Après «L'ÉTAT UNIVERSEL»
son dernier essai
Que
nous apprenons de choses dont nous étions bien loin de nous douter en ouvrant
ce bref essai (1) de 120 pages imprimées en gros caractères!
Et d'abord, que
nous sommes en mouvement ; et «depuis longtemps déjà» ; enfin, que le mouvement
s'accélère «selon une accélération croissante». Ensuite, qu'il existe des États
; que ceux-ci empiètent de plus en plus sur nous ; que deux super-États,
l'Amérique et la Russie, pourraient bien un jour nous conduire à l'État
universel. Mais nous sommes libres. Et, contrairement à ce qui se passe chez
les abeilles et les fourmis, l'organisation étatique ne modifie pas notre
biologie. Parenthèse sur le massacre des mâles de la ruche ; digression sur les
castors qui construisent des digues.
Mais il y a l'homme
et la femme, et l'État semble impuissant à effacer les différences entre les
sexes. Bref, nous sommes bien libres. Si seulement l'État universel pouvait
abolir les guerres! Mais pour l'instant, sachez que «la forme de l'État humain»
est «déterminée par le pluralisme»,c’est-à-dire qu'il existe plusieurs États,
comme il a été déjà dit, et que, par conséquent, il existe des armées...
L'étrange essai!
Ai-je la berlue? En vain j'y cherche quelque chose qui ne soit pas évident et
connu de tout le monde. Mais j'ai beau lire et relire, je ne trouve rien.
Le malaise du public
Comment expliquer
l'audience de Jünger, et cette sorte de résonance que d'aucuns y trouvent ? Ce
qu'on perçoit dans cette sorte de platitude tourmentée, c'est la nostalgie d'un
finalisme qui nous laisserait libres. Qu'il est difficile de retrouver un but
de l'homme comme celui de la chenille qui tend au papillon! Il reste à se
fabriquer des succédanés, à évoquer des ombres de finalités parmi lesquelles
«l'événement en marche» est une des meilleures.
Voici l'État
universel, «épiphanie de l'homme». «L'ombre qu'il projette au devant de lui
fait pâlir les images anciennes, vide les justifications familières.»
Ce futur désiré et
redouté se traduit par une sorte de grippage qui donne aux écrits de Jünger je
ne sais quoi de laborieux, mais aussi le ton sibyllin de qui sait, et qui n'ose
pas dire toute sa pensée, gardant par derrière soi je ne sais quelles
profondeurs..
Ainsi Jünger répond
au malaise du public ; il donne le change sur le vide et la mélancolie d'une
civilisation qui voit bien qu'elle se fait un futur, mais qui n'ose ni en
prendre la responsabilité, ni s'en décharger sur quelque nouveau finalisme.
Cioran dit que l'Histoire oscille entre l'utopie et l'apocalypse.
Jünger reste à
mi-chemin de l'une et de l'autre. Ce pourrait être une sagesse, ce n'est qu'une
sorte de vague à l'âme intellectuel. Qu'on ne dise pas que Jünger est un
penseur!
(1) L'État
universel (Gallimard).