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PROGRÈS (IDÉE DE)
Une
théorie du progrès s'inscrit nécessairement dans une problématique et dans
une dialectique des mythes. Ceux-ci ressortissent à un animisme gravé dans des
figures, et que charrie le langage, donc l'image et le nombre. En tout mythe règne
la magie de la « re-présentation ». Le mythe est un miroir où le flux se
proclame devenir. Cependant, le récit caché de la folie obéit à une logique
du spéculaire et du contradictoire. Car le mythe organise en son sein un système
de compensation des images inquiétantes et rassurantes, où l'ambiguïté et
l'ambivalence des vocables recouvrent leur propre agressivité, leur
autovalorisation et leur système d'autodéfense. Le mythe est un voile ; il
masque son oscillation entre l'ennui et la peur par la prétention à
l'autonomie et au sens.
Empire
des figures eschatologiques de l'angoisse, le mythe du progrès est un Narcisse
: miroir, mais aussi théâtre. Ses idoles rechargent sans cesse ses concepts spéculaires.
Il est la re-présentation du devenir. Le mythe est cependant livré à l'ascèse
socratique, ce qui rend possible une parole cathartique à son égard, donc
corrosive, et capable de s'épurer elle-même de sa puissance fascinatrice. La
pensée imageante est circulaire et tautologique, le taon socratique du cogito
harcèle ce « cheval trop lourd » (Apologie de Socrate, 30 e).
Comme
tout mythe, celui du progrès est le jouet du jeu de forces qu'il engendre, mais
qui l'annulent en retour, dans le resurgissement perpétuel de la distanciation
philosophique. Le cogito est iconoclaste : c'est dire que le mythe s'observe
par-delà les figures spéculaires qui animent les savoirs modernes ; il est
donc, en sa corporéité psychique, une sorte de corps mental. C'est dire encore
que le mythe ne se montre qu'à l'anthropologie fondamentale. Un sens du mythe
s'inscrit, certes, à la surface du miroir, dans sa propre structure
narcissique; mais le mythe n'est intelligible qu'à une conscience
transcendante, capable de l'observer comme leurre. Lévi-Strauss essaie en vain
de se fondre dans ce qu'il montre : la musique du mythe, c'est-à-dire un système
d'équivalences internes et d'autogestion.
Pour
le philosophe, par contre, il s'agit de rendre visible le comportement abyssal
des corps cérébraux de la collectivité et de leur musique. On verra que ces
corporéités mythiques se livrent à une inlassable et vaine reconquête de
l'innocence sacrificielle à laquelle leur « objectivité » narcissique est
soumise dans l'Eden. C'est tenter de soumettre à une gestuelle les «
invariants » des structuralistes.
1
Progrès
et épistémologie dérélictionnelle
Le
mythe du progrès et l'avènement du concept
Avec
la Révolution de 1789, le concept débarqua dans l'histoire et y devint une
force politique. Mais le mythe du progrès n'a trouvé sa formulation politique
moderne, donc idéologique, qu'au XIXe siècle, par l'endogamie de la
machine et du concept, qui se mirent à parler ensemble. L'abstraction devint
une puissance mécanique; le progrès fut la parole scolastique de l'outil.
Au
reste, tout outil est fabriqué, comme la scolastique, à partir du concept : en
lui, l'essence précède, par définition, l'existence. Le langage du concept,
devenu moteur et matrice de la machine, prit en charge le destin mythique du
labeur dans une scolastique de l'essence mécanique du devenir.
Chez
les Anciens, le paradis se conjuguait au passé; mais le concept, devenu
eschatologique et désormais greffé sur la mécanique dans une mutation moderne
de la scolastique, fut condamné à métamorphoser l'Olympe et à rejeter l'âge
d'or vers le futur. Le mythe du progrès répond donc à une image mentale de
l'essence, celle d'un paradis futur des concepts incarnés. Ce paradis est une
essence conceptuelle précédant magiquement l'existence, un essentialisme laïc.
Il ne restait plus qu'à conférer la dignité de la pensée philosophique aux
concepts en marche pour que les dieux devinssent des corps mentaux agissants,
dont le progrès serait le Jupiter. Mais, en tant que corps en images, les corps
mentaux sont des dieux immanents, donc rebelles à la statuaire. Tout mythe
escamote son miroir ; la scolastique immanente au devenir est invisible. Mais
toute scolastique est une machine invisible à elle-même : celle du Moyen Âge
n'était qu'une autre machine invisible de l'esprit.
Ayant
ainsi organisé sa propre cécité, le progrès, en tant que corporéité cérébrale
de la scolastique de la machine, organise lui-même ses motivations mythiques,
ses objectifs mythiques, ses résultats mythiques, ainsi que la rencontre de ses
projections avec un singulier système de mesure, destiné à réengendrer, à
promouvoir et à vérifier en retour les prétendues motivations, objectifs et résultats
du mythe lui-même. La pensée magique est essentiellement constituée en un
système d'autovérification, où l'expérience est censée vérifier les présupposés
axiomatiques subrepticement introduits dans la place, en vue précisément de
rendre signifiantes les « vérifications » . Ainsi s'élabore un univers
tautologique clos sur son arène mentale et immanent à son propre amalgame :
capable, par conséquent, de se réenfanter et de se perpétuer dans un Eden
dont les pistes sont prédéterminées par les postulats mêmes du mythe.
