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RABELAIS
(François)
environ 1494 - environ 1553
Plus vaste que Balzac, plus profond que Molière, Rabelais se situe, au jugement de la plupart des connaisseurs français et étrangers, parmi les quelques géants universels de la littérature. Mais il met, comme Aristophane ou Cervantès, les rieurs de son côté. « Le grand rire de Rabelais est un phénomène unique dans la littérature de tous les temps ; et, à côté de lui, Aristophane, Boccace, Molière font figure de croque-morts. Il est vain de se demander si les Français ont mérité de voir une aurore aussi éclatante... », écrit Marcel Aymé. Mais le Français cartésien admet difficilement que les plus grands furent des comiques.
Chateaubriand
salue en Rabelais « un des génies mères de l'humanité » ; Hugo y voit « un
gouffre de l'esprit » que « personne ne comprit » ; Balzac admire « le
plus grand esprit de l'humanité moderne, qui résume Pythagore, Hippocrate,
Aristophane et Dante » ; Flaubert, qui ne se trompe jamais en art, salue « une
Couvre belle comme le vin même dont elle a le mystère » ; Barbey d'Aurevilly
chante le « mastodonte émergé radieusement du chaos dans le bleu d'un monde
naissant », ce qui donne un peu dans le sonore, mais va assez loin, comme on le
verra bientôt.
Parfois,
la comparaison s'établit entre des oeuvres se saluant les unes les autres comme
des personnages de théâtre : Chateaubriand dira de notre curé que
Montaigne, La Fontaine, Molière « viennent de sa descendance » ; Michelet le
déclarera « plus grand seigneur qu'Aristophane ». Puis la symphonie de l'éloge
reprend son cours majestueux : voici « le sphinx et la chimère, un
monstre à cent têtes, à cent langues, un chaos harmonique, une force de portée
infinie, une ivresse lucide à merveille, une folie profondément sage »
(Michelet). La Bruyère grimace un peu : il voit « une chimère, le visage
d'une belle femme, avec des pieds et une queue de serpent ou de quelque autre bête
plus difforme ». Hugo salue aussi l'« Eschyle de la mangeaille » ; mais un
styliste comme P. L. Courier, un « agélaste » comme Mérimée l'admirent également.
Comment expliquer, entre les lyriques et les minces filets, cet accord sur l'hégémonie
d'un torrent ?
Et
cependant, ce concert de louanges est le plus trompeur qui soit : Rabelais ne
fait pas vraiment partie de la « culture nationale française ». Il dresse
secrètement contre lui une unanimité larvée. Car Rabelais est le seul écrivain
français dont la dimension fondamentale est celle de la quête. Or, la culture
française est étrangère à tout symbolisme ontologique. La quête ne peut être
cernée et épinglée ni dans le cadre de la culture laïque, si bien informée
qu'elle soit au chapitre de la liberté, de la vérité, de la fraternité, du
progrès et tutti quanti, ni dans le cadre de la culture chrétienne, pour
autant qu'elle sait déjà ce
que sont la foi, la certitude, le bien et le mal. Rabelais est donc pareil à
Gargantua enfant : il est « assis entre deux selles ». L'homme du « chemin »
et du doute est suspect entre nos deux Églises de l'esprit civique, comme il l'était
entre les protestants et les catholiques de son temps. Il fait penser aux «
grandes orgues d'une cathédrale pleine des grimaces du diable et du sourire des
anges » (Cocteau).
Que
faire d'un géant du rire et de l'horreur, dont le langage est la matière première
et l'ivresse ? Dont les prouesses paraissent tout à tour géniales et incompréhensibles
? Dont le génie paraît osciller entre l'épopée et la gaudriole, la sagesse
infinie et la folie « de bécarre et de bémol » ? Pour comble, c'est par lui
que le scandale arrive : car c'est un fait que lui seul, avec Molière, soutient
la comparaison avec deux ou trois géants du dehors : Shakespeare, Cervantès,
Dante.
Après
les travaux récents qui se sont efforcés d'étudier le langage de ce trouble-fête
dans une problématique socio‑politique, l'avenir appartient à une méditation
ontologique de l'oeuvre et du style; mais cet effort manque encore tragiquement
des moyens rigoureux de l'expression intellectuelle, faute de disposer d'un
commencement d'anthropologie fondamentale, donc d'une gestuelle profonde de l'écrit.
Celle‑ci commence seulement de se formuler dans la postérité de
Heidegger (critique anthropologique du concept jusqu'au coeur du principe
d'identité, et réhabilitation de la finitude ontologique).
Les
études rabelaisiennes connaîtront donc, dans un proche avenir, deux développements
successifs, mais qui se révéleront complémentaires à long terme. Dans un
premier temps, l'évangélisme et la théologie de Rabelais se placeront au
centre de la recherche critique. On s'apercevra alors du lien très intime entre
Rabelais et Erasme ; on mesurera toute la portée de la seule lettre de Rabelais
au prince des humanistes (1532) : « Père, ai‑je dit : je dirai même mère,
si votre indulgence me le permet. En effet, cela même que nous pouvons voir
tous les jours chez les femmes enceintes nourrissant des enfants qu'elles n'ont
jamais vus, et les protégeant contre les rigueurs de l'air, vous l'avez éprouvé
[...] Le peu que je suis et tout ce que je peux valoir, je l'ai reçu de vous
seul. » Le chantre de la paternité gigantale ne veut pas se montrer,
poursuit‑il, « le plus ingrat des hommes présents et à venir » envers
son propre père spirituel.
Mais
cet aspect fondamental de Rabelais ne pouvait s'éclairer aussi longtemps qu'Érasme
lui-même demeurait complètement ignoré des théologiens tant catholiques que
protestants ; donc, aussi longtemps qu'il demeurait, lui aussi, « assis entre
deux selles », à la manière de son disciple. Ce n'est qu'à partir de 1966
qu'Érasme fut enfin étudié dans la perspective originelle de sa pensée théologique
(par E. W. Kohls). Enfin, en 1971, Érasme retrouva toute sa dimension
spirituelle et mystique à partir de l'étude due à G. Chantraine, de sa méthode
théologique et de son exégèse des Pères grecs.
Le
renouveau profond des études érasmiennes s'inscrit désormais dans le destin
postconciliaire de la théologie dite fondamentale. Les conséquences sur les études
rabelaisiennes en seront très importantes. Car le symbole universel du réel
qu'est le Silène d'Érasme constitue
la clé de la théologie de Rabelais, qui s'y réfère expressément dans
l'introduction du Gargantua. Le Christ
lui-même est un silène caché sous les « cérémonies judaïques », et sous
les bigoteries des théologiens sorbonicoles, qui ont fait du christianisme un
« silène inverse ». Les silènes d'Alcibiade – christianisés d'abord par
Pic de la Mirandole – sont comme le chiffre de l'univers et le signe de la
dualité de la personne et du personnage. Tout homme est un silène. Le silène
unifie le drame et l'initiation; il rend initiatique et dramatique la théologie
fondamentale, et il explicite son rapport à l'histoire. C'est pourquoi toute la
théologie d'Érasme s'exprime par une critique fondamentale de l'institution
monastique, ce « silène inverse » de son temps. Or, l'abbaye de Thélème ne
fait que reprendre l'idéal monastique des « vrais silènes », tels qu'ils
existaient jusqu'au Ve siècle. Saint Jérôme parlait alors d'un «
épicurisme chrétien et monastique [...] À l'étude, aux jeûnes, aux psaumes,
aux veilles, chacun se sentait spontanément incité ou y était invité par
l'exemple; il n'y était pas contraint par des réglementations humaines [...]
Enfin, si quelqu'un se mettait à regretter son genre de vie, il n'encourait
d'autre peine que d'être taxé d'inconstance. » Érasme a encore adouci le
tableau de la vie monastique chez Jérôme, et Rabelais l'a porté à l'Éden.
Enfin,
toute la sagesse pantagruéline se fait l'écho de la conclusion de la Ratio verae theologiae d'Érasme, qui demandait que le théologien
se fiât moins à la dialectique et davantage à la « science de la sagesse »
; que le temple fût le lieu de l' « initiation aux mystères » ; que le moine
abandonnât sa religion superstitieuse et hypocrite; qu'il s'initiât à la théologie
transformante ; qu'il cessât de se livrer aux « cérémonies » et au trafic
des indulgences ; que les prêtres, les évêques, le pape se mêlent moins des
affaires temporelles et se consacrent à leur mission sacerdotale.
