COMBAT a publié,
dans ses pages spéciales d'hier et à propos du dernier livre
de Françoise Sagan, Aimez-vous Brahms..., le début d'un dialogue
entre un certain M. Dupont et un certain M. Durand sur le "phénomène
Sagan" et sur ses antécédents dans l'histoire littéraire.
Voici la fin de ce dialogue.
par Manuel de Diéguez
M. DUPONT. - La "grande sous-littérature" est passionnante à étudier : on y observe, comme dans un miroir grossissant, le parallélisme où les thèmes dégénèrent. Ainsi, Gustave dans Valérie est un beau jeune homme qui devient amoureux de la femme de son meilleur ami et qui se tue : c'est le sujet même de Werther. Mais Gustave, "l'amandier exilé", est riche et promène sa Charlotte en gondole, tandis que Werther est un jeune homme pauvre et Charlotte une bonne bourgeoise riant au milieu de ses enfants barbouillés de confiture. Tous les thèmes du héros moderne, nous les retrouvons de même, abâtardis, chez Sagan. Luc se détache sur le même fond de néant qu'Antoine Roquentin dans la Nausée, sur le même fond de joie et d'espoir que l'Etranger : et les héros de Dans un mois, dans un an étouffent dans un univers sans issue, comme ceux de Kafka. Mais Luc, sorte d'existentialiste pour palaces, est à la mode comme les lords de Mme Cottin. Son mal du siècle est léger, séduisant; il affleure à peine. La concision et la pudeur modernes tournent à la pauvreté et à l'extrême sécheresse chez Sagan ; le mutisme lourd du héros de Malraux à l'inanité. Les héros de Camus, de Kafka, ont une pseudo-insignifiance qui n'appartient qu'à eux : les héros de Sagan ont une manière de ne pas exister qui appartient à tout le monde. C'est le triomphe de l'anonymat.
M. DURAND. - C'est vrai. Dans Un certain sourire, Dominique couche avec Bernard, est quittée, se morfond, attend des coups de téléphone, quitte Bernard, vomit, se croit enceinte, revoit Luc ou François, sans que cette insignifiance soit jamais campée. C'est Solange Dandillot vue par Solange Dandillot.
M. DUPONT. - Dans un mois, dans un an porte ce sporadisme au "gag" : ici c'est la déliquescence pure, l'effilochement total, l'état larvaire.
M. DURAND. - Pourtant, un Beckett a montré qu'un art, ici, reste possible.
M. DUPONT. - Bien sûr. Mais chez Sagan, tout ce qui est moderne - l'extrême économie d'expression, acérée et somptueuse chez Malraux, frémissante et veloutée chez Camus, suggestive chez Gide, royale chez Montherlant - n'est plus qu'une convention aussi absurde et fausse que la convention contraire du pathétique extrême dans la "grande sous-littérature" romantique. Mais, précisément, ces héros figés dans leur ennui à fleur de peau, leur petite métaphysique et leur fadeur montrent bien ce qu'ils sont ; des statues de cire, le musée Grévin de l'existentialisme.
M. DURAND. - Mais comment expliquez-vous le délire des critiques? L'un d'eux, académicien, a écrit : "Que voulez-vous, cette jeune romancière n'appuie jamais". Comme si, en un certain sens, la vraie littérature, secrètement, n'appuyait pas, puisqu'elle développe, explore... et n'en a jamais fini d'explorer chez Balzac ou Proust. "Que voulez-vous, ce qu'elle décrit existe", dit un autre académicien, comme si tout n'était pas dans la manière! Mais enfin, pouvez-vous m'expliquer les raisons de cette connivence secrète entre la littérature authentique et la sous-littérature en col blanc ?
M. DUPONT. - Ce qui permet, à mon sens, à la "grande sous-littérature" d'entrer par effraction dans la littérature, avec la complicité de la grande critique, c'est que les deux littératures ont le même public, et il en fut ainsi de tous les temps. Le public du Grand Cyrus, c'était aussi celui de Molière ; le lecteur des romans de chevalerie, c'était aussi le lecteur de Cervantès. Bien plus, le véritable écrivain se trouve désarmé devant son propre public par le "grand roman sous-littéraire" qui offre aux "lettrés" une nourriture facile, sans lui donner mauvaise conscience. Le lecteur de Sagan n'a pas besoin de s'avouer que Faulkner ou Camus l'ennuient : le langage, le milieu, tout dans le "grand roman sous-littéraire" lui sert, inconsciemment, d'alibi.
