CRITIQUE DE LA CRITIQUE

A propos de "Proust et la musique

du devenir" de Georges Piroué

 

par Manuel de Diéguez

Nous rappelons que cette rubrique ne vise pas à rendre compte des ouvrages de critique, mais à faire le point de la critique créatrice contemporaine en relevant, dans l'actualité, les apports originaux, de manière à dégager peu à peu une critique de la critique en tant que discipline autonome.

Il y a dans cet essai (1) une centaine de pages essentielles, où Georges Piroué va presque aux limites de ce qui est actuellement saisissable par la critique créatrice : la démarche fondamentale d'un grand écrivain, son comportement créateur au niveau originel des structures et du style.

"Donnez-moi un levier et je soulèverai le monde", disait Archimède. Ce levier, c'est pour Piroué la musique dans l'oeuvre de Proust. Nous retrouvons ici la difficulté fondamentale que rencontre la critique novatrice d'aujourd'hui : l'écrivain est devant le vide, le rien, devant le scandale absolu de l'existence d'un monde dont l'ordre ou le désordre ne le concernent pas et auxquels il va substituer son ordre à lui, et sa victoire. Mais pour saisir cette création dans sa forme originelle, il faut bien trouver un système de concordance, une table de références, un cadre absolu qui permette de rendre compte de ce comportement premier de la création. Le danger est grand, alors, de considérer le système de références comme explicatif, au lieu d'y voir seulement un registre parallèle d'où regarder l'oeuvre dans son autonomie. C'est ainsi que Béguin finit par superposer sa mythologie religieuse à la mythologie de la parole chez Balzac ; que Poulet aboutit peu ou prou, à force de rendre compte des oeuvres dans le cadre de l'espace et du temps, à croire que l'oeuvre résulte pour l'écrivain de sa confrontation avec l'espace et le temps, ce qui conduit la critique à l'abstraction ; c'est ainsi encore que Barthes finit par enfermer la parole dans l'Histoire et à lui refuser en dehors d'elle tout épanouissement ; que Blanchot en vient à chercher la philosophie de la mort dans son auteur. C'est que la mythologie religieuse, l'espace et le temps, l'Histoire ou la mort, pour avoir servi de leviers, sont devenus des vérités englobant la création littéraire, de sorte que cette création passe pour être issue du levier ; le hublot du critique est devenu la vérité, qui permet au critique de se substituer inconsciemment à l'auteur. Comment Piroué, avec son levier inédit (la musique) a-t-il échappé à ce péril ? De manière fort simple, par la prise de conscience du danger : dans son essai, la création romanesque et la création musicale sont entièrement distinctes. Proust est un grand romancier, Wagner est un grand musicien ; et si le premier s'est inspiré du second, c'est tellement dans son ordre à lui, qui est la création littéraire, que la musique n'explique jamais l'oeuvre de Proust, elle permet seulement de s'approcher d'elle dans ses formes propres et de la contempler en tant que comportement du génie. Ici le levier ne devient pas tentaculaire, et l'oeuvre examinée reste solitaire, inimitable. Voilà un point fort important, et qui pose implicitement la question suivante : la recherche du "levier" ne devrait-elle pas se diriger, au détriment des sciences telles que la sociologie, l'Histoire ou même la philosophie, vers des tables de concordances propres à chaque écrivain et liées à son esthétique propre ? Ces tables de concordance représenteraient un danger de se substituer à l'auteur bien moins grand que celui issu des sciences, plus tentaculaires par nature, parce que fondées sur l'abstraction conceptuelle.

Le second mérite de Piroué découle du premier : il a montré constamment la transcendance pure de la création littéraire proustienne même lorsque celle-ci rend compte de la musique ! Par exemple, la fameuse phrase de la sonate de Vinteuil, Proust en a indiqué lui-même les sources, mais un examen plus attentif montre que la musique de Vinteuil est une pure création musicale de Proust illustrant son univers romanesque. "Ainsi le mode de composition cyclique de Vinteuil n'est pas calqué sur l'art d'un Wagner ou d'un Franck, mais est celui de Proust quand il écrit. Et ce procédé lui est venu d'une longue méditation sur les retours du passé dans le présent (...). Les modulations de la musique du début de la Sonate à la fin du Septuor, la variation des atmosphères, de la tendresse des premières pages à l'anxiété des dernières, de l'ambiance champêtre des nues à l'intellectualisme âcre des autres, sans oublier le tohu-bohu vulgaire du motif des cloches et surtout l'hymne à la joie final semblent suivre l'ordre des parties mêmes du "Temps perdu". Le microcosme reflète le macrocosme ".
 