Lorsque
la quête initiatique du Tiers, du Quart
et du Cinquième Livre se sera éclairée dans le sillage d'Érasme – et
aussi de Ficin et de Pic, tout ignorés encore des érudits actuels – , les études
rabelaisiennes connaîtront une seconde étape : celle où, dépassant l'écran
superficiel de l'anthropologie édéniste, liée à l'universalisme des
humanistes, le langage de Rabelais se dévoilera dans sa dimension à la fois dérélictionnelle
et gigantale. Dans l'étude qui suit, je me suis placé d'emblée dans cette
perspective future, pour me conformer à l'esprit de « pronostication » d'Alcofribas
Nasier.
Cependant,
sans pour cela se mettre « à distance » de l'oeuvre de Rabelais c'est
l'oeuvre qui prend, sans cesse et fort allégrement, ses distances à notre égard,
de sorte que le comique propre au critique est de courir après l'oeuvre qu'il
croit lire. C'est pourquoi on est tenu d'aborder au préalable des questions
fondamentales de méthode, et de se demander en tout premier lieu comment le
critique peut éviter de ne réfléchir que sa propre figure dans ce miroir
qu'est, par définition, un chef‑d'oeuvre. Mais comment voir le miroir lui-même
? Cela seul serait un regard.
Car
ce qui se passe, en vérité, et depuis quatre siècles, avec Rabelais, est
proprement pantagruélique : jamais encore il ne s'est trouvé un seul lecteur,
en aucune langue, qui n'ait trouvé dans le silène autre chose que sa propre
image. Aucune oeuvre littéraire, en aucune littérature, ne peut prétendre à
cela – ni le Quichotte, ni Hamlet, ni Zarathoustra.
Mais, curieusement, L'Odyssée et La Divine Comédie introduisent à une inquiétude et à une gêne
de cet ordre. Voilà qui place l'oeuvre de Rabelais au coeur du véritable étonnement
philosophique au chapitre des miroirs, et qui donne toute sa portée à la
parole de Hugo, disant que « personne ne comprit » Rabelais.
Il
suffit en effet de lire une vingtaine d'ouvrages sur le « joyeux » curé de
Meudon pour s'apercevoir qu'aucun critique n'a pu lire le Pantagruel
sans se demander d'abord de quoi pouvait bien parler le livre, notamment à
propos de Humevesne, de Taumaste, de Panurge. E. Gebhart (1877) fait de Rabelais
un sceptique; E. Faguet (1893) réagit contre les interprétations romantiques
de Rabelais ; F. Brunetière (1905 - 1913) veut explorer la profondeur du «
naturalisme » de Rabelais ; A. Lefranc (1914) cherche la clé du livre dans les
événements du temps ; J. Plattard (1910) dans le « bon sens » ; H. Busson
(1920) dans la « libre pensée » ; E. Gilson (1932) dans la foi chrétienne ;
H. Lefebvre (1955) dans le marxisme ; V. L. Saulnier (1957) veut retrouver
l'itinéraire symbolique : le voyage d'une conscience sur le chemin de la vérité
; M. Bakhtine et M. Beaujour (1969) s'interrogent sur le populisme ; J. Paris
(1970) sur la linguistique moderne et Rabelais.
Dans
ces conditions, il ne resterait plus qu'à allonger la liste des portraits de
lecteur, si la question du miroir n'était précisément la question
fondamentale de la littérature. Il faut donc enfin prendre au sérieux le piège
proprement spéculaire dans lequel le génie rabelaisien prend tout lecteur.
Nous n'échapperons pas à l'autoportrait, mais, du moins, après avoir tenté
de jeter un regard vers le miroir qui nous regarde.
Ce
qui échappe à l'observateur procède donc de la question de savoir comment est
monté un chef‑d'oeuvre en forme de miroir. Alors l'oeuvre commence de répondre
à cette question de B. Russel, qui se demandait pourquoi tous les animaux
observés par les Américains foncent avec frénésie jusqu'à ce qu'ils tombent
par hasard sur la solution, alors que tous les animaux observés par les
Allemands restent tranquillement assis à se gratter la tête jusqu'à ce qu'ils
aient élaboré une solution dans leur for intérieur. L'oeuvre de Rabelais,
comme celle de Swift, est aussi un bestiaire hanté d'oiseaux et de singes.
On
essaiera d'observer comment le bestiaire est construit en tant que lieu spéculaire
où se réfléchissent les métamorphoses du moi symbolique du lecteur. Car
Rabelais est un démiurge des métamorphoses du symbolique. On le fera en lisant
simplement le Pantagruel et le Gargantua. Cependant nous ne pensons pas qu'en laissant notre
lecture en suspens, nous ne parlerons que partiellement de l'oeuvre. La pire
lecture serait de laisser croire que la quête s'achève, que l'initiation se
termine et qu'on peut y mettre le point final d'une dissertation.
Le
rôle de l'oeuvre est d'engendrer ses propres lecteurs. Il n'y a pas plus de
lecteur universel d'un chef‑d'oeuvre qu'il n'y a d'auditeur universel de
la Cinquième Symphonie. Nous
voudrions seulement guider ceux auxquels Rabelais est destiné, et qu'il décrit
lui-même en disant : « Les beaux bâtisseurs nouveaux de pierres mortes ne
sont écrits en mon livre de vie. Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes
» (Tiers Livre, VI).
Or,
Pantagruel est un géant de la soif ; son rôle est d'engendrer une soif
inextinguible, qu'il décrit ainsi : « Et peur n'ayez que le vin faille comme
fit ès noces de Cana en Galilée. Autant que vous en tirerez par la dille,
autant en entonnerai par le bondon. Ainsi demeurera le tonneau inexpuisible. Il
a source vive et veine perpétuelle » (Prologue au Tiers
Livre).
Les
dates de la naissance et de la mort de Rabelais sont symboliquement inconnues.
On le fait naître à la Devinière, près de Chinon, et mourir à Paris. Moine
franciscain à la Baumette (1511), puis à Fontenay‑le‑Comte (1520)
avec Pierre Amy, il passe en 1524 dans l'ordre des Bénédictins à Maillezains
; on le retrouve en 1530 étudiant la médecine à Montpellier, en 1532 médecin
à Lyon, chanoine à Saint‑Maur‑des‑Fossés, puis de nouveau médecin
à Lyon, Narbonne (1533), curé de Meudon les deux dernières années de sa vie.
1532, Pantagruel ;
1534, Gargantua ; 1545,
Tiers Livre (les trois livres sont condamnés par la Sorbonne malgré un
privilège de François Ier pour le Tiers
Livre et les protections de Marguerite de Navarre et de Jean du Bellay qu'il
accompagna trois fois à Rome). En 1548, paraissent les onze premiers chapitres
du Quart Livre, et la fin en 1552. Le début du Cinquième Livre (L
'Isle sonnante)
paraît en 1562 et la totalité en 1564.
Le
thème du silène et la philosophie
Dans
son Prologue de l'auteur, Rabelais va
droit au père et au témoin de la philosophie, pour rappeler au lecteur
l'essence même du socratisme : « En un dialogue de Platon intitulé Le Banquet, Alcibiade, louant son précepteur Socrate, sans
controverse prince des philosophes, entre autres paroles le dit être semblable
ès Silènes. Silènes étaient jadis petites boites telles que voyons de présent
ès boutiques des apothecaires, peintes au-dessus de figures joyeuses et
frivoles [...] Mais au dedans l'on réservait les fines drogues. »
Il
s'agit donc du plus prodigieux pari qu'ait jamais tenté un écrivain : le pari
que son livre sera ouvert comme un silène et que le lecteur y trouvera «
baume, ambre gris, amomon, musc, civette, pierreries et autres choses précieuses
[...] Pour autant que vous, mes bons disciples et quelques autres fous de séjour
lisants les joyeux titres d'aucuns livres de notre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des braguettes, Des pois
au lard cum commento, etc. jugez trop facilement n'être au dedans traité
que moqueries, folâteries et menteries joyeuses, vue que l'ensigne extérieur
(c'est le titre) sans plus avant enquérir est communément reçue à dérision
et gaudisserie. Mais par telle légièreté ne convient estimer les oeuvres des
humains ».