M. DURAND. - En plus, la sous-littérature est bien plus immorale que l'autre.
M. DUPONT (furieux). Comment ? Que me racontez-vous là ? S'il est un point sur lequel le roman sous-littéraire se sépare radicalement de la vraie littérature, c'est précisément par sa haute moralité. Il peut bien vulgariser une philosophie ou une vision tragique à l'usage du grand nombre, sur la moralité il rejoint la sous-littérature populaire du roman rose ou noir.
M. DURAND. - Tiens, tiens, on manie le paradoxe?
M. DUPONT. - L'immoralité en littérature, mon cher, c'est une manière d'aller par-delà le bien et le mal, sans le vouloir expressément, et c'est l'apanage du génie : Balzac va par-delà, simplement parce que la vérité est par-delà. La vérité, c'est que Vautrin n'a pas de remords, que Rastignac en a un tout petit peu, par peur, que le Ferrante de Montherlant tue par ennui. Aucune recherche du scandale dans l'immoralité du génie. "Voilà la loi de la jungle telle qu'elle règne dans la société", semble dire Balzac ou Stendhal. "Voilà l'immoralité gigantesque du vrai, nous n'y sommes pour rien, et ce n'est pas à l'artiste de prêcher."
M. DURAND. - Mais Françoise Sagan…
M. DUPONT. - Mais oui, Françoise Sagan est très morale. Il faut la conseiller aux demoiselles de Volanges de ce siècle. "Il n'est pas sage de coucher avec tout le monde, cela fait mal et on guérit lentement : surtout, ne vous donnez pas aux hommes mariés, ils sont dangereux." Telle est la leçon que suggère avec une insistance pleurarde Un certain sourire. "Voyez comme je suis perverse et méchante ; voyez quel malheur attend le quadragénaire hors du mariage !", c'est ce que répète Bonjour tristesse avec cette fausse discrétion qui passe pour de l'impassibilité. Laclos réservait à sa préface ce moralisme tonitruant.
M. DURAND. - Pourtant c'est un fait qu'on la juge immorale.
M. DUPONT. - Naturellement, parce qu'elle n'est pas encore assez tonitruante; les gémissements étouffés, les mièvres regrets, la frêle tristesse, les sourires éreintés, tout est fait, pourtant, de clins d'oeil au public bien pensant. La petite grue de Un certain sourire attend, éplorée, qu'on la plaigne dans ses égarements. Tout cela est bien loin de l'immoralité massive de Balzac, de Laclos, dont le Valmont rit tout au long du roman et meurt en duel, non repenti. Julien Sorel n'abdique pas devant ses juges, Vautrin devient chef de la police, comme d'une sorte de "gang" rival, au service de la société : le gigolo Rastignac et le dandy Marsay triomphent ; Rubempré se suicide, non par remords, mais par faiblesse et parce que la vie dorée, avec la dot de Mlle de Grandlieu, lui échappe. Certes, dans ses deux premiers romans, le moralisme de Sagan était plus discret que dans le troisième, où il se fait entendre aussi fort qu'un cor de chasse. Mais justement, cela est plein d'enseignement sur la connivence entre le public et la critique au chapitre du moralisme.
M. DURAND. - Comment l'entendez-vous. ?
M DUPONT. - Depuis cinq ans, toute la critique "sérieuse" demandait à notre romancière, non d'acquérir du talent, mais de dire enfin plus expressément encore qu'elle "désapprouvait" ses héros. Elle a donc cédé dans le troisième. Tel académicien l'en félicite chaleureusement. Derrière le satisfecit qu'il lui délivre, on sent un soupir de soulagement collectif dans ce qui subsiste de la bourgeoisie. Mais voici ce critique lui-même dépassé ; ses lecteurs lui écrivent pour l'insulter - il se serait permis de juger bon un roman "pornographique". Et l'académicien de se justifier : "Sagan n'est jamais pornographique". Et tout le débat roulera sur le degré d'immoralité de cette littérature, comme au temps du Disciple de Paul Bourget. Mais la véritable immoralité n'est pas dans les appels du pied de ces héroïnes effleurées d'un vague ennui sur nos plages mondaines, ni dans cette anorexie : la véritable immoralité donne le vertige et, répétons-le, on ne la trouve que chez les grands.
M. DURAND. - Pensez-vous que Françoise Sagan représente un danger littéraire?
M. DUPONT. - Non pas
: son succès demeure sans pouvoir sur la hiérarchie des valeurs.
Mais j'ai commencé à m'inquiéter le jour où
j'ai vu tel éditeur lancer un roman de Michel Déon par un
jugement favorable de Françoise Sagan sur la bande. Daignera-t-elle
donner l'imprimatur au prochain Camus ?
M. DURAND. - Ah
! that is the question !