Comme
figure, le mythe renvoie à Polyphème : non seulement parce qu'il n'a qu'un
oeil – le positivisme enregistrant sa propre structuration –, mais parce
qu'il ne peut que répondre « personne » à qui lui demande son nom. Toute
scolastique vérifie son « n'être-pas-là », son autoabsentification à la
manière de Polyphème. Le positivisme servait d'oeil unique au progrès, mais
Nietzsche, Kierkegaard et Heidegger sont des Ulysses qui le lui ont crevé.
On
pourrait soutenir que le Progrès illustre le dernier avatar, la chute dans
l'univers marchand, de la haute dialectique de l'Un et du multiple chez Parménide
« le pur ». Car le mythe diffracte inlassablement sa multiplicité marchande ;
il diffuse son oeil unique émietté dans l'infini des échanges. Ses principaux
champs d'expansion commerciale lui sont donnés d'avance par ses concepts,
anticipateurs puissants de son autoprolifération dans le crédit, sans qu'aucun
regard transcendantal, qui porterait sur la gestuelle même du mythe en son piétinement
et son harassement, puisse naître dans son sein. Le mythe se commercialise à
l'infini dans le commerce de sa figure, il se répond et s'annule dans l'équilibrage
des échanges ; il est lui-même une marchandise à crédit, un credo
fiduciaire.
Idée
d'une anthropologie fondamentale de la croyance
Le
mythe du progrès pose donc le problème du fonctionnement magique de l'esprit
humain, puisque l'eschatologie mythique qui le fait fonctionner comme une
croyance, donc comme un système animiste dont les personnages moteurs sont des
« idées », n'est ni conscient, ni observable au niveau du visible. Le sujet
collabore inconsciemment et aveuglément à sa promotion eschatologique dans le
mythe dont il est le servant. Certes, le sujet proclame qu'il appartient à
l'action collective organisée et consciente de forger un bonheur universel dont
la mesure sera quantifiable. Mais le mythe a déjà mis en place la seule définition
du bonheur qu'il est précisément capable de vérifier : un bonheur doté
d'existence « objective », et déclaré a priori susceptible de confirmation
expérimentale dans le cadre structuré par lui-même, donc par des machines conçues
expressément pour enregistrer de tels résultats. Il est évident qu'une pensée
qui ne se pense pas elle-même, qui ne se voit qu'à partir de ce qu'elle croit
être, n'en est pas une. La pensée qui se déclare « pensée » dans
l'enceinte fabuleuse du mythe de l'Eden n'est qu'une expérimentation magique de
la pensée édénique par ses propres soins ; une expression animiste de
l'anthropologie gérée par un Eden poursuivant naïvement ses propres fins par
ses propres moyens. Le mythe du progrès ne peut donc être étudié qu'à
partir d'une anthropologie plus fondamentale que celle qui confirme
immanquablement ses propres présupposés informulés, lesquels sont capables
seulement d'assurer le bon fonctionnement, donc le signifiant, des constats dûment
retenus par la pensée édénique.
Il
faut donc tenter une réflexion dont l'Eden du savoir serait l'objet, donc
l'innocence viscérale et obsessionnelle d'une raison encore enfermée dans une
anthropologie mythique. Car le mythe n'est que l'expression la plus moderne de
l'angélisme originel de la conscience, où la salutation rituelle et quasi
compulsionnelle au progrès joue le rôle purificateur des cultes et des
sacrifices anciens.
Ces
rites ressortissent, depuis le fond des âges, au lavage et au rinçage des
corps, des « mains sales » de Sartre, des mains criminelles de lady Macbeth.
Dans Le Sophiste, Socrate rangeait déjà ces sortes de purifications
dans l'art du bain. Lavage et rinçage idéologiques innocentent des sociétés
qui idéalisent compulsionnellement leur violence dans le quichottisme du
langage de la « conscience », langage auquel le mythe du progrès donne précisément
son moyen d'expression idéal, donc édénique. En ce sens, le mythe du progrès
est le gnosticisme apaisant des Modernes, l'instrument privilégié de leur
innocentisme, celui que seule peut démasquer une anthropologie « infernale »
du rite.
Anthropomorphisme
de la vérification
Plus
profondément encore, le mythe s'apparente aux divinités primitives des peuples
qui soutiennent, par exemple, que le soleil est Dieu, parce qu'il chauffe, éclaire
et revient fidèlement chaque matin. Ces peuples disposent, eux aussi, des
preuves qui confirment les présupposés de leurs esprits : ils disent que
chacun peut voir de ses yeux, et vérifier de lui-même que le soleil est
effectivement le maître du monde, puisque rien ne se ferait sans lui, puisque
son règne est évident et ressortit au sens commun universel. N'apporte-t-il
pas sa ration de lumière à tous? N'assure-t-il pas la santé et le bonheur aux
hommes et aux animaux? Nous avons rendu simplement signifiant le soleil à
partir des « lois » astronomiques ; la « légalité » est l'hypostase
parlante de la régularité. Notre dieu est désormais la constance : c'est à
elle que nous conférons le sens ; c'est elle que nous proclamons intelligible.
