On le savait depuis
son Rabelais par lui-même (Seuil), Manuel de Diéguez ne s'intéresse à un
écrivain que s'il peut poser, à son propos, des questions essentielles. Il se
moque des idées reçues, il n'aime pas les anecdotes, il ne cherche pas dans les
corbeilles à papier des grands hommes ces petites révélations qui font les
délices de bien des historiens, mais qui les détournent de s'interroger sur le
vrai secret, celui de la création.
Abordant
aujourd'hui Chateaubriand, Manuel de Diéguez qui, s'il laissait pousser et
boucler ses cheveux, pourrait fort bien évoquer l'illustre vicomte, ne
s'attarde pas à décrire le mal du siècle, mais traite le problème, pour nous
très actuel, de l'essence de la poésie et de «l'engagement» du poète dans
l'histoire. Cela, le titre de son livre l'indique clairement : Chateaubriand
ou le poète face à l'histoire (Plon).
Mais la poésie,
qu'a-t-elle à faire avec l'histoire? Et si l'on admet une réponse positive,
pourquoi avoir choisi Chateaubriand pour illustrer ce thème? À ces questions,
Manuel de Diéguez répond d'une voix claire.
- Comment le
poète, aujourd'hui, peut-il donner un sens au monde? Voilà ma première
question, la raison secrète de ce livre. Pendant longtemps, il n'y eut pas de
problème. Le poète épique était à l'aise dans l'histoire. Le fatum, Dieu
expliquaient les événements et les voies de Dieu sont impénétrables. Le poète
enregistrait et n'avait qu'à se laisser porter par sa parole et aussi par la
légende comme Virgile ou par la théologie comme Bossuet. L'histoire avait un
sens, un sens que le poète contribuait à mettre en évidence? Or, Chateaubriand
est arrivé au moment où l'on ne savait plus quel était le sens de l'histoire.
Avec la Révolution, tout est remis en question. Et ce sur quoi bute
Chateaubriand qui a une vocation de poète épique, à un moment justement
important de l'histoire, c'est sur l'assassinat. Le poète ne peut pas chanter
la guillotine - alors que Bossuet célébrait allégrement les batailles, ces
carnages qui exprimaient d'une certaine manière la volonté de Dieu - pas plus
qu'il ne pourra chanter les exploits de Napoléon, ce nouvel Alexandre, à cause
des massacres de Jaffa. Et cela non en vertu d'un principe moral, mais pour des
raisons qui, je crois, touchent à l'essence même de la poésie. C'est pourquoi
Chateaubriand a tenté, avec son idée de Christ républicain, une grande synthèse
du christianisme et de la religion de l'humanité. Malheureusement,
Chateaubriand politicien, et au nom de l'idéal républicain, a accepté le
meurtre, finalement.
- Pourquoi
accordez-vous une telle importance à cette idée du meurtre?
- Parce que le
poète, lorsqu'il descend dans l'histoire, ne peut pas ne pas rencontrer le
meurtre, ne pas s'insurger contre lui. Mais revenons à Chateaubriand. Ce qui
est caractéristique chez lui, c'est son goût de la mort, plus exactement sa
hantise du funèbre, la fascination qu'il éprouve devant les tombeaux. Ne lui
a-t-il pas fallu comparer les montagnes à des tombeaux pour les aimer? Or ce
thème de la descente au tombeau, ne rappelle-t-il pas le mythe d'Orphée? La
descente du poète à l'Hadès et sa remontée à la lumière, n'est-ce pas la
démarche même des dieux? Il y a là, dans cette transfiguration, dans cette
résurrection, une donnée fondamentale de la poésie. Orphée remonte avec
Eurydice, mais il ne faut pas qu'il se retourne sur elle. Il ne doit pas se
retourner sur l'Eurydice de chair.
«Il se retourne
quand même, car il est homme, et de chair, mais la véritable métamorphose,
celle qui rendra Eurydice immortelle, n'intervient qu'après la mort de
celle-ci, par la musique et par le chant, par la transfiguration de la chair en
esprit. Le poète doit donc accepter de laisser Eurydice aux enfers pour la
chanter. Si Pétrarque s'était retourné sur Laure, c'est-à-dire l'avait
possédée, il l'aurait perdue, il n'aurait pas pu la chanter.»
- Mais quelle était
l'Eurydice de Chateaubriand?
- L'histoire
elle-même, comme pour Michelet. Chateaubriand ne peut pas ressusciter
l'histoire en tant que libératrice, parce qu'elle est meurtrière. Elle est une
Eurydice qu'il ne peut pas transfigurer par la poésie. On ne peut pas chanter
comme le triomphe de la vie quelque chose qui tue. Chateaubriand l'a tenté, et
il a échoué, et il a payé cet échec par une vieillesse désespérée.
- Sur ce point,
vous comparez Chateaubriand à Saint John Perse, n'est-ce pas?
- Saint John
Perse est un grand poète épique, mais, bien qu'il fût mêlé aux affaires d'État comme
Chateaubriand, l'histoire, chez lui, est transfigurée. Il ne s'attache pas à
l'événement. Si l'on rencontre chez lui tous les thèmes de la descente aux
enfers, lorsqu'il remonte, lorsque le chant se déploie, c'est une véritable
résurrection. Il ne se retourne pas sur l'histoire selon la chair, il marche
devant elle, alors que Chateaubriand, lui, était inconsolable de n'avoir pu la
ressusciter.
Voilà une
interprétation très riche qui, sans doute, suscitera bien des critiques, mais
qui mérite qu'on s'y arrête.
Claude
BONNEFOY
Manuel de Diéguez. Oeuvres principales
La Barbarie commence seulement, De l'absurde, Le paradis, Dieu est-il Américain ?
Rabelais par lui-même, L'Écrivain et son langage.