Une page de français dans "L'Étoile de David"

par Manuel de Diéguez

M. DUPONT. - Je suis atterré : figurez-vous, mon cher Durand, Que pour m'être déguisé
en Persan la semaine dernière, et pour m'être un peu étonné de la futilité de nos petits romans,
j'en ai reçu une pile qui pourrait faire croire à tous les Persans de Perse que notre littérature n'est pas faite seulement de persaneries : l'un traite de la construction d'une ville, sujet digne de Virgile, l'autre, de l'exil d'un groupe de réfugiés juifs quittant Marseille pour l'Amérique en 1942, sans parler d'une épopée ésotérique.

M. DURAND. - Eh bien, vous avez lieu de vous montrer satisfait : n'était-ce pas ce que vous appeliez à cor et à cri par la voix de votre Persan tout couvert de broderies ?

M. DUPONT. - Mon cher Durand , comme je voudrais parler de ces livres! Mais que voulez-vous vous, je me suis mis en tête d'interrompre aussitôt là lecture d'un livre dont l'auteur ferait plus de cinq fautes de français par page. Car un livre dont on sait, de certitude absolue, qu'il est impossible qu'il passe à la postérité - bien plus, dont il est impossible qu'on se souvienne dans dix ans - n'est pas digne de paraître. Je ne puis empêcher que la littérature soit un art, qu'elle soit donc liée, comme tout art, par un pacte avec la durée. Et vous savez bien qu'une oeuvre pleine de fautes de français n'a aucune chance d'être jamais retenue par nos descendants. Liriez-vous Voltaire, Montesquieu, Diderot, s'ils étaient pleins de fautes de français? Or, on passe pour pédant à soulever cette question, comme si elle n'était pas la première de toutes. Au besoin, un organisme d'État, dans l'intérêt supérieur de la langue, devrait interdire la parution d'un livre bourré de fautes de français.

M. DURAND. - Que j'aime vous voir en colère !… Mais ce ne serait qu'un palliatif, votre "organisme" : on n'arrête pas la décadence à coups d'arrêtés ministériels. Si des livres mal écrits peuvent paraître, c'est que le public tient le sujet pour plus important que la forme, ce qui est le propre des barbares depuis que le monde est monde. Alors que tous les civilisés savent que la forme seule est éternelle, et que Dieu même vieillit plus vite qu'elle. Voyez Bossuet - sa foi peut s'éteindre, son verbe restera.

M. DUPONT. - Vous êtes bien désespéré aujourd'hui, sous vos dehors philosophiques...

M. DURAND. - C'est que vous exagérez : je ne crois pas que nos auteurs fassent cinq fautes de français par page. C'est trop ! Les mirages persans vous sont un peu montés à la tête !

M. DUPONT. - Comment ? J'exagère ? Moi, exagérer ? Ah ! je tiens le Pari. Prenez sur cette table le premier livre venu, et gageons que j'y trouve cinq fautes grossières par page.

M. DURAND. - Mais pour que vous ni moi ne puissions la choisir, ce sera la première du roman.

M. DUPONT. - Tenu.

M. DURAND (prenant un livre) - Voici "L'Étoile de David".

M. DUPONT. - C'est justement l'histoire de réfugiés dont je vous parlais tout à l'heure.

M. DURAND (lisant). - "Les meubles de la famille Kaplan se balançaient l'un après l'autre, bahut Renaissance et bureau Louis XV, au bout d'une grue qui les déposait délicatement au fond de la cale".

M. DUPONT. - Je vois bien que l'auteur veut évoquer l'ensemble des meubles de la famille avec ce bahut et ce bureau. Mais ils n'y suffisent pas : il fallait écrire : "du bahut Renaissance au bureau Louis XV", ce qui laisse supposer que la famille Kaplan possède d'autres meubles que ces deux-là. Et d'une ! Quant à ce paquebot, il n'a pas de pont je suppose. Avez-vous déjà vu une grue déposer des meubles au fond d'une cale ? Cela se peut dans une péniche, ou une barque, où dans n'importe quelle embarcation à ciel ouvert, mais je pense que nos réfugiés ne vont pas traverser l'Atlantique en péniche. Emploi d'un terme pour un autre. Et de deux!

M. DURAND (lisant). - "Et tous regardaient, non seulement MM. et Mme Kaplan et leurs trois enfants auxquels une émotion bien légitime coupait le souffle. (Ne vont-ils pas les casser ? Ils n'en connaissent pas la valeur...), mais aussi les autres, tous les autres, debout, massés, silencieux, épuisés d'avoir attendu l'embarquement pendant près de trois heures".

