"Les Cartes du temps "
de José CABANIS
VOULEZ-VOUS
savoir ce qui se passe dans ce roman? Si je le dis, vous n'aurez pas en main le
dixième de ce qu'il contient. Car le narrateur a la mémoire heureuse.
Il évoque la maison
familiale, son père, sa mère, son institutrice, son professeur de latin chez
les jésuites, lequel s'appelait Cheval. Il vous parle aussi de Nathalie,
sa maîtresse, châtelaine de Torcy, qui semble prodiguer également ses faveurs
au jardinier, comme Mme de Warens. Mais notre petit Rousseau lui ménage des
rendez-vous dans des hôtels sordides, qu'il parvient à rendre merveilleux.
Car elle est
mariée, et fort mal son mari a des goûts gidiens. Il la revoit vieillie et
déchue, courant encore le guilledou.
On ne sait pas très
bien, à la fin, comment répartir les torts. Ces confidences, il vous faudra les
glaner tout au long de ces pages serrées, mais foisonnantes des prodiges et des
prestiges du souvenir.
Un expert
Non, il est inutile
que je vous raconte ce livre - il faut le lire comme on vide un sac à mirages,
dans l'attente de la surprise, qui ne tarde d'ailleurs jamais plus qu'il ne
convient, tant est grande la science qu'a ce faux naïf de notre patience et de
notre impatience.
Mais, enfin, de
quoi s'agit-il ? Quelle est la «chose littéraire» de tout cela? Eh bien, il
s'agit d'un roman réaliste, si l'on en croit l'auteur : «Je ne veux rien
écrire qui ne soit juste, je mesure mes phrases, je pèse mes mots, parce que je
serai lu par des inconnus que je ne veux pas tromper : il faut tout leur dire,
et fidèlement.»
Car l'auteur est
expert auprès des tribunaux. Vous apprendrez donc enfin ce que c'est que le
réalisme. L'auteur, d'abord, fait choix dans la réalité, de ce qui convient à
son art : expériences précises, modèles «réels», une certaine société du
Sud-Ouest de la France.
Puis, il vous
présente sa réalité exactement telle qu'elle est : «Dehors, la campagne
brûle, les arbres sont immobiles et le cri des cigales ajoute je ne sais quoi
au poids du jour. »
Tiens, cette
réalité semble avoir reçu la visite du poète - nous sommes dans le Midi, à
Toulouse.
Ensuite, sachez
qu'un réaliste, c'est quelqu'un qui vous cite Stendhal, Saint-Simon, Mérimée,
ses propres livres - quoi de plus réel que les grands écrivains qu'on a lus?
Mais c'est surtout
dans la coulée même du récit que vous découvrirez le réalisme à Toulouse. Par
exemple, Mme Courtehose apprit à lire au narrateur. Elle perdit son mari à la
guerre de 14.
Pour tout ce qui
concerne Mme Courtehose, vous trouverez une foule de renseignements épars de la
page 33 à la page 35, et si vous voulez mettre de l'ordre dans le beau désordre
inventé par l'auteur, il vous suffira de rassembler en faisceau tous ces
renseignements en leur donnant des numéros : et c'est vous qui ferez un
terrible désordre.
Un beau désordre
Car le réalisme, si
vous voulez enfin savoir ce que c'est, vous l'apprendrez à propos du jardinier:
«Ce fut lui qui me donna le premier l'idée du romanesque.»
Nous y voici : le
réalisme, c'est le romanesque ; c'est le mystère, la poésie, les jeux de la
mémoire, les «cartes du temps». Et nous voici revenus à l'art. «Arracher des
idées à la nuit et des mots au silence», disait cet autre réaliste qui
s'appelait Balzac.
Sa réalité, José
Cabanis la tourne et la retourne, la polit sans cesse, en cherche la lumière,
en modifie les ombres, feint de se tromper de route, organise des
chassés-croisés, mêle les lieux et les époques, se passionne, se détache,
s'attendrit, vous jette une clé, la reprend, et répand à nouveau d'épaisses
ténèbres qu'il balaiera quand il lui plaira.
Car cela est le
septième roman d'un univers très cohérent. Il faut lire à la suite L'Age
ingrat, L'Auberge fameuse, Juliette Bonviolle, Les Mariages de raison et,
enfin, Les Cartes du temps pour retrouver toujours Gilbert, soit comme
personnage central, soit au second plan.
Cela va plus loin :
dans Les mariages de raison, Cabanis montre son Gilbert tenté d'écrire L'Age
ingrat et ses autres livres, dont il esquisse les plans.
On tourne
délicieusement en rond, et l'on n'en finit pas d'explorer : c'est qu'il
s'agit d'une Éducation sentimentale. Et en a-t-on jamais fini avec ces
choses-là?
Manuel de
DIÉGUEZ.