Pour
ouvrir le silène, il faut ouvrir d'abord le Pantagruel, qui figure après le Gargantua
dans toutes les éditions. Le prétexte invoqué par les éditeurs est
l'ordre chronologique dans lequel les générations imaginaires se sont succédé
: Gargantua est en effet le père de Pantagruel ; mais il se trouve que le Pantagruel
(1532) fut rédigé et
publié avant le Gargantua (1534),
de sorte que c'est le fils qui a engendré le père. Or, la biographie
fondamentale, celle de la création littéraire, doit retracer le véritable tao,
celui d'un déploiement organique de l'oeuvre. Lire Rabelais dans l'ordre de
succession « biologique » entre des figures n'aboutit qu'à substituer les
fictions issues d'un état civil de fantaisie à la véritable génération de
la création, donc à la chronologie vécue de l'écriture. De plus, l'oeuvre
entier de Rabelais est une odyssée métaphysique de la parole. Céline, Joyce
et même Mallarmé seraient inconcevables si le formidable ébranlement
rabelaisien ne s'était pas produit. Ce serait donc passer outre à la réalité
même de l'entreprise que d'écouter son long tremblement de terre selon une
chronologie de l'irréel, qui serait bien plus irréaliste, dans sa platitude,
que celle de la maïeutique d'un langage initiatique. « C'est essentiellement
à partir du livre de Jérôme lui-même que nous courons sur la trace de Jérôme
» (Érasme).
Les
rapports de Rabelais avec le langage sont de l'ordre d'une extraordinaire et
gigantale paternité, qui semble avoir jailli soudain à l’occasion d'une
paternité charnelle. Tristan Tzara a retrouvé trace d'un fils de notre Silène,
qui naquit précisément au moment de l'explosion créatrice du Pantagruel
et du Gargantua.
Il ne s'agirait pas du second fils du curé de Meudon, le très fameux
Théodule (« adorateur, de Dieu »), qui mourut à l'âge de deux ans, pleuré
par les personnages les plus célèbres, cardinaux en tête.
Le
Pantagruel et le Gargantua sont
un immense magnificat de la paternité
: avec quel élan Rabelais chante la naissance de son fils spirituel, alors que
la mère est morte en couches! La paternité aussi est un silène. Car c'est à
titre de géant du langage que Rabelais est père; dans toute l'oeuvre, le véritable
géant ne sera autre que la parole, issue d'un extraordinaire géniteur et
explorateur du sonore. Rabelais sera le pédagogue transcendantal d'une aventure
gigantale de l'écrit.
D'emblée,
ce sera donc au niveau du silène que sont les Saintes Écritures que Rabelais
se haussera, par délégation enchanteresse du moi
de l'écrivain. Le géant nommé « écriture » raconte joyeusement la
naissance enchantée de son fils, sur le mode des généalogies fabuleuses de la
Bible : « Et le premier fut Chalbroth [...] Qui engendra Saraboth [...] Qui
engendra Fariboth [...] Qui engendra Hurtaly, qui fut beau mangeur de soupes et
régna au temps du déluge... »
Entrons
corps et âme dans la liesse cosmique des noces de la parole avec la généalogie
rieuse et fantastique ! Car l'Ancien Testament est une arène trop étroite.
Voici Atlas, qui engendra Goliath, et Goliath, Polyphème : les géants profanes
se voient tous appelés à prendre leur juste place dans la ronde de
l'engendrement gigantal.
La
théologie dite poétique (Chateaubriand, Claudel) se cherchait alors son
symbolisme ontologique dans la redécouverte du symbolisme des Pères grecs : il
s'agissait, comme chez les théologiens qui préparèrent Vatican II, de savoir
si la théologie était vraie parce que belle, ou bien belle parce que vraie.
Dans la Ratio verae theologiae, Érasme
s'était efforcé de déterminer le statut de l'allégorie, donc des images et
figures du silène de la théologie qu'est l'exégèse. Pour Rabelais, auteur
d'une « nativité du très redouté Pantagruel » (chap. II), il s'agissait du
rapport de la parole avec l'image, son berceau. Or Pantagruel « mit son dit
berceau en plus de cinq cent mille pièces d'un coup de poing qu'il frappa au
milieu par dépit, avec protestation de jamais retourner ».
Car
le « berceau » cérébral était alors tout extérieur : c'était la
scolastique. Dans la Ratio, Érasme s'était
demande si l' « initiation aux mystères » et l'entrée dans le « temple de
la sagesse » exigeaient qu'on passât par la « palestre scolastique ». Dans
le Cinquième Livre de Rabelais, les
salles traversées par les néophytes en route vers l'oracle de la dive
bouteille évoqueront, comme chez Érasme, une théologie des mystères
initiatiques et de la prophétie. La doctrine
est la connaissance spirituelle des mystères, donc du contenu du silène,
chez Rabelais comme chez Érasme ; la théologie est identique à l'initiation
et c'est en quoi elle est transformante. Son sommet est le passage de la «
science de la sagesse » à la prophétie. Celle‑ci s'exprime par la
musique. Le Christ est le citharede mystique, dont David est le précurseur. Le
Christ module, suivant des rythmes poétiques, toute l'Écriture de l'Ancien et
du Nouveau Testament. Erasme avait repris à Socrate l'idée que la philosophie
est la musique suprême : la théologie chrétienne est la musique
transformante. Dans le Cinquième Livre, Rabelais fera entrer ses néophytes dans le délire
bachique et poétique – et les voyageurs recevront le don de prophétie. Tout
cela est calqué sur la théologie transformante de Ficin, Pic de la Mirandole
et des néoplatoniciens, qui
n'avaient fait que retrouver exégèse des Pères grecs et du haut Moyen Âge.
On
comprend pourquoi la méconnaissance à l'égard de la théologie antérieure à
saint Thomas, et à l'aristotélisme théologal, a rendu incompréhensibles,
dans nos écoles, la dimension initiatique du Tiers,
du Quart et du Cinquième Livre, et le sens même du voyage de la flotte pantagruéline
vers le mot suprême : « bois » (l'ultime contenu du silène, c'est la métamorphose,
que l'alchimie symbolise sur le plan matériel, comme Jung l’a fort bien vu).
Mais
le berceau de la scolastique ne sera pas pulvérisé par l'anthropologie
innocentiste et édéniste. Depuis la Renaissance, la pensée occidentale s'épuisera
à lutter contre les « principes métaphysiques » de la scolastique, en
recourant à des « catégories historiques » non moins superficielles que le
conceptualisme pseudo‑ontologique des thomistes. C'est lutter encore
contre les « figures joyeuses et frivoles » qui font l'extérieur du silène.
La brèche anthropologique ne sera ouverte que par une critique fondamentale du
sens commun et du principe d'identité, qui ouvrira à une anthropologie
profonde, capable de rendre compte du règne du meurtre et du sang dans l'Eden
de la raison... Or, c'est l'histoire même de la raison occidentale qui
s'inscrit dans les relations de Rabelais au langage, donc au concept meurtrier,
les mots étant les instruments nécessaires de l'abstraction. Le Pantagruel
sera une pédagogie des rapports de la parole au silence et au bruit.
Alors
commence un profond et mystérieux voyage, où l'on peut suivre, pas à pas la
sorte de problèmes anthropologiques et littéraires que rencontre un écrivain
qui rassemble, pas à pas, toute sa création dans ses « saintes écritures »
gigantales. Ce qu'une telle entreprise présente, à la réflexion, d'inouï en
sa portée « surréaliste » exige un examen, même sommaire, des étapes d'une
cosmologie du langage.
D'abord
(chap. VI), il s'agit de dire ce qui sera français et ce qui ne le sera pas. La
langue française était fort pauvre; il fallait, à l'imitation des Romains,
l’enrichir de grec ; mais aussi de latin, puisque les Gaulois ont deux mortes
à piller. Mais comment ne pas faire perdre leur originalité aux naufrageurs ?