La notion de loi est évidemment anthropomorphique à partir de l'instant où
elle cesse d'être le simple constat chiffré de la régularité, donc de la
monotonie de l'univers, pour fournir une compréhensibilité quelconque.
Ainsi,
le mythe du progrès se vérifie à l'aide des instruments capables de
quantifier le bonheur ; il fonctionne donc, comme toutes les divinités, par la
vérification méthodique des présupposés mentaux qui le mettent en oeuvre et
qui le rendent probatoire, en ce sens qu'il enregistre effectivement ses propres
démonstrations à l'aide des moyens qui le constituent à cette fin.
On
comprend donc qu'il est impossible d'observer le mythe en tant que tel sans un
recul qui le rende spéculaire, et qui le révèle enfin réfléchi dans
l'esprit des croyants, ce qui suppose un approfondissement psychanalytique de la
notion d'image mentale. Mais l'anthropologie « scientifique » manque précisément
d'une psychologie du reflet au niveau où seule la notion d'idole peut fournir
le champ de contemplation du leurre. Pour voir l'idole et l'idolâtre, en leur
miroir mythique, il faut observer les corps mentaux en leur gestuelle de l'autovénération
; il faut s'ouvrir à la vision des corporéités psychiques prosternées devant
les dieux qu'elles sont à elles-mêmes.
Mais
cela ne suffit pas encore : aussi longtemps que la philosophie ne disposera pas
d'une anthropologie fondamentale capable de peser les rapports tantôt
masochistes, tantôt sadiques, toujours ambigus, de la raison naturelle avec les
idoles, donc avec le sujet réfléchi dans de la matière qui parle ; aussi
longtemps que la pulsion autosacrificielle de l'idolâtre et de sa violence en
quête d'innocence ne seront pas comprises au niveau des pseudo-purifications
angéliques de la pensée dans le mythe, celui d'une raison à la fois animale
et édénique, la métaphysique ne sera pas visionnaire de la liturgie et du
sacerdoce propres aux sociétés de consommation. Autant dire que l'avenir de la
métaphysique s'inscrit dans l'analytique de l'oubli de la finitude, dont
Heidegger a fait, dès 1934, l'unique objectif d'une ontologie fondamentale de
l'« innocence » , de la banalité quotidienne. Cette ontologie sera
transcendante aux « visions du monde » (Weltanschauungen),
dans lesquelles demeure enfermé le savoir scientifique superficiel.
C'est
pourquoi il importe d'observer l'articulation du mythe sur le fonctionnement
idolâtre de la raison naturelle, afin d'analyser son ambiguïté, son
oscillation entre l'angoisse et l'ennui, au niveau du temporel et du visible,
afin d'imposer progressivement les questions les plus profondes.
Le
moteur mental le plus spectaculaire du mythe sera la notion séraphique de
liberté, à la fois objet et récompense édénique de la quête. La liberté
jouera, dans le mythe innocent, le rôle de la promesse eschatologique
temporelle propre à toutes les religions primitives.
Cependant,
la promesse mythique est susceptible de « vérification » , donc de
consommation immédiate et saturante. Portée par l'ubiquité de sa parole, dont
le mythe est le diffuseur universel, la liberté, récompense et purification,
viendra couronner un labeur collectif acharné : car le mythe du progrès et l'eschatologisme
inhérent à un labeur mondial bienheureux ont scellé alliance en vue de
l'incarnation idéologique de la parole mythique, dont le travail est le
messager spirituel. Le travail accumule une sorte de matière eschatologique
dans l'Eden qu'engendre le progrès. En ce sens, le mythe du progrès est
l'expression de la pensée pharaonique et théocratique des Modernes ; il
accouche, à plus ou moins brève échéance, d'une structure essentiellement étatique
de l'asservissement des hommes au temps.
La
notion de loisir vient ensuite se greffer sur la liberté que dispense le
travail serf. Cette notion de loisir ne doit pas faire illusion : elle masque le
caractère césarien de la liberté engendrée sous forme de parole mythique.
Les loisirs ne seront que des interruptions planifiées du labeur, des systèmes
astucieux de récupération de la fatigue, donc des moyens d'utilisation
efficaces et nécessaires des outils de la production dans l'empire de la
production. Sur les autels du mythe du progrès, on sacrifie joyeusement,
dirait-on, aux dieux du travail et de la liberté ; mais la sueur joue, en
profondeur, le rôle du sang dans les rites sacrificiels plus primitifs.
La
force du mythe provient, comme en toute théocratie, du labeur collectif, de ce
que les valeurs purifiantes y sont en marche au coeur d'un processus douloureux,
celui même de l'accouchement de la matière par elle-même, de sorte que la délivrance
assurée par la quantification du bonheur emprunte les mécanismes de la mise en
servage des masses par leur propre nombre et leurs propres instruments, et des
élites par les impératifs des masses.
