Le voici donc, ce roman tant attendu qui nous vient d'Italie auréolé d'une double puissance mythologique, celle du succès de vente et celle, presque aussi prestigieuse dans notre ère démocratique, de la plus haute aristocratie : le roman s'est vendu à plus de cent mille, exemplaires dans la péninsule, ce qui est sans précédent, et l'auteur n'est autre que le prince de Lampedusa. Celui-ci avait rêvé toute sa vie d'écrire un roman sur la Sicile - il vivait à Palerme ; mais ce n'est plus l'île des hautes et fougueuses entreprises - tout s'y endort doucement. "Le sommeil, cher Chevalley", dira le prince du roman, "le sommeil, voilà ce que veulent les Siciliens, et ils haïront toujours celui qui voudra les réveiller, fût-ce pour leur apporter les plus beaux cadeaux (...) Depuis deus mille cinq cents ans nous sommes une colonie. Je ne le dis pas pour me plaindre ; c'est notre faute. Mais nous n'en sommes pas moins las et vides".
Le sommeil sicilien a donc agi sur le prince de Lampedusa lui-même pendant près de soixante ans. Mais un jour de 1954, ayant accompagné son cousin. le poète Lucio Piccolo, à San Pellegrino Terme, où une dizaine d'écrivains italiens devaient présenter une dizaine d'espoirs au public des estivants, il revint à Palerme ayant reçu le choc décisif : son intention était désormais bien arrêtée d'écrire enfin son roman, il sentait qu'il était temps. Et, en effet, à peine l'avait-il achevé qu'il mourut. Le manuscrit - refusé au moins par un éditeur, pour ne pas faillir à la règle - atterrit chez Feltrinelli, l'éditeur de Pasternak ; et le voici déjà traduit en douze langues (1).
Le Sujet est stendhalien au possible. En 1860, le royaume des Deux-Siciles va être rattaché au royaume d'Italie par l'action militaire de Garibaldi. Et la Sicile du prince de Lampedusa, c'est le duché de Parme de Stendhal. Mais il ne s'agit pas seulement d'une guerre dont naîtra l'unité italienne, il s'agit aussi d'une révolution typiquement stendhalienne, celle qui permettra à la bourgeoisie enrichie de s'allier à la noblesse : Angélique, fille de don Calogero, dont le grand-père ne savait ni lire ni écrire, va épouser Tancrède, cousin du prince de Salina, ces Salina qui "furent pairs du royaume, grands d'Espagne, chevaliers de Saint-Jacques", et qui, lorsqu'il leur prend envie d'être chevaliers de Malte n'ont qu'à lever le petit doigt, puisque "la rue Condotti leur passe les diplômes sans sourciller, comme si c'étaient des brioches". C'est le conflit de la classe des Valenod avec les Rénal dans le Rouge et le Noir. Seulement, Stendhal Prend secrètement partie pour l'ambition et la passion de Julien, le fils de paysan qui, pour un peu, épouserait la fille du duc de la Môle; le prince Giuseppe Tomasi, lui, prend parti pour "les grands".
Si je me réfère ainsi à Stendhal, c'est que le Rouge et le Noir est de 1830, et que l'action du Guépard, quoique se situant une trentaine d'années plus tard, est en réalité contemporaine de Stendhal: ce qui se passait en Sicile aux environs de 1860 est donc l'exacte réplique de ce qui se passait en France entre 1830 et 1848. Aujourd'hui encore, il est des recoins de l'Europe où les grands événements se répercutent avec le retard d'une génération. Le thème central du noble ruiné qui redore son blason en épousant une riche héritière dégénérera en France dans le théâtre bourgeois, aboutira à Georges Ohnet, se perpétuera dans le roman populaire, rose ou noir. Mais il ne faut pas oublier que c'est un thème stendhalien et balzacien, qui connut son heure d'authenticité historique. Je crois que c'est ce thème, devenu aujourd'hui populaire et inauthentique, qui constitue le malentendu indispensable au succès de vente d'un livre de qualité, tel que celui du prince de Lampedusa : un vaste public y retrouve sa mythologie du prince et de la riche héritière, authentifiée par la Sicile de 1860 et par un véritable prince-auteur, dont le décès même fortifie la légende.
Ceci dit, la valeur du livre se situe évidemment, pour les lettrés, sur un tout autre plan. Est-il possible de faire le point ? Il faut le tenter. Mais tout ceci est tellement stendhalien qu'il faut s'en référer sans cesse au modèle.