L'anecdote de l'écolier limousin répondra à cette première question, la plus
fondamentale, celle des cimetières, et des promeneurs qu'on peut y rencontrer
le dimanche. On ne dira pas : « Nous déambulons par les compites et les
quadrivies de l'urbe. » Pantagruel prend à la gorge cet « assassineur » en
lui disant : « Tu écorches le latin », rappel au respect des morts. De
terreur, l'étudiant se met tout soudain à « parler naturellement ».
Mais
qu'est‑ce que le « naturel » ? Le naturel va‑t‑il passer du
cimetière à l'académisme ? Le naturel est sommé de produire le feu
d'artifice rabelaisien. Le mystagogue du langage le sait fort bien, qui évoque
Cicéron tout de suite après le tombeau, en adressant à son fils Pantagruel
une lettre où il lui dit : « Très chier fils, entre les dons, grâces et prérogatives
desquelles le souverain plasmateur Dieu tout‑puissant a endouairé et aorné
l'humaine nature à son commencement, celle me semble singulière et excellente
par laquelle on peut, en état mortel, acquérir espèce d'immortalité, et en décours
de vie transitoire, perpétuer son nom et sa semence » .
Pour
conquérir le « naturel », il faut donc d'abord nationaliser les langues : le
« naturel » ne sera pas planétaire. Pantagruel rencontre donc Panurge (Panourgoz,
littéralement : « apte à tout faire »). Ce diable d'homme parle toutes les
langues de la terre ; mais c'est pour crier famine qu'il apostrophe Pantagruel
en tous idiomes imaginables, du turc à l'allemand, de l’anglais au
germanique, sans oublier le grec, le latin et l'hébreu.
Mais
sitôt le naturel enfin géographiquement cerné, que faire de la fête du
sonore ? Comment distinguer le bruit du sens ? Pantagruel va donc « juger équitablement
» d'une controverse merveilleusement obscure et difficile entre les seigneurs
de Baisecul et de Humevesne.
Qu'on
se représente l'audace et la puissance de cet extraordinaire épisode, où le
langage se met à retentir tout seul, renvoyant le lecteur à l'inutilité et à
la stérilité sans remède de son cliquetis sans fin. Au XXe siècle,
La Cantatrice chauve renouvellera
cette démythification radicale de la parole. Dans le Quart Livre, le sonore sera même mis en conserve et gelé; il ne dégèlera
qu'au printemps suivant, pour restituer le cliquetis des armes sur un champ de
bataille horrifique du sonore de l'année précédente. Voilà l'univers livré
au retentissement d'une multitude de canaques baragouineurs; les moines seront
comparés à des singes marmonnants. Swift grimace amèrement parmi ses Yahoos,
mais Rabelais de s'esbaudir, en géant véritable!
Quand
les deux plaideurs et seigneurs de Baisecul et de Humevesne ont donc éjaculé
leur bredouillis mirifique, Pantagruel tranche le procès sur le même ton, avec
un sérieux imperturbable : « Que considéré l'horripilation de la ratepenade
déclinant bravement du solstice estival pour mugueter les billevesées... »
Mais
comment un tel exploit du langage va‑t‑il retrouver la terre ferme ?
Ne restera‑t‑il pas à jamais suspendu dans les airs ? Nenni :
entendant cet arrêt, les parties s'en montrèrent contentes, sans doute parce
que le prononcé commençait et se terminait sur les deux seules phrases
intelligibles : la première disait que les plaideurs avaient été entendus et
compris; la dernière disait: « Et amis comme devant, sans dépens, et
pour cause. » Les conseillers et docteurs « demeurèrent en extase, évanouis
bien trois heures et tout ravis en admiration », car ils n'avaient jamais
encore de leur vie vu les deux parties satisfaites d'un jugement.
Après
les morts et les académies, voilà donc le « naturel » du langage transporté
à l'écart du texte – et c'est à l’écart que règne la forme vraiment
universelle du vrai, à savoir le signe. En effet, la chose proprement
signifiante ici venue au monde n'est autre qu'un certain objet « d'art gigantal
», construit strictement sur le sonore, le sens Pantagruélique se
trouvant ailleurs que dans les mots du texte proprement dit, et en dehors de son
« réfléchi » sonore – de sorte que le texte tout entier est signe, et se
met à faire signe vers son sens au coeur du non-sens qui le constitue en objet
littéraire. Autrement dit : l'objet le plus merveilleusement signifiant, c'est
le non-sens même du langage. Le texte s'éclaire précisément lui-même en
tant que signe de son propre langage de sourd, car c'est en tant que sourd que
l'objet littéraire est constitué en signe. Que le non-sens du discours
devienne donc une réalité signifiante dans l'univers de l'art gigantal, donc
un signe vivant, voilà ce qu'aucun écrivain en aucune langue n'avait encore
jamais seulement imaginé. Mais, en même temps, tout l'extérieur du silène
est anéanti « harpyes satyres, oisons bridés, lièvres cornus » et autres
formes de la loi. L'intérieur du silène convie à une exploration du silène.
Alors
Panurge, médiateur des rapports de Rabelais au langage, prend le relais de
Pantagruel, en vue d'une dernière initiation du fils. Car un « grand clerc
d'Angleterre », dénommé Thaumaste (par allusion aux thaumasioi andrès qu'évoque
Socrate), veut disputer avec Pantagruel « par signes seulement, sans parler,
car les matières sont tant ardues que les paroles humaines ne seraient
suffisantes pour les expliquer à plaisir ».
Or,
la dispute par signes entre Thaumaste et Panurge va constituer le silence lui-même
en réalité signifiante du discours, donc le métamorphoser en
objet‑signe du langage. Le silence deviendra une chose littéraire à son
tour, donc un symbole. La description minutieuse des gestes des deux disputeurs
fait naître sous nos yeux cet objet littéraire inouï, surgi non plus du
bruit, mais de l'absence suggérée de tout son. Quel sera alors le signifiant
du texte, c'est‑à‑dire la portée de la transfiguration du silence
lui-même en « parole » ?
Or,
il suffirait de filmer deux acteurs qui mimeraient très exactement les gestes
de Thaumaste et de Panurge pour s'apercevoir de la raison pour laquelle leur «
discours » exigeait le silence. Il y est, certes, question du ventre et du sexe
; mais le secret des secrets est dans la « belle pomme d'orange » qu'avant de
commencer la dispute Panurge avait mis dans « un beau floc de soie rouge,
blanche, verte et bleue » et « au bout de sa longue braguette ».
Or,
au milieu de la dispute, « Panurge tira sa longue braguette avec son floc, et
l'étendit d'une coudée et demie, et la tenait en l'air de la main gauche, et
de la dextre prit sa pomme d'orange, et, la jetant en l'air par sept fois... »
Dans
le Théétète, les « hommes extraordinaires » (thaumasioi andrès)
sont ces pseudo‑purificateurs de l'âme dont Prodicos est le modèle.
Socrate renvoie à cet homme, dont la pédagogie non transformante n'est que
lavage, rinçage et « art du bain » les jeunes gens peu doués pour la vraie catharsis.
La psychanalyse de Rabelais n'est pas pansexualiste, mais initiatique. La séquence
filmée montrerait qu'il s'agit d'une gestuelle entière de la joie et de la
tristesse, et des rapports de l'être à la paternité profonde (eschatologique)
entendue au double sens du charnel et du spirituel. La « pomme d'orange » évoque
l'âge d'or selon Erasme, Ficin, Pic de la Mirandole. Dans les Antibarbari
d'Érasme, cet « âge d'or » correspond à la plénitude des temps qu'est
l'Incarnation. Le thème de l'âge d'or est encore théologique et initiatique
pour toute la Renaissance. L'espérance qu'une pax christiana universelle
s'accomplirait par l'enseignement transformant des humanistes chrétiens, avec
l'appui des princes, s'est séparée de l'expression « âge d or » dans la
seconde moitié du XVIe siècle seulement.