Cependant,
les valeurs de salut fournies par l'autoparturition du système sont censées
transcendantes aux biens qui incarnent pourtant les valeurs du mythe. Ces biens
jouent donc le rôle de preuves tangibles des valeurs. Ainsi, les biens
deviennent les démonstrateurs mythiques des valeurs. Puisque ce sont des objets
qui manifestent clairement la liberté dont ils sont les irréfutables représentants,
le mythe est l'expression la plus évidente du totémisme eschatologique des
Modernes.
Les
biens de consommation courante jouent le même rôle, dans la théocratie
pharaonique de la production de masse, que les preuves tangibles de la grâce
dans un certain protestantisme américain analysé par Max Weber, où la réussite
économique du sujet lui démontrait la bienveillance particulière de Dieu à
son égard, et le consacrait comme un juste, un Abel dans l'Eden. Cependant
l'accumulation des biens de consommation ayant ruiné le mythe protestant de l'épargne
en tant qu'instrument du salut, la liberté devra se consommer par la dévoration
de ses propres signes, les biens périssables, mais toujours renouvelables.
Contrairement à un certain jansénisme financier du protestantisme, qui se
place précisément à l'origine des sociétés industrielles et du mythe du
progrès – on stockait abusivement dans les coffres-forts les preuves de la grâce
– , l'idéologie exige donc désormais une dévoration insatiable des
richesses, et même un gaspillage effréné, puisque les valeurs du mythe
doivent être consommées pour que s'accomplisse la promesse.
C'est
que la liberté épuise obsessionnellement les preuves sadomasochistes qu'elle
se donne compulsionnellement de sa propre réalité spirituelle. La consommation
obsessionnelle prend la place de l'épargne sadomasochiste, et devient angélique,
comme l'épargne autrefois : la consommation est la nouvelle eau de purification
des justes.
Ainsi,
dans sa structure haruspicienne fondamentale, le mythe du progrès renvoie à
une problématique de la justification idéologique, où se retrouvent toutes
les questions pseudo-théologiques, onto-théologiques, comme dit Heidegger,
auxquelles donne lieu la dialectique de la rencontre lustrale avec le Verbe ;
mais, comme l'appel aux faux dieux est, en l'occurrence, idéologique, donc idolâtre
de Idea, la dialectique de la liberté est celle qu'engendre la démiurgie
interne du mythe pharaonique du salut économique, générateur seulement et
inlassablement de sa propre figure spéculaire.
Ainsi,
l'objectif poursuivi, la liberté, s'évanouit sans cesse devant ses
poursuivants, du seul fait que cet objectif-là n'est, par définition, que
l'image réfléchie du sujet hypostasié dans l'eschatologie de la consommation.
On dirait que la dialectique du dieu Liberté s'inscrit tellement dans sa fuite
et son évanouissement, comme s'il disparaissait dans l'odeur de l'encens que le
mythe fait monter de l'autel où il s'engendre lui-même, que certains
sociologues du dieu ont élaboré une onto-théologie pseudo-négative du mythe,
où son échec est censé ressortir à son mauvais emploi ou à l'anarchie de
son expansion. Mais l'incapacité de la rencontre avec le dieu Liberté est
celle qui s'inscrit en toute quête secrètement narcissique de l'absolu. Le
sujet s'étonne alors de ne pas trouver autre chose, dans son miroir mental, que
sa propre figure, celle du mythe lui-même. Comme le mythe est idée, et comme
l'idée est abstraite, donc retirée (abstracta) sur son socle, elle
frappe d'absence cela même qu'elle prétend désigner par le langage mythique :
la liberté. Le mythe engendre sa propre rencontre avec son creux :
l'abstraction qui le fonde.
Ainsi,
né de la nécessité antique à laquelle, depuis Eschyle, l'homme s'efforce d'échapper,
sur le mode prométhéen et faustien, le mythe du progrès est le Sisyphe idéologique
de son propre narcissisme. L’Idea idéologique est spéculaire du seul fait
qu'elle est une abstraction censée agissante, donc une absence où les
fantasmes du sujet se projettent.
A
l'instar de toute dialectique inconsciemment narcissique, le mythe renvoie à
l'animisme inscrit dans le langage humain. Une anthropologie des métamorphoses
du revêtement sonore du destin et de la signification magique des vocables dans
l'Eden des objets parlants permettrait de scruter la gestuelle mythique du sujet
au niveau des présupposés propres aux systèmes fondamentaux de la représentation
idolâtre dans les anthropologies idéologiques. Mais le mythe ne sera examiné
ici que dans l'ordre des ambiguïtés où le prend son propre réseau temporel
et où il organise une cécité observable au niveau de son organisation
socio-politique.
