par
Manuel de DIÉGUEZ
Michelet avait
donné à sa seconde femme, Athénaïs Mialaret, tous pouvoirs sur son oeuvre. Elle
avait d'ailleurs écrit elle-même une partie des livres d'histoire naturelle de
son mari, ce qui en dit long sur ce couple.
Mme Michelet devait autoriser Gabriel Monod à
publier le Journal, à l'exception d'un «journal intime» plein de
secrets d'alcôve, disait-on. Monod, à sa mort, déposa ce journal-là à la
bibliothèque de l'Institut, sous scellés à briser en 1950. Le secrétaire de
l'Académie des sciences morales et politiques devait alors décider de
l'opportunité de la publication. Ce fut le baron Seillière qui, déclinant cette
responsabilité, en chargea une commission, laquelle décida, en 1951, d'en
confier la publication à Paul Viallaneix et Claude Digeon.
Et voici une belle et cruelle histoire. Il ne faut pas en rire, car
c'est d'abord une histoire d'amour. Et c'est aussi l'aventure d'un grand
apprentissage d'écrivain.
Athénaïs a près de
trente ans de moins que son mari. Elle est intelligente, volontaire, et d'une
frigidité à toute épreuve. Mais ce qu'il faut comprendre avant tout, c'est que,
dans la vie du sévère historien qui n'avait jamais vraiment aimé - sa première
femme, Pauline, tenait son ménage, sans plus -, Athénaïs apparaît comme un de
ces cataclysmes qui ravagent tout sur leur passage, et après lesquels jaillit
une tout autre floraison ; car le paysage lui-même a été bouleversé et n'est
plus le même.
D'un seul coup,
Athénaïs s'installe au coeur de l'univers poétique de Michelet. Ce genre
d'amour n'a aucun rapport avec les amours ordinaires. Il arrive qu'un écrivain
rencontre la médiatrice ; à travers l'âme et le corps de cette femme, il
portera désormais le monde ; elle sera son chant le plus profond.
Un combat avec l'ange
Quel est le secret
de ce déclic du vertige ? Pourquoi la belle Athénaïs avec son manteau noir et
sa pâleur de morte devait-elle susciter ce foudroyant transport à l'imaginaire
? Sans doute est-elle apparue comme Clio elle-même - il est sûr qu'elle a
touché le ressort mythologique le plus secret du poète.
Et voici que
commence le combat sans issue avec l'ange ; d'une part, une femme est là, en
chair et en os, qui a fait sauter une fois pour toutes la barrière de
l'orgueil. Elle fait de lui ce qu'elle veut. Certains jours, croyant la perdre,
il lui semble qu'il va proprement mourir d'amour, et il prend peur. D'autres
fois, la joie le submerge, une joie inimaginable, vertigineuse, ivre de
sacrifice.
Lorsqu'un grand
écrivain fait une expérience comme celle-là, nous sommes loin du ridicule d'un
quinquagénaire amoureux - nous sommes conviés à assister, dans le laboratoire
du sexe, aux métamorphoses d'une grande création. Il faut observer un peu ce
que cela donne.
Athénaïs a aimé son
mari, se refusant et se donnant tour à tour avec un instinct infaillible des
besoins en torture et des nécessaires délivrances du grand homme qu'il était.
Un beau marbre
Certes, il connaît
l'humiliation et cent défaites où sa raison chancelle ; il connaît surtout les
affres d'un désir qui ne peut jamais s'assouvir pleinement, et qui s'épuise sur
le beau marbre de ce corps glacé.
Mais il ruse avec
la statue qu'il veut façonner ; c'est bien cette femme qu'il veut étreindre,
c'est elle seule qu'il veut transfigurer afin de donner à son destin sa courbe
idéale. Puis le rêve du poète se brise à nouveau sur la statue.