C'est pourquoi toute la création littéraire apparaît transcendante dans la réminiscence proustienne, lieu de reconnaissance, d'exploration, de mise en oeuvre par Proust de son génie. Et ce génie implique une victoire sur la musique aussi. La réminiscence est le lieu privilégié où l'écrivain Proust découvre et expérimente cette "naissance" perpétuelle qu'est la création.

La transcendance et la joie de l'expérience créatrice, Proust lui-même en a magnifiquement parlé à propos de Châteaubriand : "Il nous dit que rien n'est sur terre, bientôt il mourra, l'oubli l'emportera; nous sentons qu'il dit vrai, car il est un homme parmi les hommes ; mais tout d'un coup, parmi ces événements, ces idées, par le mystère de sa nature, il a découvert cette poésie qu'il cherche uniquement, et voici que cette pensée qui devait nous attrister, nous enchante et nous montre non pas qu'il mourra, mais qu'il vit, qu'il est quelque chose de supérieur aux choses, aux événements, aux années, et nous sourions en pensant que ce quelque chose est le même que nous avions aimé déjà en lui".

Le livre de Piroué n'est pas moins fouillé au chapitre du style qu'au chapitre des structures de l'univers romanesque. Mais, soyons franc, il est ici si proche de nos propres recherches que j'aurais aimé qu'il poussât encore plus loin, histoire de mesurer où il en est exactement. Il montre par exemple combien le mot isolé est peu de chose pour Proust, peu sensible à sa matière, à son poids, à sa sonorité, à son odeur : c'est dans le mouvement de la phrase, qu'il faut aller chercher cet "au-delà" qui reflétera le comportement originel de l'auteur. Certes, Piroué a parfaitement vu que c'est un comportement devant le temps qui constitue le secret de ce style. De sorte que son analyse des structures stylistiques renvoie constamment à cette musique "plutôt latente qu'acoustique" qui fait la temporalité de l'oeuvre. Mais ici se manifeste, à mon sens, une certaine ambiguïté, parce que le souci d'établir un parallélisme entre la musique et l'entreprise verbale fait un peu oublier que la musique n'est qu'une table de concordance des oeuvres, une immense réserve de pures structures à comparer avec celles des univers littéraires. Peut-être manque-t-il à Piroué une philosophie du comportement qui lui permettrait de saisir à la fois les structures romanesques et le style au niveau des démarches créatrices existentielles d'un auteur, démarches dont la musique n'est en l'occurrence que le lieu le plus propre à faciliter l'approche.

De là, un certain flottement : malgré le soin pris à ne pas confondre la musique et la littérature, les concordances deviennent le lieu des satisfactions d'esprit du critique. Pourtant, la musique était l'art le plus propre à suggérer le comportement symbolique originel des hommes de génie; à partir d'elle - et si la musique est le lieu des pures structures du comportement - une analyse de Châteaubriand ou de Pascal devrait être aussi possible qu'une analyse de Proust, la biographie comptant ici pour rien. On a parfois l'impression que Piroué a de la chance que Proust ait été effectivement musicien : que s'il ne l'avait pas été, il aurait été embarrassé dans une critique à partir des concordances musicales, faute d'avoir saisi la musique elle-même à un niveau plus originel, en tant que comportement créateur de temps et de structures.

Nous voici pourtant bien plus avancés qu'il y a quinze jours : le problème de l'autonomie de la création sous le regard jeté sur elle, se pose maintenant à nous d'une manière qui renouvelle la notion d'objectivité en critique ; qui tente de sauvegarder à la fois un regard universel et la singularité irréductible de la chose regardée. Il reste à saisir au niveau des styles et des structures toutes ces "naissances" que sont les oeuvres et à trouver une hiérarchie des valeurs échappant à l'arbitraire. Car sans valeurs, pas de critique littéraire. Mais Piroué n'a pas encore pensé tout ce qu'il sait, c'est-à-dire qu'il cherche encore parfois ce qu'il a déjà trouvé. De sorte qu'on pourra toujours trouver en germe dans son livre ce que les vingt prochaines années vont lentement élaborer. Mais ce qu'il contient déjà en clair est sur toutes les vraies pistes de l'avenir.

Piroué est aussi romancier: encore une fois, c'est de l'écrivain que naît la critique créatrice. Il faut bien qu'il descende dans l'arène pour s'expliquer, puisque sans cela on le comprend si mal.

(1) Éditions Denoël.

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