3 L'expansion spéculaire et la mort
Le
champ d'urbanisation du mythe et sa diffraction
par l'image
Le
progrès s'exprime par ses propres organes, dont il dispose souverainement. Il
se diffuse et se répand par les moyens les plus modernes de fabrication de
l'information. Il est à lui-même son système de sollicitation mythique des
savoirs et des consommations. La première extension de son champ est celle que
lui confère l'urbanisation. Celle-ci lui fournit le réseau et, du même coup,
l'espace planétaire indispensable à sa perpétuation. L'expansion industrielle
sera le fer de lance du mythe. Puisque la quantité des biens produits et
distribués sert d'instrument de mesure des valeurs engendrées, le mythe
appellera « rationnelle » et « objective » la voie accumulative qui répond
à son éthique. L'industrialisation s'opérera scientifiquement par la
transformation technologique, donc systématique de la nature. La diffraction du
mythe sera nécessairement publicitaire, puisque l'image mentale est le
fondement des mythes : le progrès diffuse sa propre figure multipliée en
images coercitives de la consommation. La publicité angélique des biens leur
confère leurs figures eschatologiques, celles qui sont exigées des choses
fabriquées en tant que symboles permanents de la liberté et du bonheur. Les
choses ont besoin de bien remplir leur fonction dans la religion du bonheur,
afin que l'industrialisation puisse se poursuivre dans le cadre du système des
valeurs indispensables au mythe de l'Éden. On ne consommera jamais de véritables
articles d'alimentation, mais des symboles : prairies en fleurs, croisières en
image, plages ensoleillées, visages radieux.
Le
mythe comme drogue et la mutation du meurtre
Le
mythe a besoin, pour fonctionner conformément à ses propres impératifs, d'une
institutionnalisation tacite du chômage et d'une reconversion perpétuelle des
travailleurs : ceux-ci devront se trouver disponibles en tous lieux et en tous
temps selon les exigences propres à l'Eden du labeur universel, afin que
celui-ci puisse conserver sa cohérence éthique.
Le
mythe sécrète donc lui-même l'anonymat et la solitude qu'il combat frénétiquement
par l'image euphorisante. Mais l'optimisme qu'il dispense est une drogue qui ne
fait pas oublier l'acharnement de la compétition, la disparité des conditions
réelles et la pauvreté. Il en résulte une fuite dans la drogue de type
pharmaceutique. La drogue mentale qu'est le mythe lui-même engendre des
candidats à l'Eden par le relais d'une marchandise « stupéfiante » faisant
fonction de médicament, ce qui demeure conforme au système de consommation du
bonheur où, toujours, c'est la marchandise qui est source de l'éthique.
Drogue
impérieuse, unique, tentaculaire, le mythe forge des classes sociales nouvelles
issues de la consommation imageante des biens. Un prolétariat enfanté par le
songe germe dans le sein du mythe de la richesse ; il groupe ceux qui se sentent
frustrés des images et des figures par lesquelles la drogue exerce son règne
sur eux.
Au
plus profond, la drogue qu'est le mythe organise le meurtre édénique. Dans le
paradis riant des corps et des esprits, l'utilisation courante des produits
pharmaceutiques, exigée par la production massive de la marchandise médicamenteuse
(qui doit être dévorée, comme tout autre bien), entraîne une consommation si
fabuleuse qu'elle engloutit bientôt une part considérable des ressources de l'État.
Les gouvernements, instruments d'exécution du mythe, se mettent alors à
organiser discrètement, mais systématiquement, le meurtre par privation de
soins, au-delà d'un certain prix des traitements. La théologie thomiste
connaissait ce type de meurtre par abstention, dans le cas exceptionnel où le
praticien laissait périr la mère et l'enfant plutôt que de sauver au moins la
mère par le meurtre du foetus. Il devient dangereux de se faire transporter
dans les hôpitaux publics de l'Eden, passé un certain âge, pour peu que la
maladie exige des soins trop prolongés et des médicaments trop coûteux.
L'euthanasie par abstention constitue évidemment la forme la plus angélique du
meurtre, que seul pouvait engendrer le mythe du progrès en tant que drogue
euphorisante. La forme fondamentale d'élimination des vieillards en surnombre
et des malades graves sera celle qui répondra à la mutation profonde du
vocabulaire de la mise à mort, engendrée par le mythe du progrès. L'exécution
des malades coûteux s'inscrira dans l'édulcoration systématique du discours
édénique de l'État : les « choix sociologiques » requerront un vocabulaire
pudique, celui des « choix budgétaires » et de leurs impératifs.
Ainsi,
la condition humaine, vouée à ne connaître jamais que le moindre mal, le «
cas de force majeure » ou la « nature des choses », resurgit au coeur de la réalité
mythique, puisque l'hygiène de l’Éden conduit à des périls comparables à
ceux dont souffrent les peuples sous-développés, où le meurtre par privation
de soins emprunte encore un vocabulaire d'une innocence moins discrète.
4
Les
superstructures politiques; le mythe éducateur; le totémisme de la raison et
l'inceste culturel
Le
mythe du progrès domine aujourd'hui tous les systèmes politiques, puisque ses
axiomes alimentent le fond théorique nécessaire au conditionnement universel,
dès l'enfance, de tous les citoyens du monde, aussi bien chez les peuples
sous-développés que dans l'expansion capitaliste libérale ou socialiste. Le
président des États-Unis proclamait, en 1971, qu'avant dix ans la compétition
économique entre les États aurait supplanté les conflits armés d'autrefois.
C'est sur son ubiquité que le mythe peut fonder la dialectique de la généralisation
planétaire de sa critériologie, donc de la valorisation mondiale de son
action. Toute science politique moderne paraît assujettie d'avance au Bien, prédéfini
comme étant le progrès économique.