Le prince de Lampedusa a sur son lointain rival Henri Beyle un avantage : c'est d'être mort en 1957. De sorte qu'il démontre à chaque page combien avait raison celui qui disait : "Je serai compris en 1880". En effet, dans ses deux derniers chapitres, datés respectivement de 1886 et de 1910. l'auteur du Guépard se donne même le luxe de poursuivre son roman jusqu'à la mort de l'aristocratie. Ce sont les deux plus beaux chapitres : le prince meurt symboliquement dans un hôtel, au retour d'un voyage harassant en chemin de fer (1886) ; et les "demoiselles Salina" voient l'archevêque de Palerme faire enlever toutes les fausses reliques de leur chapelle privée, qui devra être reconsacrée (1910). L'Église, la dernière puissance à l'intérieur de laquelle les Salina restaient encore plus forts que les nouveaux venus, se détourne à son tour de l'ancienne classe dirigeante pour s'allier aux maîtres du jour, au nom, toujours, de l'intemporel: cette fois, c'en est fait des "grands"... Ces deux derniers chapitres sont tellement foudroyants qu'on revient en partie sur certaines réserves qu'on a pu formuler en cours de lecture. Il faut pourtant y revenir.
Je crois qu'un écrivain qui ne travaille pas toute sa vie d'arrache-pied est perdu. "Le travail constant est la loi de l'art comme celle de la vie, écrivait Balzac. Il en résulte cette habitude du labeur, cette perpétuelle connaissance des difficultés"... Le prince de Lampedusa n'a pas chômé impunément pendant soixante ans. Son livre, admirablement écrit, témoigne d'une grande sûreté de goût, d'une immense culture ; et certains passages sont même d'un très grand artiste. Mais il lui manque cette "perpétuelle connaissance des difficultés" qui permet de vaincre à coup sûr. De sorte qu'on rencontre chez lui des naïvetés qui semblent incompatibles avec ses réussites, et une diversion inexplicable, celle où Pirrone, le confesseur, va régler des affaires de famille qui n'ont aucun rapport avec le roman.
Lorsque Proust, un jour, pris de vertige, comprit qu'il était temps de s'enfermer dans sa chambre et de n'en plus sortir s'il voulait mener son entreprise à bien, il avait encore assez d'années à vivre; un hasard cruel a voulu que le prince de Lampedusa n'ait eu que deux ans devant lui à partir du jour où il a compris son destin. D'où la brièveté de son livre, manifestement d'un auteur pressé par la mort. Il a voulu, par exemple, montrer l'immobilité de la Sicile, le sommeil d'une terre plusieurs fois millénaire et que rien ne peut plus secouer - et c'était ce qu'il y avait de plus vaste, de plus moderne dans son projet, et aussi de plus poétique. C'est assurément une dimension encore inexploitée, et pleine d'avenir, du roman historique dans les décadences. Car les grands romans historiques tirent leur grandeur et leur intemporalité de ce repos superbe et de cette mort lente dans les déclins qui les projettent dans la poésie.
Or, toute cette partie est manquée dans le Guépard : en raison de l'allure presque étriquée du livre, elle se réduit à des discussions politiques tranchantes et maladroitement amenées. Musil ou Durrell sont allés bien plus loin dans cette direction - et c'est celle, justement où l'auteur ne pouvait rien apprendre de Stendhal, romancier des classes montantes.
Reste le corps stendhalien du livre, où les rapports affectifs sont inversés : c'est le jeune aristocrate, Tancrède, qui "se pousse" dans la société nouvelle, et non le "pauvre" Julien Sorel, De Stendhal, le prince a beaucoup retenu : il vous résume en dix lignes l'action de plusieurs mois, pour braquer soudain le projecteur de l'analyse psychologique sur un très court moment romanesque. La densité est concentrée, comme chez Stendhal, sur les moments essentiels. Mais il est inutile de dire que je suis grand admirateur de Stendhal, qui n'a pas encore réduit le dernier carré de ses adversaires. Par contre, on ne trouve pas chez Lampedusa cette furia de la passion - une délicatesse extrême exclut toute violence des sentiments, et cela donne à l'ensemble une discrétion un peu pauvre: une réserve telle qu'on serait tenté de l'attribuer, à la fatigue de l'âge. Mais l'auteur est un grand seigneur dont le raffinement dégoûté s'allie à la contemplation de la mort : celle de ces aristocrates devant lesquels le plébéien Julien Sorel s'écrie qu'ils sont complètement dégénérés, et que les vrais aristocrates ne mouraient pas sans esquisser un geste de défense, comme ceux qu'on menait à la guillotine, mais en tirant l'épée et en se battant jusqu'au bout. Du point de vue romanesque, sinon aristocratique, c'est Julien Sorel qui a raison. Toutes les réserves qu'on peut faire au Guépard tomberaient si dans ce roman un peu maigre et parfois maladroit, les personnages avaient une chaleur de sang qu'on trouve justement sous les phrases sèches, en forme de flèches, de Stendhal.
Je ne crois pas que le Guépard, roman raffiné, et clos par un chapitre magistral, obtiendra en France le succès de critique qu'il a obtenu en Italie. On n'y trouve pas un seul personnage vraiment approfondi. Mais pour l'amateur de roman, que d'enseignements, que de rapprochements inattendus, instructifs, que de leçons aussi sur l'intimité de l'écrivain avec la mort!
1. En France, aux Éditions du Seuil. Traduction de F. Pézard.