de Pierre Klossowski
par Manuel de Diéguez
"Ma propre famille, trop ramifiée en divers pays de l'Europe, n'avait, depuis des siècles, connu d'autre ennemie que la Papauté, d'autre patrie que le Libre Examen. Depuis la Révocation de l'Édit de Nantes, c'était pour moi une affaire entendue que la vie ne souffrait pas la liberté évangélique ; sous maints aspects, Rome avait vaincu, non qu'elle fût du tout l'Église, mais parce que la vie défiait la condamnation portée contre elle par l'Évangile".
Tel est le christianisme de Roberte fille et arrière-petite-fille de pasteurs calvinistes, et c'est ce christianisme-là qui l'a poussé à se joindre au convoi des médecins et des infirmières qui se formait à Genève en septembre 1943 ; il s'agissait d'aller soigner les blessés dans Rome, à la veille de l'entrée des Alliés. La guerre, pour Roberte ?"...Un rassemblement de garçons dont c'était le destin de cogner, de saccager, de brûler, peu importe au nom de quoi ; nous autres femmes étions là pour les soigner, les calmer, les distraire ; il en avait été, il en serait toujours ainsi!"
Mais parmi les blessés se trouve un bel officier des SS, von A., qui avait été expédié sur le front d'Anzio, à titre punitif. Car, ayant reçu l'ordre d'envoyer en Allemagne un certain nombre de familles juives, cet officier avait au préalable fait mettre leurs enfants à l'abri dans des couvents, avec la complicité d'un prêtre, mais sous la condition expresse que ces enfants fussent tenus à sa disposition le cas échéant".
Ici, Roberte : "Ainsi, dis-je, vous n'auriez pas hésité à les expédier à leur tour au cas où vous auriez été menacé ?".
"Que voulez-vous, dit-il, j'étais décidé à survivre". Et elle ajoute "avec emphase" : "Toujours de nouvelles victimes, toujours de nouveaux innocents, malgré la présence réelle!"
Et voilà où Pierre Klossowski voulait nous conduire : il s'agit de la présence réelle du Christ dans l'hostie. Le prêtre a caché la liste des enfants dans le tabernacle d'une église désaffectée et a laissé la clé à l'officier. Démasqué comme escroc - il s'était fait livrer des rançons par les familles pour chacun des enfants juifs soustraits au four crématoire - le prêtre est fusillé paar les Allemands et l'officier expédié sur le front. A son retour, il apprend qu'on dit de nouveau la messe dans l'église. Catholique, il se sent incapable d'aller violer le tabernacle pour rentrer en possession de cette liste qui, si elle tombait aux mains des Alliés, le ferait pendre. Roberte la protestante, qui ne croit pas un mot à cette histoire de présence réelle, consentira-t-elle à y aller pour lui ? Elle ira. Et nous ne saurons pas très bien si elle livrera, en plus, le bel officier. Car, à partir de ce moment-là, nous entrons dans un monde nouveau, une sorte de quatrième dimension du roman.
D'ailleurs, si le sacrilège a lieu dans les premières pages, s'il réussit, matériellement et littéralement, - et Klossowski y suggère le surnaturel d'une manière inouïe, à partir de la froideur, d'une sorte d'absence pure - nous n'apprenons tout le contexte que dans les dernières pages de ce petit livre qui en compte 187, et qui, tiré à 1500 exemplaires, vaut 1800 francs ! Car il y avait risque que le vulgum pecus y vit une oeuvre pornographique. Ce genre de malentendu, de Baudelaire à Miller et de Sade à Flaubert, fait partie de nos moeurs littéraires... sitôt un certain tirage atteint. Et Klossowski a écrit un "Sade, mon prochain" pour lequel la caution des Éditions du Seuil pourrait ne plus suffire.
Roberte est devenue député sous "l'invraisemblable" IVe République, et présidente de la Commission de la Censure à la Chambre. Elle est de ces femmes modernes qui, ayant renié une religion pour une autre, qui soit plus soucieuse de leurs droits que l'ancienne, règnent au nom d'une bontés, d'une justice, d'une vérité liées à la démocratie. C'est toute une métaphysique du protestantisme que Klossowski croit pouvoir saisir sous ces idoles de la cité idéale. Mais en dehors de la Place Beauveau ou de la rue de Rivoli, cette Roberte est la pire des "libertines". Comme l'écrit son mari, qui aime les jeux de mots. "de député devenant pute entre Condorcet et Saint-Lazare..."
Donc, les cent cinquante premières pages où alternent des extraits du journal de Roberte et de celui d'Octave, son vieux mari, sont extrêmement osées pour qui n'y sentirait pas un très grand art de suggérer tout un univers de la mort par-delà l'érotisme. Il flotte ici une très profonde angoisse à partir de la clarté même et de la géométrie pure. Capté dans une sorte de transparence, le mal semble ne pas trouver de prise, et règne pourtant, d'un règne métaphysique, à force de se proclamer absent. Tout se situe par-delà une fatalité qui se "déroulerait" : le mal ne se déroule pas, il est en suspens dans l'extrême clarté, il nourrit la transparence des êtres et projette dans le vide toute la précision équationnelle de cet étrange univers. Et tout cela est d'un très grand écrivain.