Mais
il était inévitable que le mythe du progrès devînt l'instrument même des États
et le principe de leur forme. Dès le XIXe siècle, il était apparu,
en effet, que les systèmes économiques, politiques et sociaux expriment
l'adaptation des hommes au type d'outillage dont ils disposent. L'invention et
la fabrication des moyens techniques obéissent donc à une évolution qui leur
est propre : les outillages doivent être considérés comme les moteurs
naturels des civilisations qu'ils plient à leurs lois. Une seule et même
philosophie de l'éducation par le mythe doit donc dominer toutes les théories
de l'État et du pouvoir. L'expression même de la pensée, en tant que système
d'adaptation inconscient des penseurs aux postulats du mythe, doit obéir à une
limitation inconsciente de leur champ mental, donc à une restriction et à une
autocensure de l'analyse des présupposés mêmes du mythe.
Il
convient donc d'évoquer rapidement le système universel d'enseignement qui répondra
aux exigences du mythe ; puis les diverses structures des castes dirigeantes et
des États adaptés au mythe ; et enfin, par une brève analyse des méthodes de
la réflexion qu'autorise le mythe, on retrouvera le problème anthropologique
fondamental que pose à la philosophie le conditionnement mythique de l'esprit.
Puisqu'il
s'agit, dans un système urbanisé et industrialisé, d'organiser
rationnellement la quantification du bonheur, de la liberté et des biens, les
mots de rationalité, de logique, d'objectivité, de science, de bien commun,
etc., seront subtilement consacrés comme « valeurs sûres » de l'éducation
et de l'enseignement ; donc comme valeurs capables de sélectionner des sujets
qui assureront en retour la conservation, la législation et
l'institutionnalisation des axiomes du mythe.
Turgot
fut l'un des premiers théoriciens de l'éducation nationale. Comme dit
Tocqueville , il voulait « une certaine instruction publique donnée par l'État,
d'après certains procédés et dans un certain esprit. La confiance qu'il
montre en cette sorte de médication intellectuelle, ou, comme le dit un de ses
contemporains, dans le mécanisme d'une éducation conforme aux principes, est
sans bornes » (L'Ancien Régime et
la Révolution).
Turgot lui-même écrivait au roi : « J'ose vous répondre, Sire, que dans
dix ans votre nation ne sera plus reconnaissable et que, par les lumières, les
bonnes moeurs, par le zèle éclairé pour votre service et pour celui de la
patrie, elle sera infiniment au-dessus de tous les autres peuples. Les enfants
qui ont maintenant dix ans se trouveront alors des hommes préparés pour l'État,
affectionnés à leur pays, soumis, non par crainte mais par raison, à
l'autorité, secourables envers leurs concitoyens, accoutumés à reconnaître
et à respecter la justice. »
On
voit que c'est bien le mythe du progrès qui a donné son système d'éducation
à l'État moderne. Deux siècles plus tard, il en est résulté une sorte
d'inceste narcissique entre le mythe et l'État éducateur. Car l'État en vient
à s'identifier en retour au mythe éducatif qui l'a engendré ; et il devient
à lui-même son propre interlocuteur. Se considérant dans le miroir de l'éducation
mythique de la nation, dont il représente la figure, l'État inaugure un
commerce entre le mythe et son instrument, c'est-à-dire lui-même. L'État ne
peut alors que se désirer narcissiquement; mais il est aussi le Tantale de sa
propre image, celle de la « médication intellectuelle », dont il rêve sans
fin comme du moyen de son autoprolifération dans l'enceinte eschatologique que
le mythe lui fournit.
La
mise en place du système spéculaire appelé « éducation » sera donc une
sorte de mise sur orbite étatique des présupposés narcissiques du progrès, déclaré
désormais national dans le miroir de l'État et fondé sur l'inceste du langage
magique du mythe avec sa propre figure. Narcisse a engendré Tantale; la progéniture
incestueuse de l'État et du mythe sera éduquée narcissiquement, en ce sens
que l'enfant sera systématiquement initié aux abstractions parlantes qui
animent le mythe spéculaire du progrès. Ainsi l'État deviendra la machine
suprême du mythe du progrès, le personnage en lequel s'incarne l'eschatologie.
Les
abstractions que maniera la culture seront consommatrices d'elles-mêmes. Elles
seront « scientifiquement » substituées à tout contact direct entre l'enfant
et les réalités concrètes. C'est ce que G. Balandier appelle le décalage
entre la pratique et l'image officielle des sociétés. L'enfant entrera très
vite, dès l'âge de sept ou huit ans, dans sa corporéité mentale de type édénique.
C'est dire qu'il se consacrera corps et âme, dès l'âge dit de raison, à
fortifier l'image euphorisante de lui-même que le mythe lui tend, dûment
valorisée et fortifiée par les organes de l'État qui la réfléchissent. Il
pratiquera l'inceste avec son propre cerveau par la consommation culturelle
narcissique, puisque le mythe lui fournira inlassablement la culture sous forme
de produit spéculaire. Le mythe est, par nature, un narcissisme de la pensée :
la culture pratiquera l'inceste à distance avec sa propre figure inaccessible,
tantalesque, du seul fait que le mythe est la drogue du moi spéculaire.