On
mesure ici le drame que fut, pour la Renaissance, le blocage épistémologique résultant
de la naïveté anthropologique du savoir conceptuel. La théologie
transformante des érasmiens ne passe point par la mortification profonde de la
connaissance, faute des moyens intellectuels d'une via
negationis, ou
critique abyssale de la notion de vérité. C'est pourquoi l'initiation étant
ainsi terminée par un silence insuffisamment abyssal, la guerre peut commencer
à grand bruit – la guerre sera
l'instrument même du chaos et de la refonte de la création, quand le silence
n'est pas encore le signe d'une finitude et d'une déréliction absolues de la
créature livrée au meurtre et au sang.
La
guerre rabelaisienne suit de près les Grandes
Chroniques, sorte de roman populaire dont le succès avait incité le démiurgique
curé de Meudon à engendrer à son tour force géants, mais dans son ordre, et
sur le modèle sapiential que lui fournit sa propre inspiration gigantale. En
fait, la dimension théologale de la guerre rabelaisienne va se déployer
principalement dans le Gargantua. Pour
l'heure, le géant est fatigué de son combat. La guerre des Dipsodes ne vaudra
pas la guerre picrocholine : « Ici, je ferai fin a ce premier livre; la tête
me fait un peu de mal, et sens bien que les registres de mon cerveau sont
quelque peu brouillés de cette purée de septembre. »
Pantagruel
avait été rédigé et imprimé en quatre mois, du début d'août 1532 au 3
novembre. Gargantua parut en août
1534. Son ambition planétaire, et dans l'ordre proprement gigantal de l'écriture,
sera d'engranger le plus prodigieux amoncellement de réalité verbale qui se
puisse imaginer. Chateaubriand, qui, par une sorte d'instinct, a souvent pénétré
dans la gestuelle cosmique des styles, s'exclamait, à propos de Bossuet :
« Quelle revue il fait de la terre! » Mais la relation cosmique de Rabelais au
réel, qu'il passe entièrement en revue, s'inscrit désormais dans la gestuelle
d'un langage rival de la création : langage conquis en mettant au monde le
prodigieux Pantagruel Opposer à la
matière du monde une matière verbale, et, en quelque sorte, spirituelle; se
dresser gigantalement et faire face à la masse et au flux des choses;
supplanter l'univers en énormité, en complexité, en profondeur, en variété,
en agilité, en ubiquité, en puissance, en démiurgie, quel songe de l'écrit!
Que la parole oppose donc masse à masse, force à force ; que la vie du langage
offre à l'homme non seulement un rempart, mais une cosmologie sonore, comme un
immense empire! La cataracte verbale sera pourtant un exorcisme également, où
le surgissement de l'éveil et la peur se confondent.
Pour
le praticien de la parole gigantale, l'écrit est un outil cosmique. C'est en
son corps « écrit » que l'homme gigantal est le signe de sa propre création.
Il se collette avec une sorte de monde étrange : son propre corps, instrument
d'une parole mêlée et confondue à l'univers. « Arracher des mots au silence
et des idées à la nuit », dit Balzac. Rabelais, au contraire, arrache son
propre corps à l'immersion panthéistique de la parole gigantale.
C'est
pourquoi il serait illusoire de matagraboliser une belle métaphysique de l'écriture
rabelaisienne, mais qui ne ressortirait pas à une anthropologie de l'écrit, à
une démiurgie cosmique du langage. Seule la gestuelle vécue du corps spirituel
rabelaisien, seul le corps-à-corps gigantal avec le langage, éprouvé, lui
aussi, comme monde, renvoient à l'expérience
existentielle de la création rabelaisienne. Chateaubriand, parlant de Bossuet a
pressenti les rapports de l'écrivain avec son « corps verbal », si je puis
dire. « Sans cesse penché sur les gouffres d'une autre vie [...] il se plonge,
il se noie dans des tristesses incroyables, dans d'inconcevables douleurs. »
Mais Bossuet ne parvient jamais à se noyer dans son propre verbe. Du reste, le
bon Dieu le lui interdit. Le langage panthéistique de Rabelais évoque, par
contre, la plongée d'un corps qui explorerait les terres, les mers, les
montagnes, les fleuves, les ossements, les artères, les intestins, les
estomacs, les boyaux culiers, les cervelles, les lois, les corps d'armée, les
Écritures. Le géant « langage » plonge en toutes choses, comme une baleine
dans la mer; il s'y engloutit, s'y noie, et resurgit entre deux vagues. D'où
les énumérations, les répétitions, les coq-à-l’âne et contrepèteries.
La parole est toute mémoire et oubli, toute corps, toute esprit ; elle est
sang, eau, chair ; la parole est fécale et sublime, totalisante et inépuisable.
En elle, le gigantal exorcise le grand Pan que le géant est à lui-même.
Observons
donc les opérations nouvelles que le Pantagruel
a rendues possibles.
La
cosmologie énumérative et l'objet littéraire
«
Les Propos des biens‑ivres » constituent un premier recensement :
exclamations, apostrophes, mots d'ordre, jurons, invocations se succèdent. Que
l'univers de la taverne s'annexe au territoire gigantal ! Mais encore
faut‑il mettre en oeuvre une idée proprement littéraire : sinon, pas
d'objet propre de l'art, pas d'écrit. Chaque chapitre du Gargantua
illustrera donc une invention nouvelle de l'écrivain. En l'occurrence,
comment constituer en objet de langage un tintement ininterrompu, et fort peu
artistique, de verres et de mots dans une taverne ? « Lors flacons d'aller,
jambons de trotter, gobelets de voler, breusses de tinter. » Voilà qui ne
saurait suffire à rendre l'effet recherché. Commence donc l'énumération :
et, au fur et à mesure qu'on y avance, la densité de l'air augmente, le bruit
remplit la tête du lecteur, l'obsédant prend corps. Zola (« L'exposition de
blanc »), Céline (Le Voyage et D'un château
l'autre), Joyce ont puisé ici à pleines mains.
Après
la parole de la boisson, voici, non moins obsessionnelle, celle du vêtement.
Entrons dans le palais des Mille et Une
Nuits, ouvrons la caverne d'Ali Baba. Par le moyen, fort simple, d'un récit
– comment on vêtit Gargantua – , le somptueux envahit l'univers. Puis « De
l'adolescence de Gargantua » exprime l'allégresse cosmique du père devant les
jeux du rejeton prodigieux ‑ jeu du père avec l'univers des proverbes.
Mais
voici que l'enfant grandit: il va falloir lui trouver un pédagogue, en la
personne d'un adepte de cet enseignement ancien, que Socrate appelait déjà admonestatif, et qui fidèle à lui-même, consistait, au Moyen Âge,
à lire des Dormi secure et des De
quatuor virtutibus cardinalibus. Cet enseignement, comment le symboliser par
une gestuelle de la cuistrerie, qui accéderait à l'universel du signe, et si
voyante que le savoir formel y apparaîtrait en son corps parlant ? Par une
symbolique des cloches et des chausses.
En
effet, le pion sorbonicole sonnera les cloches, et les cloches illustreront les
relations profondes de la scolastique avec le corps humain. Ancien moine,
Rabelais a grande horreur des cloches. Au Cinquième
Livre, les habitants de Papimanie seront métamorphosés en
oiseaux‑cloches diversement accoutrés, afin de représenter les divers
ordres du clergé. Mais, dans la célèbre harangue de Janotus de Bragmardo
(braquemart : courte et grosse épée, d'où, symboliquement, organe viril;
Bragmardo illustre la mollesse du braquemart scolastique par le q
qui devient g et le t, d; Rabelais aperçoit toujours, en profondeur, les rapports de la
« pensée » avec l'outil guerrier et la mangeaille), les cloches symbolisent
la parole vidée de son authentique liquide séminal, et qui sonnent, dès
matines, à toute volée. La parole formelle n'est jamais que parole de son
propre clocher. Dans sa harangue, Janotus réclame les cloches formelles de la
scolastique, qui lui ont été symboliquement volées par Gargantua à la royale
braguette. La scolastique rêve seulement d' « écuelle profonde » et de «
bonnes chausses » : le harangueur va se démasquer comme tueur de porc in camera. Il rêve de boire du bon vin et de lamper sa soupe. Et la
satire va son train, multipliant et diversifiant avec cohérence sa symbolique,
jusqu'au trait final où la pensée formelle court après elle-même comme « un
aveugle qui a perdu son bâton », mais « en déclarant tout le monde hérétique
».