M. DUPONT. - Passons sur l'inélégance de ce : "Et tous regardaient, non seulement"... L'auteur veut dire : "pas seulement". "Non seulement" fait attendre un "mais encore" qui ne vient pas, et le lecteur bute à l'improviste sur la fin de la phrase. La suivante qui commence par une parenthèse, ce qui est vicieux, continue par "mais aussi les autres". Ah ! nous y voici : mais alors, la phrase n'était pas terminée - il fallait une virgule après "souffle". Un vrai brouillamini. Je ne compterai qu'une faute pour tout ce paragraphe.
 

M. DURAND (lisant). - "Seuls donnaient quelques signes d'immpatience les fonctionnaires du
gouvernement, paltoquets cravatés d'importance, émergés des fiacres qui seuls assuraient alors,
au rythme cahotant d'un trot fatigué par l'absence d'avoine, le transport des bagages sur les quais déserts du grand port endormi.

M. DUPONT. - Je n'aime pas ce passif : "émergées". Le seul fait d'émerger n'évoque pas une situation passive au contraire d'immergé. Certes, on peut dire "les terres émergées", mais il s'agit d'un état actuel, éternel. On dit : "je suis immergé", mais non je suis émergé". "J'émerge", "le soleil émerge". L'auteur veut dire que ces fonctionnaires "ont émergé" des fiacres. Et de quatre ! Et voici une étrange gymnastique : "Le rythme cahotant" est celui des fiacres provoqué par "trot fatigué", s'expliquant lui-même, par "l'absence d'avoine" ; ce passage du fiacre à l'avoine en passant par le cheval est un trot malheureux plutôt qu'elliptique ! Tiens, voici que les quais sont déserts et le port endormi ! Il y avait tant de gens tout à l'heure ! Je suppose qu'il s'agit d'une action antérieure et que les bagages ont été apportés au cours de la nuit par ces fameux fiacres. Rien ne le prouve, si je m'en tiens au texte.

M. DURAND. - Vous avez gagné bien avant que cette page soit terminée.

M. DUPONT. - Voulez-vous prendre un autre roman, n'importe lequel? Je tiens toujours le pari.

M. DURAND. - Non, achevons cette page, vous m'avez rendu curieux. (Lisant :) "... détenteurs d'une cantine de métal, bien nette aux angles, fermée a clé, ils la désignaient d'un geste impératif, s'étonnant qu'on fit passer avant eux les mobiliers des émigrants".

M. DUPONT. - Je suppose que ces émigrants sont symbolisés par leur mobilier, de sorte qu'ils passent avant les fonctionnaires par l'intermédiaire de leurs meubles : sinon ce "avant eux" ne s'expliquerait pas. Mais il s'agit pourtant des cantines, que les fonctionnaires désignent du doigt. C'est "avant elles" que l'auteur veut dire. Et puis, ces mobiliers, que font-ils au pluriel ? Cela suppose que chaque émigrant a plusieurs mobiliers. C'est "le mobilier" des émigrants qu'il faut écrire.

M. DURAND. - Il reste une phrase. (Lisant:) "Puisque les maisons se vidaient au profit des navires, que l'arche de Noé se constituait perfidement par les soins des plus riches et mieux
considérés, il fallait bien admettre que ce départ était définitif, irréfutable et sans retour."

M. DUPONT (levant les bras au ciel). - Arrêtez, arrêtez, C'est trop... "Se constituer" est un de ces verbes passe-partout d'aujourd'hui dont la fausse élégance sévit dans les discours ministériels et les circulaires administratives. On constitue une équipe, une rente, mais non pas une action, un geste, un but, un chiffre record, etc. Encore dans son usage abusif le verbe n'est-il pas employé à propos d'un objet matériel. Mais constituer une arche de Noé, je vous demande un peu... "Des plus riches et mieux considérés"... Il fallait répéter "des" devant "mieux considérés". Quant au départ "définitif, irréfutable et sans retour", c'est atterrant. "Définitif et sans retour", c'est une tautologie; et "irréfutable" n'a pas de sens ici. On réfute une preuve, une assertion, non un départ dont personne, du reste, ne conteste la réalité.

M. DURAND. - Vous me donnez une idée, mon cher Dupont. Je suis sûr que si les auteurs risquaient de voir décortiquée une seule page de leur dernier livre dans la presse, l'effet en serait très heureux : d'abord, il apparaîtrait aux yeux de tous que la langue française est au bord de la catastrophe. Ensuite, au pays de Vaugelas, le public a gardé le culte du beau français; de sorte qu'un auteur éprouverait plus de honte à ne pas connaître sa langue qu'il n'en éprouve à se mettre tout nu : puisqu'on n'ose pas encore tirer gloire de mal écrire, alors qu'on tire gloire de tant de choses, c'est que le terrain reste sain. Une critique de la langue, parallèle à l'autre, voilà qui serait plus efficace que tous les organismes d'État.

M. DUPONT (s'inclinant). - Messieurs les auteurs, tirez les premmiers. 1