On
comprend donc pourquoi l'inceste du mythe culturel du progrès avec sa propre
image narcissique, dont l'éducation nationale est l'instrument et l'État le
support matériel, est partout fondamentalement le même, tant dans le
capitalisme libéral ou fasciste que dans les socialismes, dont ni les
turbulences ni même les schismes n'ont jamais mis en cause le mythe du progrès.
Certes,
la consommation édénique de l'image eschatologique du moi innocent, sous forme
de production culturelle ritualisée et purifiante, est plus spectaculaire en
U.R.S.S. qu'en Occident, puisque l'idole du paradis est ouvertement inscrite au
programme de l'enseignement étatique du Parti, comme finalité avouée du système
économique et comme valeur immanente à la structure finaliste de la théorie
marxiste de l'histoire. Mais. si la culture édénique et mythique s'insinue
dans l'éducation de manière plus diffuse aux États-Unis et en Europe qu'en
U.R.S.S. et si l'endoctrinement intensif par lequel le mythe narcissique fait
valoir sa figure paraît moins spectaculairement tantalesque en Europe, c'est
seulement parce que l'enseignement ne peut encore y prendre appui ni sur une
caste d'État entièrement forgée par le pouvoir étatique du mythe, ni sur un
corps enseignant armé officiellement par l'État d'une philosophie du processus
historique immanent à l'eschatologie idéologique.
Les
structures politiques adéquates à l'expression du mythe du progrès seront de
deux sortes et reposeront sur deux types de civilisation, selon que les masses
exerceront sur elles-mêmes une dictature larvée et diffuse sans qu'elles y
aient été violemment contraintes par l'État ; ou selon qu'une oligarchie très
voyante, sécrétée par les organes mêmes du mythe, se sera déjà séparée
des masses pour organiser délibérément son pouvoir solitaire et exclusif sur
le nombre, dès lors manipulé par les organes étatisés et durcis du mythe.
Le
premier modèle de pouvoir du mythe repose sur les castes dirigeantes de type
anglo-saxon, marquées par l'innocentisme et l'édénisme protestants ; le
second semble résulter de la brusque mutation de la structure de l'État dans
les pays latins et dans l'univers slave à partir du XIXe siècle, en
fonction, précisément, du mythe du progrès issu de la Révolution française.
Pour
prendre la mesure du champ politique désormais mondial du mythe, il faut donc
procéder à un regroupement théorique portant sur les types d'oligarchies au
pouvoir, en assimilant les États occidentaux capitalistes aux États
socialistes sur le chapitre de leur organisation de plus en plus administrative
de la puissance, puisque, par-delà leurs systèmes économiques différents,
ces États se caractérisent par une sécrétion d'oligarchies nouvelles,
d'allure technocratique et cléricale, armées d'un pouvoir immense, et témoignant
déjà d'un retranchement de mandarins dans un orgueil de sérail.
Ni
l'athéisme marxiste ni le catholicisme latin n'engendrent la méfiance viscérale
à l'égard du césarisme de l'État qui s'inscrit dans le génie protestant, en
raison précisément de son origine antiromaine et antiscolastique. C'est
pourquoi l'océan Atlantique semble de plus en plus marquer la ligne de séparation
fondamentale des esprits politiques entre les civilisations vouées aux exploits
des idées nées du logos et celles, plus
praticiennes, qui se méfient du concept. Mais, par là même, le cléricalisme
de l'abstraction est plus diffus et caché dans l'univers anglo-saxon, parce
qu'on se méfie d'autant plus de l'État qu'on se méfie moins du césarisme
latent de la conscience collective.
C'est
ainsi que des options religieuses inconscientes prédéterminent, au plus
profond, les figures du mythe du progrès : l'une agressivement cléricale,
à destin hégélien, l'autre immanente à la bonne conscience commerçante.
La
théorie lacanienne du moi et du miroir a fait franchir à la psychanalyse
philosophique un pas de géant vers une future ontologie fondamentale de la
finitude, inaugurée par Heidegger. Certes, la psychanalyse lacanienne ne semble
pas encore en mesure d'observer les présupposés de la rationalité causaliste
ou structuraliste, ni la gestuelle des figures animistes qui peuplent les
savoirs scientifiques. Mais elle a d'ores et déjà transformé la psychanalyse
freudienne et son mécanisme, hérités du XIXe siècle, en une maïeutique.
Le mot « âme » a fait étrangement retour dans la science de l'être
symbolique chez Lacan. Les répercussions encore limitées d'une telle mutation
du champ psychologique seront immenses dans l'ordre d'un retour au non-savoir
socratique. Une résurrection de l'ironie philosophique est en vue, du seul fait
qu'une psychanalyse de l'image renvoie déjà à une psychanalyse de l'idole :
« image » se dit eidôlon en grec.