Le
crépitement de la scolastique de la forme (de la cloche) sera évoqué au
niveau du corps sec des cuistres (« Mais, nac, petitin, petitac, ticque,
torche, lorne, il fut déclaré hérétique »). Ici, le génie rabelaisien accède
à une profondeur visionnaire : il voit les corps mêmes
de la pensée, en leur sonorité et leurs gestes. Nietzsche n'ira pas aussi
loin. Car il s'agit ici d'une anthropologie eschatologique de la paresse et de
action.
Certes,
la critique de la pensée au niveau même de son langage avait été inaugurée
par Érasme. Le premier, il avait dénoncé la perversion fondamentale du
christianisme par le vocabulaire ritualiste des syllogismes. Il appelait « silènes
inverses » les réalités « judaïques » des cérémonies qui ne sont qu'extérieurement
chrétiennes, et qui témoignent de la corruption de l'esprit par
le langage monacal. « C'est apophtegme monacal », dira Rabelais pour évoquer
la parole dégénérée par le rite, et le rationnel devenu parole
compulsionnelle.
Chez
Érasme, comme chez Rabelais, l'analyse du discours, notamment monacal, demeure
donc féconde : le langage régénéré doit ramener au silène de l'esprit, et
déboucher sur l'espérance théologique. Platon combattait déjà les sophistes
– ces scolastiques de l'Antiquité – par une purification du langage.
Érasme découvre précisément la décadence du christianisme, en son langage même,
au moment où il formule pour la première fois la Philosophia
Christi comme poétique ontologique, musique et don pro prophétique ; comme
initiation aux mystères et géologie transformante. La critique du langage
scolastique chez Rabelais se rattache donc au thème profond du « véritable
silène » – donc à la théologie fondamentale comme philosophie des « corps
» du langage.
Mais
Rabelais va plus loin. Car toute la pédagogie de Gargantua renvoie à une
profondeur anthropologique où ce sont les corps seuls qui feront question au
coeur des divers systèmes d'enseignement.
Aussi
longtemps en effet que Gargantua est éduqué « selon la discipline de ses précepteurs
sophistes », il allie la paresse la plus profonde – sorte de léthargie
mentale, répercutée au niveau du corps – avec la récitation intarissable du
bréviaire ; alors, la lourdeur de la pensée s'inscrit dans une liturgie
obsessionnelle de la paresse. Après avoir longtemps traîné au lit, l'élève
passait à la chapelle. « Là, oyait vingt et six ou trente messes [...] et
marmonnait toutes ces kyrielles et tant curieusement les épluchait qu'il n'en
tombât un seul grain en terre. » Ponocrates va arracher le corps balourd de l'élève
aux messes de la paresse scolastique. « Puis, branlait la pique, sacquait de l'épée
à deux mains, de l’épée bâtarde, de l'espagnole, de la dague et du
poignard orné, non orné, au bouclier, à la course, à la rondelle, etc. » Il
s'agit de penser « de bas en mont, d'amont en val, devant, de côté, en arrière,
comme les Parthes. »
Comme
dans le Pantagruel, le langage de la
guerre est donc venu au rendez-vous de la pensée et du langage. Le prologue du Tiers
Livre reprendra le débat anthropologique de la pédagogie à un niveau
initiatique plus profond : la philosophie de l'oisiveté et de l’activité
s'inscrira encore au niveau du langage militaire – Diogène « barattera »
inlassablement son tonneau, afin de ne pas sembler « oisif » parmi les Athéniens,
qui préparaient alors aussi fébrilement la guerre que les Français du temps
de Rabelais. L'oeuvre passera ensuite de l'exode à la prophétie – comme la Ratio verae theologiae – à l'endroit même où nous laisserons le
lecteur poursuivre seul la traversée.
La
cosmologie verbale de la guerre
Dans
Gargantua, la guerre permet de mettre
sur pied un massacre universel, c'est‑à‑dire un chaos absolu,
providentiel et gigantal, en vue d'une démiurgie nouvelle. C'est le fruit, nous
l'avons vu, d'un silence insuffisamment exploré. Les armées de Picrochole,
envahissant les terres de Grandgousier, passent « sans épargner ni pauvre, ni
riche, ni lieu sacré, ni profane ». Le carnage gigantal est la fleur suprême
du retour au chaos originel. « C'était un désastre incomparable qu'ils
faisaient. » Mais cette guerre est aussi le fruit du langage planétaire des
humanistes. « À quoi répondit qu'ils égorgetassent ceux qui étaient portés
par terre. À donc, laissant leur grande cape sur la treille au plus près,
commencèrent égorgeter et achever ceux qu'ils avaient déjà meurtris. »
Puisque ce massacre est opéré à grands coups de croix par frère Jean des
Entommeures – moine exemplaire de Rabelais – , il est clair que notre géant
efface tout et « recommence la création », selon le mot de Chateaubriand,
saluant les « nautoniers de l'abîme ». Mais c'est évangéliquement que tout
rentrera dans l'ordre.
Car
Érasme avait montré, dans l'Enchiridion,
que la croisade étendra seulement l'empire du pape ou de ses cardinaux ;
que l'extension du pouvoir temporel réalise le « silène inverse » que caractérise
la croisade ; que le Christ n'est pas mort pour que les prêtres deviennent
les princes de la terre. Rabelais, fils fidèle d'un père qu'il dépasse en
taille littéraire, déclare, par la boude de Grandgousier, que l' « exploit
sera fait à moindre effusion de sang que possible ; et, si possible est, par
engins plus expédients, cautèles et ruses de guerre, nous sauverons toutes les
âmes et les enverrons joyeux à leurs domiciles ».
Mais
Picrochole le colérique ne veut rien entendre. Le voilà parti à la conquête
imaginaire de l'univers. Le recensement géographique de la planète, quel
sommet de la parole guerrière ! Description fantastique des armées
inexistantes de Picrochole, « conquêtant » toutes les nations, du ponant au
septentrion ; toutes armes et toutes terres passées en revue ; une prodigieuse
manoeuvre en tenaille, s'étendant de l'océan Arctique à la terre d'Afrique ;
des guerriers surgissant de partout, armés et casqués de pied en cap, et par
centaines de milliers ; des déserts traversés d'une seule chevauchée ; des
pics escaladés et dévalés ; la faim et la soif terrassées autant que les
ennemis en tous lieux ; et la guerre conduisant à se reposer enfin chez soi ;
la liesse et l'humour se rencontrant en un crescendo de la folie ; le langage de
l'engrangement poussé à l'épopée du rire : non, le rire n'est plus le rire,
le rire est devenu chair et sang de l'écriture.
Chaque
chapitre de Rabelais organise un nouvel amalgame gigantal du réel avec le
fantastique. Mais l’ésotérique commence de paraître. Ainsi de la
description de la manière dont Gargantua mangea en salade six pèlerins. Ce
petit récit méticuleux et parfait domine, aujourd'hui encore, les problèmes
de l'exégèse sacrée, où il s'agit toujours de savoir comment la théologie
sera vraiment exégétique et l'exégèse vraiment spirituelle ; donc, comment
interpréter, au sens symbolique et plénier, des événements historiques
scientifiquement garantis.
La
construction proprement littéraire – donc surréaliste – de l'épisode
illustre l'univers des miroirs successifs où se réfléchissent sans fin des
figures. Rabelais décrit d'abord ce qui arriva réellement aux pèlerins dans
la bouche de Gargantua. Le récit comporte un tel luxe de détails, tous si
extraordinairement précis et irréfutables, que l'on ne saurait rêver
d'exactitude historique plus microscopiquement démontrée et plus incomparable
que celle-là. Puis le pèlerin Lasdaller (las d'aller!) montre que toute cette
aventure avait été dûment prédite par David : et un psaume de David, cité
selon la Vulgate, s'applique en effet point par point et mot pour mot au récit
historique ‑ on applaudit pareillement à ce deuxième exploit
incomparable de l'exactitude. Rabelais a donc rédigé froidement le récit
historique avec le texte de David sur sa table, comme Dieu le Père raconte les
guerres dans Bossuet avec le livre du destin sous les yeux. L'exactitude est
construite d'avance en décalque du signifiant, et le signifiant est donne par
le signe en toute intelligibilité humaine. Les pèlerins interprètent les
signes au niveau de leurs déboires, comme les nations. Mais si toute
intelligibilité est de l'ordre du signe en toute interprétation de l'histoire,
à quel niveau le réel historique deviendra‑t‑il vraiment
signifiant en son exactitude ? Faut‑il abaisser le signifiant au niveau de
la salade, ou élever la salade au psaume ? Comment sortir du réfléchi? Le
miroir du langage serait‑il tautologique ? Ici la « pédagogie
transcendantale » de Rabelais le mystagogue commence de poser la question des
niveaux anthropologiques de l’interprétation. Question centrale qui va se déployer
tout au long de l'oeuvre, et dès le chapitre suivant, où l’on retrouve
aussitôt les « corps » du langage.
