Le vieux Brunetière, que tout le monde prend pour un cuistre, disait qu'il est impossible de rien comprendre à un auteur en traduction. Il montrait pourtant, sur ce point, une compréhension toute moderne des univers du langage. Parallèlement à une prise de conscience des mystères de la parole, notre époque aura fourni un effort de traduction assez révolutionnaire. Il est vrai que nous sortons de l'insondable scolarité d'un siècle et demi de précision tâcheronne, oeuvre de savants acharnés et pédants, fermés à toute poésie et plus ânonnants que leurs élèves. Puis Shakespeare ayant une fois de plus servi de banc d'essai à toutes les tentatives audacieuses de l'art de traduire, de Copeau à Gide, un jour vint, mémorable entre tous, où Valéry s'attaqua aux «Bucoliques», de Virgile : événement dont nous mesurons encore difficilement la portée. C'était la première fois en France qu'un très grand poète au faîte de sa gloire entreprenait une traduction. M. Jacques Perret, qui nous donne aujourd'hui un «Virgile» (1) note très justement qu'on n'aurait jamais osé demander une chose pareille à Hugo ou à Vigny, et que seule une révolution dans la manière même de concevoir la poésie a rendu possible l'acceptation de Valéry. Et il conclut que Virgile est de nouveau parmi nous avec des vers comme ceux-ci :
Viens ! Prémice
du jour, Lucifer favorable:
Cependant que déçu
dans mon amour pour Nice
Je me lamente aux
dieux vainement attestés.
La tentative de Valéry a réhabilité la traduction en vers. Marcel Pagnol s'est à son tour mis aux Bucoliques dans une traduction en vers rimés, alors que celle de Valéry n'est pas rimée. (Valéry : «Vous voulez, en plus, des rimes ? Alors, je demande cent ans! Pourquoi avez-vous besoin de rimes ? Virgile n'en a pas, c'est Saint-Ambroise qui a inventé cette calamité). Rimée ou non, on admet aujourd'hui que n'importe quelle traduction en vers d'un poète vaut mieux qu'une traduction en prose. Lisez la tirade d'Hamlet «Etre ou ne pas être» dans Gide, puis dans Voltaire, et vous verrez que même les vers de Voltaire où Hamlet ressemble à une sorte de Prince de Condé raffiné comme on l'était à la cour de France, efface pourtant Gide sans appel. Cela fait plaisir de voir ce point reconnu aujourd'hui par la Sorbonne en la personne du très grand latiniste qu'est M. Jacques Perret. «Il est clair, écrit-il, que l'argument de l'exactitude, à quoi une traduction en prose se prêterait plus aisément, ne vaut rien. Ceux qui en font état ne s'aperçoivent pas de la perspective tout à fait étroite, exclusivement sémantique, où ils ramènent ce grand problème. C'est une exactitude aussi, et beaucoup plus essentielle de rester fidèle aux tonalités de l'oeuvre et de la jouer dans son registre. Si ce point est manqué, qu'importe qu'on ait fait droit à toutes les minuties de l'ordre des mots ou des particules de liaison ? Bien sûr, tout est là, rien ne manque, pas une agrafe, pas, une épithète. Tout est là, tout sonne faux ».
Parvenu à ce point où le traducteur sait du moins quel problème il doit tenter de résoudre, ce qui constitue un immense progrès sur les Nisard, Burnouf et Girard d'autrefois, pouvons-nous dire qu'il y a un espoir de faire entrevoir quelque chose de Virgile ou d'Horace au lecteur incapable de lire ces auteurs dans l'original ? Sur ce point, je demeure très sceptique. Et pour tout dire, l'optimisme des latinistes sur ce point me stupéfie. Psychologiquement, je m'explique le phénomène. Le latiniste professionnel finit par se sentir enfermé dans une tour d'ivoire; il veut en sortir, communiquer à autrui ses richesses. Je suis persuadé qu'il doit y renoncer. Cela fait des années que j'ai pris le parti, lorsque je rencontre une difficulté dans un texte, de passer outre préférant l'ignorance à ce stérile changement d'univers que constitue le recours à une traduction. Une seule fois, ayant ouvert par hasard un volume d'une édition de petit format que je possède des oeuvres complètes de Rousseau, je tombai sur une tentative de traduction du premier livre des Historiae de Tacite : c'était un extraordinaire exercice d'apprentissage du français par un grand écrivain français. On y pouvait deviner ce que serait un Tacite gaulois - c'est-à-dire un grand génie. Mais le Tacite d'au-delà des Alpes y est resté!
Et il en est de même de Virgile. Ceci est-il bien de lui ?
Et pourtant, vois
l'eau calme, et quel silence!
L'air semble même
épargner le murmure d'un souffle.
C'est du Valéry,
du Valéry tout pur, comme le Tacite de Rousseau était du
Rousseau. Alors, si même la prose...
D'ailleurs, M. Jacques
Perret nous cite ces éléments de dialogue avec Valéry
que le Dr Roudinesco nous a conservés:
- Je ne veux pas d'une traduction, je veux du Valéry, je veux de
beaux vers, comme ceux de «La Jeune Parque».
Et quelques jours après:
- Vous êtes bien décidé à renoncer à la rime, d'après ce que vous m'avez dit. Sans rimes, est-ce que ça chantera? osai-je lui redemander:
- Ça, je vous le promets.
