,
il voulut plonger plus profondément encore dans la matière pensante, à la
recherche de l'origine visible des signes osseux. Mais il ne rencontra, dans
l'abîme, qu'une poussière si infime et si capricieuse que personne, parmi les
devins et les sacrificateurs, ne parvenait plus à en condenser les traces
invisibles par quelque jeu du calcul, où les grands nombres auraient lutté
contre l'évanouissement des choses. Subitement, la force, le mouvement, la
constance, la loi, la justice, la logique, l'autorité, l'ordre, tout périssait
en un naufrage cataclysmique et gigantal des signes visibles.
Au spectacle de cette volatilisation espovantable de tous les plats figurés d'ouï-dire au pays de satin de la pensée, le chien salua le don d'humilité qui nourrit la pensée substantifique, et il rendit grâces au dieu tonnelier de toute philosophie.
La
suite est fort connue : ayant reçu le don d'une pauvreté d'esprit tout à fait
incroyable chez un philosophe, Diogène le Chien entra dans le néant même de
la matière. Là, il vit soudain la noirceur intense du rien. Il n'y eut plus,
dans l'étendue, de matière figurable par aucunes figures osseuses en
mouvement. Il n'y eut plus ni os, ni chair, ni sang dans l'univers. Il n'y eut
plus prêtre de l'os, ni culte de l'os, ni sacerdoce de l'os; il n'y eut plus
que le rien absolu pour chien illuminatif en la philosophie.
Alors,
le chien de la pensée éblouissante, voyant, au plus profond, le vide
resplendir, jeta un regard aux anciens ossements de la pensée, et il se disait :
« Voici donc qu'ils ont été brûlés, les signes des ossatures présomptueuses
de la pensée ancienne. Quel signe brûlant est donc passé par là? Quel feu a
calciné ces idoles? Qui a ramassé et emporté les os pourris qui traînaient
dans la philosophie? Irai je plus outre? Ils sont tous trépassés au plus
profond des choses, les signes présomptueux des cyclopes! Qu'était-ce donc que
les idoles osseuses de la pensée? Jusqu'au plus profond de la matière, les
songes de l'intelligible étaient seulement les ossements présomptueux des
signes. Les signes morts s'évanouiront entièrement de la surface de la
terre. Ils ne seront plus que figures de légende en la philosophie, car les
signes présomptueux n'étaient que des cadavres qui traînaient encore dans la
matière. Verrai-je un jour les cadavres en tant que cadavres? Et les vivants en
tant que vivants? Y aura-t-il transsubstantiation des signes? Les signes
malades de leurs ossements guériront-ils, ou bien faudra-t-il un jour qu'un
autre signe soit donné à la pensée, afin que je vive comme signe de ma pensée?
Existera-t-il un jour une vraie chair et un vrai sang de la philosophie? »
Ayant
prononcé ces paroles, le chien de la pensée devint si pauvre, si nu, si famélique,
si assoiffé, si abandonné, si privé de niche, de tonneau, de maître, de
laisse, de collier, de lanterne, qu'en vain aurait-on cherché encore quelque
mort dans le signe qu'il était.
Si
tout est signe parmi les vivants et parmi les morts, se dit alors Diogène métamorphosé
en chien, en quoi la philosophie s'incarnera-t-elle, sinon exclusivement en ses
signes vivants à elle? Qui assurera la transsubstantiation des signes osseux
et présomptueux en la philosophie, sinon le chien suçant l'os médullaire du
signe?
Ma
foi, se disait le chien sans laisse ni collier, s'ils mouraient tous, les signes
malades en la philosophie, peut-être quelque chien du dieu de la pensée
monterait-il sur les autels où les cyclopes célèbrent leurs horribles
sacrifices aux signes de leurs propres ossements. Assurément, ce chien
ressusciterait en tant que vrai sang de la philosophie. Ce philosophe
substantifique, que nous dirait-il donc, en sa substance de signe? Assurément,
il nous dirait : « Avant que fût le brame du savoir en la philosophie, je suis
le non-savoir incarné en son signe. »
Qu'un
oracle nous dise : « Bois! » Que quelque Delphes de la pensée nous fasse
boire le vrai sang et manger le vrai pain des signes en philosophie!
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