Roberte finira par tenter de tuer son mari. Celui-ci, amateur de tableaux libertins, est un contemplatif du péché. Même cet empoisonnement manqué est pour lui un spectacle. "Étrange tableau vivant que celui qui me fut offert pour fêter mes soixante-dix ans : la belle se fait surprendre pendant qu'elle empoisonne son vieil époux assoupi". Mais voici qu'il meurt de mort naturelle. Et Roberte : "Enfin la Paix. Mais est-ce croyable? Octave a été rappelé à Dieu. Oh ! quel soulageant miracle m'arracherait actions de grâces plus sincères, plus allègres ?" Et elle songe à "former un amant".
Cinq siècles après la Renaissance, Klossowski reprend à l'échelle du monde moderne le grand débat entre le protestantisme et le catholicisme, mais a partir de ce que ces deux religions sont devenues à ses yeux. C'est pourquoi Roberte, à la fois animale et géométrique, participe du génie démoniaque qui hante nos lettres depuis Baudelaire. Mais elle tire du Démon un frisson nouveau - le démoniaque baudelairien restait superbe dans sa rage et son foudroiement, celui de Miller rugit sur le mode épique et cherche un Bouddha, tandis que Klossowski en fait la pointe glacée d'un diamant cernant d'un trait grêle l'absence du surnaturel - et le retrouvant du même coup. Est-ce le point-limite du démoniaque en littérature, par autodestruction en quelque sorte?
Mais quelle est la conception profonde que Klossowski se fait de la foi? Il y faudrait une longue étude. Autant que j'ai pu en juger par une première approche, il me semble que c'est un existentialiste de la foi, et c'est bien pourquoi Sartre va partout criant au chef-d'oeuvre. Que dit, en effet, Roberte? "Et, poussant à l'absurde la faculté de libre examen, j'avais opté pour ce défi, moins par amour de la vie que pour affirmer ce que je prenais alors pour la liberté. Dès lors, tout le reste, à savoir pourquoi maintenant l'on se battait, pour quelles façons de vivre et de penser humaines et agréables contre d'autres délibérément atroces, se ramenait à cette liberté d'option pour ou contre la vie. De quel droit pouvait-on l'interdire à d'autres, quand même leur option eut été celle du pire, voilà ce que je ne comprenais pas. Cherchais-je seulement à comprendre? La charité vint à mon secours : pas de problèmes! Va t'engager à la Croix-Rouge, tu soigneras indifféremment de malheureux aveugles, les "coupables" autant que les "innocents"
Est-ce bien là le protestantisme ? En tous cas, Klossowski est pour le catholicisme augustinien, un catholicisme "engagé" dans l'avènement cosmique du christianisme à travers les millénaires. Béguin l'a retrouvé chez Pascal, et notre époque chez Teilhard de Chardin. C'est un catholicisme où le jugement des hommes sur les hommes a droit de citer, mais non point au nom des idoles, ces "vérités immuables" qui sont "la pire des idolâtries" de la cité moderne. Ce catholicisme condamne aussi bien la délectation morose d'Octave, tourné vers le passé, que l'orgueil idéologique et abstrait de Roberte, tournée vers le futur. Tous deux ont parié contre la vie. "Quand il eut réussi à me dénuder, je compris vite combien m'étaient indifférents les blessés et les tués, les déportés et les persécutés, les suppliciés et les bourreaux, les atrocités et la punition de ces atrocités".
Naturellement, sur les mérites respectifs des diverses interprétations qu'on peut donner du catholicisme ou du protestantisme la discussion ne saurait aboutir. A partir de Klossowski, il me semble que, dans la pratique, l'une et l'autre religion échappent à des règles impossibles, par un type de mauvaise foi qui lui est propre. Le protestant en proclamant des règles absolues dans un monde corrompu et en se détournant pour se ranger parmi les justes: les catholiques en se proclamant pécheurs, mais en se libérant sans cesse par la confession. Les premiers semblent persuadés qu'ils changeraient le monde et créeraient la cité des justes sur terre si on les laissait faire. Les seconds acceptent bien facilement le mal sous prétexte que le Royaume de Dieu ne sera jamais de ce monde. Tout cela engendre des types d'orgueil et d'humilité très différents, des idolâtries étranges et contradictoires. On pourrait demander à Klossowski si son catholicisme "existentiel" ne conduirait pas à quelque justice atrocement humaine à son tour. À celle de Saint-Augustin finissant par livrer au bras séculier les hérétiques de son temps, faute d'être parvenu à les convaincre. À celle de Pascal dénonçant des athées.
Il reste que la Révocation de l'Édit de Nantes (1). à travers un érotisme méticuleux, rend un son envoûtant, unique, et que c'est un livre vertigineux. L'athéisme y est au niveau de la chair. Roberte est originellement athée, "par un sentiment de son corps dont l'homme est incapable", lui qui n'est jamais que "sciemment et résolument athée". Klossowski nous dévoile la chair avant la conscience, avant le péché. "Oui, mon Octave, nous sommes naturellement athées", s'écrie Roberte, étrange écho à l'âme "naturaliter christiana". Cependant, peu à peu, elle se verra, parce que regardée: par-delà la tombe, il l'épie. Il aura gagné. C'est peut-être la réplique européenne au roman américain.
Il faut relire ce livre
inépuisable. Je n'y ai fait qu'une moisson brève et toute
personnelle. Chaque lecteur en fera une autre.
(1) Éditions de Minuit.