C'est
d'une pédagogie de l'éveil et du sommeil qu'il s'agit au plus secret de
l'anthropologie rabelaisienne du langage : mais les thèmes de l'éveil et
du sommeil renvoient à la dialectique socratique de la réminiscence et de
l'oubli, ultime symbolique du silène, qui resurgira dans la métaphysique de
Heidegger.
Comment
faut‑il donc appliquer l'Évangile de l'Éveil ? Frère Jean étant resté
suspendu par les oreilles à un arbre, ses compagnons se mettent à
discourir entre eux sur son cas, le comparant à Absalon, lequel resta pris par
la chevelure. Le moine les apostrophe de la sorte : « Vous me semblez les prêcheurs
décrétalistes, qui disent que quiconque voira son prochain en danger de mort,
il le doit, sous peine d'excommunication trisulce, plutôt admonester de soi
confesser et mettre en état de grâce que de lui aider. »
Le
rêve de l’Éden et la raison
Mais
où conduit le rêve évangélique de l'action salvifique ? Au paradis
d'innocence ici‑bas. L'Utopie de More vient animer les
constructions ubiquistes de la raison aux dernières pages de Gargantua.
L'abbaye de Thélème édénise les songes de la cité idéale, celle d'un
humanisme qui aurait conquis la liberté et le bonheur dans le monachisme des
premiers siècles.
L'inscription
qui surmonte l'entrée de l'abbaye : « Cy n'entrez pas, hypocrites bigots... »
remonte à une tradition des anciens Grecs qui interdisaient l'accès des
temples et des sanctuaires à certaines catégories de gens. C'est dans cet
esprit que Platon avait inscrit au portail de son Académie le célèbre
avertissement : « Que personne n'entre ici s'il n'est géomètre! » Le
cardinal Bessarion, auteur d'un célèbre ouvrage en grec sur Platon (1469),
avait fait connaître à nouveau –
par une source arabe – à Marsile Ficin et à l'académie de Florence, cette
inscription oubliée. Thélème est donc une abbaye pleine de réminiscences
platoniciennes ; on y retrouve les grandes utopies de la République.
On sait, du reste, que Rabelais possédait une édition complète de Platon.
Le
mot de thelema (volonté) est à entendre dans le sens optimiste d'une grâce
naturelle et universelle, héritée des Pères grecs et même de saint Augustin,
qui écrit : « Un seul et bref précepte t'est donné : aime ; et fais ce
que tu veux ; que la racine de l'amour soit intérieure, car, de cette
racine, ne peut surgir que le bien » (commentaire à I Jean, IV, 9, in Tract.
VII, VIII). Les humanistes de la Renaissance ont donc retrouvé à sa source,
chez Platon, l'édénisme de la raison occidentale, et son angélisme larvé,
qui nourrira la théologie et la philosophie des « lumières naturelles », même
chez Pascal, et conduira au « culte des lumières » chez les « rationaux »
de la fin du XVIIe siècle, avant de pénétrer la raison universelle
dont se nourrissait aussi bien la Déclaration des droits de l'homme que
l'objectivité de la science classique, qui la transmirent aux démocraties idéales
modernes, derniers avatars du néoplatonisme. « Fais ce que voudras, parce que
gens libres, bien nés, bien instruits, conversant en compagnies honnêtes ont
par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et
retiré de vice, lequel ils nomment honneur. » Le rapport entre idéologie et
violence demeure donc masqué, faute d'une anthropologie des figures de la
raison, faute d'une ontologie du miroir et du leurre. La guerre picrocholine va
recommencer à grand bruit.
Naturellement,
on s'ennuie à mourir dans cette abbaye. Les Thélémites sont les moutons de
Panurge de la grâce naturelle. « Rabelais nous montre les ébats de ses
religieux, mais c'est en les déplaçant par bonds collectifs, avec une raideur
de pantins » (Rigolot). La confiance en la grâce naturelle conduit à
l'automatisme de la cité parfaite. En mettant l'accent sur les rapports de la
raison idéale avec l'utopie, et de l'utopie avec le grégarisme, Rabelais
introduit à une anthropologie critique des idéalités dans la théologie ; et,
par là même, à une transpsychanalyse du rapport de l'idée à l'idole, et de
l'idole à l'automate.
Ainsi,
par-delà l'apologie de Thélème, lieu de l'optimisme chrétien, et berceau des
raideurs futures de la pensée, Rabelais rejoint une ontologie des niveaux de l'être
et débouche sur la plus belle énigme, celle qui achève le Gargantua
sur les hauteurs. Car au fondement de cette humanité angéliquement et naïvement
surélevée dans le miroir de ses idéalités meurtrières, donc « aux
fondements de l'abbaye, en une grande lame de bronze », une prophétie fut découverte.
On y lit notamment :
Alors auront non moindre autorité
Hommes
sans foi que gens de vérité :
Car
tous suivront la créance et étude
De
l'ignorante et sotte multitude
Dont
le plus lours sera reçu pour juge.
Ultime
recours au miroir – celui de Merlin de Saint‑Gelais mêlé de saint Marc
– et pourtant, décisif franchissement du spéculaire : voici le dernier «
objet du langage » du Gargantua, celui qui illustre le haussement du
christianisme humaniste à une sorte de surréalisme ontologique. Car le moine
demande aussitôt à Gargantua : « Que pensez‑vous en votre entendement
être par cette énigme désigné et signifié ? » Gargantua invoque le « décours
» et le « maintien » de la vérité « haute et divine ». Mais le moine ramène
les mystères spirituels au niveau des règles du jeu de paume, qui symbolisent
ici la théologie de la palestre, avec ses « règles judaïques » et ses rites :
« De ma part je n'y pense autre sens enclos qu'une description du jeu de paume
sous obscures paroles. Les suborneurs des gens sont les faiseurs de parties, qui
sont ordinairement amis, et, après les deux chasses faites, sort hors le jeu
celui qui y était et l'autre y entre. On
croit le premier, qui dit si l'éteuf est sus ou sous la corde. Les eaux
sont les sueurs. Les cordes des raquettes sont faites de boyaux de moutons et de
chèvres ; la machine ronde est la pelote ou l'éteuf. »
Ainsi,
à la prophétie, il est répondu sur l'heure, puisque celle-ci s'accomplit sous
nos yeux un instant seulement après avoir été prononcée. Le règne de la «
ré‑flexion » moderne commence : elle se sidère à se considérer au
miroir, elle s'interprète elle-même tautologiquement, à l'aide de la
sophistique et de la scolastique où sa propre structure lui sert de réflecteur.
Elle est frappée de cécité anthropologique. Ce sera précisément le jeu de
paume du style qu'évoquera Pascal décrivant l'écriture du point de vue de
l'arithmétique de sa propre efficacité sur les joueurs : « Qu'on ne me dise
pas que je n'ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle
; quand on joue à la paume, c'est une même balle dont joue l'un et l'autre,
mais l'un la place mieux. »
L'anthropologie
des figures de la raison
Les
nouveaux Janotus de Bragmardo ont cerné d'avance l'enceinte formelle, le jeu de
paume dialectique ou thématique du savoir par eux déclaré historique
« sus ou sous
la corde ». Mais, en vérité, les pèlerins mangés en salade s'interpréteront
désormais eux-mêmes selon la symbolique de la salade – car l'homme ne quitte
pas le symbole, et ce n'est jamais que la taille des géants qui change.