Alors, Orphée
recourt à sa magie seconde, il ressuscite son Eurydice en marchant devant elle,
les mains tendues vers toutes les moissons de la terre - et Eurydice, derrière
lui, n'est plus que la grande ombre médiatrice du poète. «L'amour comme tous le
connaissent, c'est une maladie, une crise ; l'amour, en moi, ce sera un
mouvement, un progrès, un renouvellement, une fécondation de chaque heure.»
Puis, le cycle
infernal recommence : à nouveau l'embrassement désespéré, l'inutile étreinte de
ce corps fuyant, plus irréel dans ses bras que dans le songe. «Est-ce que tu ne
sens pas encore dans quel abîme je suis tombé ? Est-ce que tu ne vois pas que
je ruse avec le monde, que je fais semblant de vivre, d'agir, d'écrire, de
parler?... L'amour, en un sens, c'est la mort même.»
Parfois, l'amant
veut jouer au père - Athénaïs l'y encourage, et son inhibition sexuelle en est
naturellement augmentée. Puis l'amant se veut médecin ; il prodigue les soins
intimes à cet être faible et blessé et jouit de sa trouble sollicitude. Mais la
descente aux enfers a un terme : enfin, à nouveau, la haute revanche du poète
et sa joie. Un jour, il comprend que cette femme le livre à un destin superbe
et crucifié. Il accepte cette alternance d'abaissement et de grandeur. Il est
le Quichotte de ce fantôme froid qui s'appelle Athénaïs Mialaret.
Poète de l'amour
Alors, il atteint à
la grandeur du mythe : elle n'est plus de chair, elle est le symbole du
tombeau, elle est la morte idéale qu'il façonne sans fin, comme il façonne les
ombres de l'Histoire. Mais est-ce qu'Orphée perd Eurydice sous prétexte qu'il
ne la ressuscite pas selon la chair, alors qu'il la ressuscite dans sa musique
même ? Alors qu'elle est justement la médiatrice de cette musique ? Car Orphée,
n'est-ce pas le fou de Cervantès qui recouvre bien la raison, mais qui en meurt
? Et Michelet est ce poète de l'amour qui est mort avant d'avoir prononcé les
mots terribles du chevalier : «J'étais don Quichotte de la Manche, et
maintenant, je suis Alonso Quijano le Bon.»
Respectons cette
histoire pathétique. Certes, le mot de Maurras est juste : «Le coeur de
Michelet se promut cerveau.» Il a voulu déchiffrer l'Histoire avec ce coeur,
rêvant d'harmonie universelle à cause de l'infini besoin d'amour qui le
travaille désormais.
Il va jusqu'à rêver
d'une démocratie universelle qui comprendrait les animaux, car il s'est
réconcilié avec tout l'univers des bêtes, des plantes, des pierres et des
hommes - je vous dis que c'est Orphée enchantant toute la nature avec sa flûte.
«Toutes les espèces vivantes arrivaient dans leur humble droit, frappant à la
porte pour se faire admettre au sein de la démocratie.»
Mais, en même
temps, il a osé dire le lien entre l'«épanchement littéraire» et «l'épanchement
viril». Il parle du «coït de l'esprit».
Henry Miller est
dans sa postérité. Avec une belle audace, il dit que l'attente est la loi de la
création comme du plaisir, et que l'écrivain doit livrer un chant d'amour
durable comme l'amant doit préparer et prolonger la jouissance. Au banc d'essai
du journal, il crée le langage à la fois pur et exact, violent, précis et
chaste de l'amour moderne, rejetant les deux extrêmes de la grossièreté barbare
et de la fade préciosité.
N'y a-t-il pas
quelque chose de grave, et comme une pureté tragique, dans l'érotisme de ce
siècle où l'amour, dans sa recherche immédiate de la possession, demeure
arrachement à soi, et recherche impossible d'un être hors de soi ? Nous sommes
encore les descendants de Tristan.
Mais Michelet,
c'est déjà le Tristan du XXe siècle, lyrique, charnel, accordé à
l'éternelle poésie qui sait que le chant est le fils du désir.