Et, en effet, ça chante, comme Valéry chantait. Quant à la traduction en vers de M. Jacques Perret lui-même, dont il nous donne des extraits, elle contient de très beaux vers, qu'il faut saluer; mais pour l'ensemble, il faut ranger l'auteur parmi les poetae minores. De sorte qu'une traduction en vers se heurte simplement à un autre obstacle que la traduction en prose : ou elle est d'un autre poète, ou elle n'est de personne. Seulement un texte en prose, lorsqu'il n'est de personne, comme chez Nisard, Burnouf, Girard, cela se voit moins. Que dire de ceci ?
Lorsque, dans un grand peuple, une émeute bouillonne, la foule ne se connaît plus ; déjà, torches et pierres volent ; tout devient arme aux mains des furieux. Qu'un homme alors, fort de sa piété, fort de ses oeuvres, paraisse, et tout se tait, il retient tous les yeux, ses mots guident les coeurs, apaisent les esprits.
Il faut oser voir les choses en face : s'il n'y a plus de latinistes dans une civilisation, il n'y aura plus de Virgile, d'Horace, de Tacite. Il n'a pas fallu attendre Sartre pour savoir qu'une oeuvre littéraire ne «parvient à l'être» que par la communication avec le lecteur: dans son autre jargon, Brunetière ne disait pas autre chose. S'il m'était permis bien modestement, de donner quelques conseils au latiniste amateur, je lui dirais de consacrer d'abord deux ans à se débarrasser de l'habitude d'esprit de traduire : un texte compris l'est forcément à partir de lui-même; pourquoi en rechercher l'équivalence dans une autre langue, ce qui le détruit dans votre propre esprit? Ensuite, il faut se débarrasser de la prononciation française, qui tue le génie latin : prononcez à l'italienne, même si c'est faux, car c'est une fausseté qui reste dans le génie de la langue ; enfin, retrouvez sur les quais de la Seine les belles éditions du XIXe siècle, avec des notes abondantes en latin : ces notes sont très faciles à lire, et elles permettent de comprendre un texte difficile sans jamais sortir du latin. C'est le point le plus important, rester toujours dans le même univers verbal. Et il faut lire, lire, lire... Le latin s'apprend comme le français, en lisant énormément, et non en passant un mois à faire l'exégèse de trente lignes. Car lorsqu'on étudiera Racine de la sorte, le français à son tour sera une langue morte. Je ne vous dis pas, si vous tenez un «journal», de le rédiger en latin, ni de vous faire un réseau d'amis à qui écrire en latin : alors, vous serez déjà des «fana» c'est-à-dire des gens qui n'ont besoin des conseils de personne.
Ceci dit, le Virgile de Jacques Perret est un petit miracle de vulgarisation savante. À propos des arrivistes romains, il note que «c'est déjà, à peu près, l'histoire des jeunes gens de Balzac». Ou bien qu'un certain naturisme, chez les épicuriens, «reste d'ordinaire au niveau de la guinguette et du pique-nique». Mais le plus grand mérite de M. Perret est de nous faire entrer au plus profond de l'univers moral et mental des Romains, avec cette nostalgie avouée qui est le propre du vrai latiniste, mais avec un regard millénaire sur notre époque. Et les références constantes de l'auteur au monde moderne se nourrissent ici tout naturellement d'intimité, car le moyen de faire comprendre Virgile sans une vue plongeante sur deux mille ans d'Histoire?... Et cela ne se peut sans une véritable envergure d'esprit et sans je ne sais quel tour contemplatif de la raison. «Une religion est toujours une terrible chose», ou «de notre temps, les diverse philosophies de l'Histoire aboutissent souvent à organiser des contrastes violents : le passé est toutes ténèbres, et toute clarté l'avenir, ou l'inverse ; ou encore : «La providence de Virgile (...) évoque cette histoire divinisée dans laquelle, depuis Hegel, nous nous sommes installés». De telles remarques ainsi que les notations sur une poésie universelle sur notre romantisme, tout cela situe Virgile dans l'actualité, en même temps que dans la profondeur, car c'est au plus profond, bien sûr, qu'un grand écrivain est actuel.
Je voudrais enfin signaler l'ampleur de vision d'une conclusion qui résume bien la mélancolie et l'équilibre d'esprit de l'auteur : «Quelques années après la mort de Virgile, une religion à prétentions universelles va paraître au monde. Il apparaît assez qu'après quelques années de conflit aveugle, deux voies étaient possibles : une intégration réciproque ou, entre l'Église et l'Empire, la guerre froide, une extériorité dédaigneuse. L'Orient s'est engagé dans la voie de l'intégration et y a trouvé, pour commencer, mille ans de stabilité et de prospérité. Quant à nous, nous avons adopté le système des deux cités, à peu près tel que saint Augustin l'avait élaboré. Ce n'est pas une solution de tout repos. On peut même se demander si elle n'aboutit pas à briser dans l'homme une unité foncière. Faut-il croire que le christianisme n'a pas encore, en ce domaine, dit son dernier mot? En tout cas, comment à la lecture de l'Enéide, n'éprouverions-nous pas une immense nostalgie de cette cité de la terre qui était aussi la cité des dieux ?»
Oui, tout ceci nous concerne singulièrement.
1. Collection «Écrivains
de Toujours » aux Éditions du Seuil.