Et
pourtant, le miracle ne cesse de se perpétuer dans son magnificat éternel de
la paternité : car les docteurs du nouveau jeu de paume, voici que le miroir
rabelaisien continue de réfléchir leur guerre, comme il réfléchissait les
joueurs sanglants du jeu de paume précédent.
Marxiste
? Chrétien ? Mécréant ? Le marxiste, le chrétien, le mécréant, les voilà
livrés à leur autoportrait délirant sitôt qu'ils s'exercent au jeu de paume
logomachique avec l'oeuvre de Rabelais. Spectacle pantagruélique et inénarrable
! Si l'on enferme Rabelais dans les chambres bien rangées du savoir –
nomenclatures et inventaires sociologiques – , voilà que les pensées des
penseurs prennent corps et se montrent courant tout ensanglantées par les rues.
D'où
parle donc Rabelais ? Du non‑lieu qu'est l'anthropologie fondamentale des
figures sanglantes de l'esprit. Son oeuvre est le miroir gigantal des corporalités
cérébrales. Les joueurs à la pelote se demandent en vain où il
habite. Il habite le non‑lieu abyssal d'où le corps humain se donne à
voir réfléchi dans les « corps » guerriers de sa parole. Là les corps, en
leur langage, sont l’expression de leur choix ontologique, de leur oscillation
entre l'Éden sanglant et l'éveil. Ce lieu‑là, seuls l'habitent les plus
grands.
L'obéissance
est le chien du chef‑d'oeuvre
Mais,
dira‑t‑on, comment Rabelais a‑t‑il donc élaboré « en
vue de toute Europe » ce miroir ontologique du leurre, ce prodigieux « réfléchi
» de la finitude meurtrière, « cette insigne fable et tragique comédie »
(prologue du Tiers Livre) ? Par l'obéissance,
dirait‑on. Rabelais serait‑il cet écrivain prodigieux qui consentit
humblement à transformer son propre corps en instrument dérélictionnel et
triomphal du langage diogénique ? Qui entra en sa parole gigantale au point de
devenir un autre en son tonneau ? Rabelais a suivi, semble‑t‑il, sa
parole dans le tout et dans le rien, dans la matière fécale et dans l'esprit,
en tous lieux honnêtes et déshonnêtes, ne reculant devant aucune exploration
de la matière, homme‑latrines et homme‑dieu, Panourgos de l'écrit,
panthéiste de la parole! Joyce et Henry Miller seuls retrouveront cette obéissance
totale d'un corps assumant le destin d'une gestuelle de l'écriture au coeur de
la matière, tout en gardant la « praeclare lanterne » de l'éveil.
L'oeuvre
de Rabelais, comme celle de Cervantès ou de Dante, est un évangile en ce
qu'elle renvoie le lecteur à lui‑même. Telle est sa « bonne nouvelle ».
C'est pourquoi, loin de tenter de se hausser au-dessus de l'obéissance de
Rabelais à sa parole, on a tenté seulement de se ranger un instant parmi les
serviteurs de Cana versant le vin pantagruélique, imitant en cela le kuôn, le chien que
Rabelais veut être quand il baratte son tonneau diogénique (prologue du Tiers
Livre). Car, que fait un
chien « rencontrant os médullaire » ? « C'est, comme dit Platon [La
République, liv. II] la bête
du monde la plus philosophe. Si vu l'avez, vous avez pu noter de quelle dévotion
il le guette, de quel soin il le garde, de quelle ferveur il le tient, de quelle
prudence il l'entomme, de quelle affection il le brise et de quelle diligence il
le suce. Qui l'induit à ce faire? Quel est l'espoir de son étude ? Quel bien
prétend‑il ? Rien plus qu'un peu de moelle. Vrai est que ce peu plus est
délicieux que le beaucoup de toutes autres, pour ce que la moelle est aliment
élaboré à perfection de nature » (Prologue de Gargantua).
Ultime
miroir de Rabelais : voici qu'il divise tout lecteur entre les singes se
grattant la tête (ou courant en tous sens) et « la bête du monde la plus
philosophe », celle qui se fait le chien du chef‑d'oeuvre.
MANUEL
DE DIÉGUEZ
F.
RABELAIS, OEuvres éd. critique
(inachevée) A. Lefranc, J. Boulenger, H. Clouzot et al., vol. I et II : Gargantua,
vol. III et IV : Pantagruel,
vol. V :
Tiers Livre, vol. VI : Quart Livre (chap.
I‑XVII),
4 t. en 6 vol., vol. I
à V, Paris, 1912‑1931, vol. VI, Genève‑Lille, 1955 / OEuvres
complètes, J. Boulenger et Scheler éd.,
coll. La Pléiade, Gallimard, Paris, 1965 ; dans la série T.L.F., Droz, Genève
: Pantagruel, Saulnier éd., 1946 ; Gargantua,
R. Calder et M.‑A. Screech éd., 1970 ; Tiers Livre,
ibid., 1963 ; Quart Livre, Marichal
éd., 1947 ; Pantagrueline
Prognostication, M.‑A. Screech éd., 1974.
Notes
bibliographies
in
F. RABELAIS, OEuvres complètes, coll. La Pléiade, 1955 / in L. FEBVRE, Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle; la religion de
Rabelais, Paris, 1942, rééd. 1968 /
Revue des études rabelaisiennes, Paris, 1903‑1912, devenue ensuite Revue
du XVIe siècle, puis, en 1933, Humanisme et
Renaissance / V. L. SAULNIER, «Position actuelle des problèmes
rabelaisiens », in Actes du congrès de
Tours et de Poitiers, Paris, 1953.
Érasme
et Rabelais
L.
DELARUELLE,
« Ce que Rabelais doit à Érasme et à Budé » , in Revue d'histoire littéraire, 1904
/ A. HEULHARD, Une
lettre fameuse, Rabelais à Érasme, Paris, 1904
/ R. LEBÈGUE, « Rabelais, the last of the french erasmians
», in Journal of the Warburg and
Courtault Institutes, t. XII, 1949
/ M.‑A. SCREECH, L’Évangélisme
de Rabelais , Droz, 1959 / W. F.
SMITH, « Rabelais et Erasme », in Revue
des études rabelaisiennes, vol.
VI, 1908.
Théologie
d Érasme
G.
CHANTRAINE, « Le Musterion » érasmien
et la « Philosophie du Christ » (très
important), Louvain, 1971 / E. W. KOHLS,
Die Theologie des Erasmus, Bâle, 1966
/ M.‑A. SCREECH, Ecstasy
and the Praise of Folly, Duckworth, Londres, 1981.
Études
critiques
M.
BAKHTINE L'OEuvre de F. Rabelais et la
culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Gallimard, 1970, rééd. coll. Tel, 1982 (original
russe, Moscou, 1965)
/ M. BUTOR, « Rabelais et les hiéroglyphes », in Saggi
e ricerche di letteratura francese, Pise, 1968
/ M. DE DIÉGUEZ Rabelais par lui-même,
Paris, 1960 /
C. G. JUNG, C. KERÉNYL & P. RADIN,
Le Fripon divin, Genève, 1958
/ A. J. KRAILSHEIMER,
Rabelais and the Franciscans, Oxford, 1963
/ M. LAZARD, Rabelais et la
Renaissance, coll. Que sais‑je ?, P.U.F.,
Paris, 1979 / F. RIGOLOT, « Les
Langages de Rabelais », in Études
rabelaisiennes, t. X, Genève, 1972
/ M.A. SCREECH, Rabelaisien
Marriage, Amolck, Londres, 1958 ;
Rabelais, Duckworth, Londres, 1980 ;
Rabelais (Wege der Forschung, t.
CCLXXXIV), A. Buck éd., Darmstadt, 1973 / L. SPITZER, Die Wortbildung als stilistisches Mittel bei Rabelais, Halle, 1910
; « Le Prétendu Réalisme de Rabelais », in Modern Philology, vol.
XXXVII, no 2,
1939‑1940.
Corrélats
ÉRASME,
HIPPOCRATE DE COS, HUMANISME, RENAISSANCE, SCOLASTIQUE.