Du
seul fait que la pensée lacanienne est déjà, en puissance, une psychanalyse
de la logique, de l'objectivité et de la rationalité classiques, ainsi que du
type d'intelligibilité qu'elles élaboraient, elle laisse sur place toutes
sciences dites humaines. À celles-ci le mythe du progrès refuse souvent
l'examen critique des présupposés de leurs Weltanschauungen
inconscientes. Dire d'une science qu'elle est humaine et prétendre, en même
temps, qu'il existerait une rationalité intelligibilisatrice en soi (Lévi-Strauss),
ou une sorte d'objectivité finaliste des structures économiques (Althusser),
c'est faire des sciences humaines les ancillae inconscientes du mythe du progrès. Souvent les « sciences
humaines » se contentent d'exprimer la volonté du mythe dont elles constituent
les tentacules dialectiques ou les conditions structurales.
Le
mythe du progrès est le Zeus de l'Olympe moderne. Cependant, si l'homme est un
être artificiel par nature, donc une nature artificieuse, à laquelle les dieux
servent de courroies de transmission et de moyens d'action magiques sur les régularités
muettes de la matière ; si l'homme agit relayé par sa propre figure parlante,
quelle ascèse mentale le délivrera jamais de son ambiguïté anthropologique
fondamentale, celle qui le livre d'avance à sa propre image, mais lui laisse
cependant, quelquefois, apercevoir son narcissisme abyssal ? « Si le projet de
donner à la métaphysique son fondement exige que l'on fasse ressortir
l'essence la plus intime de la finitude, cette élaboration porte elle-même nécessairement,
et dès le principe, un caractère toujours fini ; elle ne peut jamais devenir
absolue. Mais la seule conséquence qui en découle est la suivante : le
sentiment chaque fois renouvelé de la finitude ne peut pas conduire à jouer
successivement les points de vue adverses, à les concilier par des médiations
habiles, pour réussir finalement à atteindre encore une connaissance absolue
de la finitude, « vraie en soi » et rattrapée comme à cache-cache. Ce qu'il
nous reste plutôt, c'est à élaborer la problématique de la finitude comme
telle » (Heidegger, « Kant et le problème de la métaphysique » , in Qu'est-ce
que la métaphysique?).
Cette
problématique de la finitude s'inscrit dans l'observation de la manière dont
l'homme se ritualise en célébrant sa propre image mythique, l'offrant
inlassablement en pseudo-sacrifice sur les autels de sa « pensée », par un
sadomasochisme obscur, où il fait trafic de sa figure avec l'Olympe et se récupère
édénique. Ainsi les sciences sont les devins qui consolident les cités des
figures.
Il
va sans dire qu'une lucidité portant sur la finitude retirerait à la notion de
progrès son impact mythique, sans que l'efficacité pratique des machines en fût
diminuée – au contraire, puisque le chaos qu'engendre la marche titubante et
turbulente des machines serait dompté par d'autres moyens qu'une apparence de
planification.
Toute
pensée véritable « pense » le César dont elle veut triompher. Si c'est le
mythe de l'Eden qui est le César de la modernité et sa figure innocente, peut-être
est-ce donc par une réflexion sur le meurtre angélique et sur le sang que la
philosophie pourrait ouvrir la voie à une restauration de la finitude et à une
anthropologie des idoles. Peut-être pourrait-on même imaginer qu'un certain
sang ne partirait pas au lavage ni au rinçage du progrès.
Mais,
pour accéder à l'examen d'une finitude en tant que meurtrière, il faudrait
que la métaphysique, reprenant le problème de la cause, de Platon à
Heidegger, en passant par Hume et Kant, consentît à accepter une épistémologie
dérélictionnelle sans laquelle il serait vain de rêver d'une « problématique
fondamentale de la finitude » (Heidegger). C'est une question d'intellektuale
Gewissen, de « conscience intellectuelle », comme dit Nietzsche.
Certes,
personne ne croit plus que l'esprit posséderait en lui un intelligibilisateur
inné, ni que la matière recèlerait en elle-même une substance ayant nom «
intelligibilité ». Mais qui retirera à l'homme la chaise césarienne des
causes sur laquelle les millénaires l'ont assis ? – La « cause » parle de
son « effet » ! – La véritable déréliction épistémologique passerait
par la découverte de l'inintelligibilité radicale de toute succession d'événements
dès lors qu'il n'y a pas de compréhensibilité non spéculaire du passage de
la « cause » à l'« effet ». À partir de là s'élaborerait une
anthropologie portant sur « ce qui parle en réalité » dans la mise sur pied
des « causes » et des « effets ». Qui est ce César-là? De la foudre de
cette question naîtrait la « déréliction » (Geworfenheit)
de la réalité humaine dont parle Heidegger.
Alors,
un regard sur la violence de la finitude -celle qui arbore le masque de l'angélisme
de la raison naturelle dans l'Eden – éclairerait quelque peu l'origine du
meurtre « innocent », et la philosophie parlerait aux hommes de leurs mythes
et de leur sang.
M. de D.
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PROSPECTIVE ET FUTUROLOGIE, PSYCHANALYSE, RELIGION, RÉVOLUTION (IDÉE DE),
RITES, SCIENCES, TECHNIQUE (SOCIÉTÉ), TRAVAIL, UTOPIE.