«Les Bagages de sable» d'Anna Langfus
Le
comble, c'est que le tortionnaire nous mette en question, qu'il nous conteste,
nous accuse, nous accule à nous justifier devant lui, et finalement triomphe en
donnant mauvaise conscience à toute notre civilisation d'«humanistes
distingués».
Écoutez plutôt : «Un
peu de tenue, Monsieur le Professeur, dit Linke, un des héros, un des soudards
de L.N. Kemski. Écoutez-moi : vous enseignez la philosophie?
Aujourd'hui, vous avez la chance d'augmenter la somme de vos connaissances déjà
si étendues, si riches, si catégoriques, par une expérience personnelle dont
vous devriez nous remercier. Je vous propose une sorte de pari loyal. Vous
allez nous apprendre la dignité et le respect, Monsieur le Professeur. Vous
allez nous montrer que votre arrogance d'intellectuel nanti, suralimenté, repu,
toujours du bon côté de la barricade, ne dissimule aucune facilité, aucune
jeanfoutrerie comédienne, baveuse, rampante. Nous, gardes d'assaut, ne
demandons qu'à constater que, chez vous et vos pareils, l'intelligence et la
raison disciplinent les viscères. Naturellement, chacun combattra avec ses
armes : vous, votre intelligence, votre logique, votre esprit de civilisé; moi,
le nerf de boeuf, arme de brute, d'analphabète, de primitif.»
Et voilà toute la
psychologie de la torture : prouver que l'esprit est une usurpation, un abus de
confiance, une escroquerie.
Les Longs
Couteaux de
Lorrain-Noël Kemski retrace l'aventure des S.A. (Sections d'assaut) de Roehm,
qu'Hitler liquida dans la nuit du 30 juin 1934, dite «nuit des longs couteaux».
Un destin usurpé
Qu'on imagine une
bande de pillards, de soudards et d'ivrognes lâchés la bride sur le cou en
pleine société civilisée. Ils proclament qu'ils sont le destin de leur patrie
parce qu'ils n'ont pas de destin. Mais ils prouvent quelque chose de terrible à
un professeur de philosophie à l'«arrogance diplômée», qui avoue sous la
torture.
«Vous avez eu
tort, Monsieur le Professeur, dit Linke. Vous présumiez de vos forces. Il ne
suffit pas de se mettre du côté des nègres et des bossus pour être un type
formidable. Vous n'êtes pas de ceux qui acceptent de payer le prix. Vous
marchiez sur le ventre, vous continuez.»
Eh oui, il faut le
reconnaître, à la pléthore de la canaille répond la pléthore des «intellectuels
distingués». Les «valeurs supérieures» recrutent «à pleines panerées»,
comme disait Rabelais. Et cela, les S.A., ou la Milice, ou la N.K.V.D., ou
n'importe quelle «police spéciale» du monde le prouvera toujours, car il y aura
toujours, hélas! des Linke.
Un tourbillon de bêtise
Mais voilà que j'oublie
de vous parler de Lorrain-Noël Kemksi, Français comme vous et moi, et qui a
choisi un drôle de pseudonyme. Rassurez-vous, il est né en 1933 ; et s'il vous
parle des S.A. à vous faire jurer qu'il y était, c'est qu'il a beaucoup de
talent. Il est capable de vous rapporter les conversations creuses, les
rigolades épaisses, les beuveries et les parties de cartes, les expéditions
punitives et les interrogatoires au «troisième degré» avec un tel élan que cela
vous prend des allures d'avalanche.
On est pris dans ce
tourbillon de la bêtise ; ces gueulards vous emportent dans l'épopée de la
clique parmi les taudis et les grabats. Quelle chronique de la haine et de la
peur!
Car, pour Linke,
l'homme copie, et il hait. Et sa haine n'est que de la peur devant ce qu'il ne
réussit pas à copier. Rêvons d'un Cicéron sans effets de manches, qui aurait
parlé en romancier du troupeau de voyous de son temps rassemblés autour du
Roehm de l'époque, Catilina.
Étrange
dialectique, pourtant, que celle du bourreau et de la victime : il faut y
revenir puisque Anna Langfus, une vraie Polonaise, elle, nous montre l'univers
des victimes dans un admirable roman : Les Bagages de sable.
L'univers des victimes
On connaît le
talent d'Anna Langfus, dont Le Sel et le Soufre, sorte de chronique du
ghetto de Varsovie, avait obtenu le prix C.-Veillon, et dont on avait parlé
aussi l'année dernière pour le Fémina.
L'univers des
victimes ne montre pas autre chose que la victoire du bourreau dans l'esprit
même de sa victime : «Alors, d'après vous, c'est seulement une question de
circonstances? L'homme ne présenterait donc pas de réalité permanente, stable,
indépendante des conditions où il se trouve? Il n'aurait aucune valeur propre?
- C'est exactement ce que je pense», dit Anna Langfus.
La victime se voit
livrée à une solitude sans remède. L'héroïne des Bagages de sable dit
qu'il est doux de pouvoir pleurer sur les autres, car «cela prouve qu'on est
moins malheureux qu'eux», Elle est coupée de tout et de tous. Elle ne peut
même prendre un chien en charge : «Moi, je ne vis nulle part et je n'ai pas
de lendemain; je ne puis m'offrir le luxe de me préoccuper d'un autre être,
quel qu'il soit.»
Ainsi le
tortionnaire a condamné sa victime pour jamais à son animalité originelle, d'où
elle ne peut plus communiquer avec personne. Pourquoi est-ce comme la
mort de ne pouvoir sortir de son isolement et donner? C'est qu'on ne peut
donner, semble-t-il, que si l'on peut encore recevoir - mais comment
recevoir si l'homme est révélé dans son animalité? «J'ai vu un homme debout
sur un autre à terre, dit Anna Langfus, un pied sur l'estomac et
l'autre sur la gorge. Un troisième ordonnait : «Appuie, serre. Je te
donne dix minutes pour qu'il meure. Sinon ce sera toi.»
Et l'homme
appuyait, s'appliquait. Le même homme, je l'ai revu plus tard : il soignait les
blessés jour et nuit, et lorsqu'il avait un morceau de pain, il le partageait. «Comment
communiquer encore avec l'homme qui n'a «aucune valeur propre», qui n'est
qu'une «question de circonstances»?
Au coeur du désastre
La psychanalyse
d'une Karen Horney, d'un Van den Berg retrouvent aujourd'hui ce cercle vicieux.
Leur psychologie est celle de notre temps, marqué par la dialectique de la
victime et du bourreau. Elle établit que l'homme doit communiquer pour accéder
à la conscience.
C'est ce qu'on
entendait autrefois en disant que l'homme est esprit. Mais le tortionnaire,
comment survit-il? Comment communique-t-il? Il se prouve sa valeur en réduisant
le reste de l'humanité à une société animale, dont il s'exclut.
Jusqu'au jour où il
se découvre lui-même comme quelqu'un qui refuse de payer. Ne pouvant plus
projeter sa propre animalité sur autrui, il meurt réduit à l'animalité à son
tour : alors le cercle du néant s'est refermé.
Anna Langfus, elle,
cherche désespérément à retrouver les autres; elle nage vers le rivage jusqu'à
épuisement. «La rampe est fraîche et lisse. Ma main va la chercher très loin
en avant, aussi loin que lui permet mon corps qui suit à contre-coeur.»
Mais ici l'esprit,
au coeur du désastre, a déjà poussé son avance sur la mort, pour raccrocher ce
corps à un destin. Croyons à la fonction de délivrance de l'art - tout grand
livre ne prouve-t-il pas d'abord que quelqu'un est ressuscité?