Lettre imaginaire à Curzio Malaparte, mon

ami, à propos de "En Russie et en Chine"(1)

par Manuel de Diéguez

Voici ton dernier livre, Curzio Malaparte, celui auquel tu as travaillé jusqu'à ton dernier souffle. Tu l'avais appelé "Moi en Russie et en Chine". Mais aujourd'hui tu ne peux plus te défendre ; comment te défendrais-tu, mort, toi déjà si désarmé de ton vivant qu'il te fallait la parade du condottière et toutes sortes d'astuces pour cacher ta fragilité ? Tu étais spectaculaire et magnanime ; tu te défendais mal, c'est-à-dire avec grandeur ; et tu poussais tes qualités jusqu'à l'impudence, par défi. Et parce que maintenant tu ne peux plus te défendre, même mal, voici qu'ils ont changé le titre de ton livre, voici qu'ils l'ont émasculé de ce "moi" qu'ils haïssent tellement chez les autres. Même ta mort, Malaparte, sous prétexte que les plus illustres personnalités d'Italie étaient venues te saluer sur ton lit de douleur, même ta mort, Curzio, ils l'ont qualifiée de spectaculaire pour faire de toi un mort truqué. Et des amis traîtres, se faisant un piédestal de leur "lucidité"chantent déjà ta conversion à la "fraternité humaine". Ta fraternité, ils ne l'avaient donc pas aperçue, lorsque tu la portais à la plus rare discrétion d'un grand art ? Lorsqu'elle était si secrète, si élevée, si tacite dans son hiératisme héroïque, qu'elle pouvait se permettre les jeux cruels, la grimace d'Arlequin, le sarcasme éthéré, l'artifice hallucinant, le bariolage ahurissant d'un art jetant à pleins tubes ses couleurs? Ta fragilité se haussait jusqu'à s'effacer dans la plus aérienne efficacité.

Tout au fond de ton art, Malaparte, nous sommes quelques-uns à savoir qu'il y a une fraternité si haute, si rare, si raffinée qu'elle est devenue toute allusive, par un comble de pudeur ; et qu'un Christ y a choisi de se voiler la face pour qu'on ne le voit pas mourir. Ainsi ton art, comme tout grand art, est allusif en ses "diamants extrêmes" ; ayant arraché le voile, tu reviens en quelque sorte sur ce que tu as dévoilé, et tu t'emploies à le cacher pour ne le montrer qu'à quelques-uns ; mais à ceux-là, tu dévoiles alors une nouvelle fois, au niveau d'une pure splendeur, et dans le geste même de cacher. C'était toujours à cet instant si tendu devant les dieux que je suspendais mon souffle et ma lecture, ouvert à cette contemplation où ton art, s'offrant le luxe de l'opacité, accédait à l'immobile éclat d'une totale absolution de l'homme.

"Et il s'aperçut qu'il était "homme" - un homme qui allait se mettre à écrire après avoir été un homme de lettres". Voilà ce qu'écrit de toi ton ami de trente ans, Vigorelli. Au moins celui-là reconnaît que tu payais de ta vie pour jouer. Alors, le matador ne serait qu'un joueur, lui aussi! Tu allais te mettre à écrire, Malaparte! Car eux, ils savent ce que c'est, écrire! Ils sont contents que tu aies fini par l'apprendre, Malaparte! Et le jeu de l'écrivain, lorsque c'est un jeu superbe et profond, où la mort parle haut, ne serait-ce pas une passion bien plus sérieuse que celle de tous ces impayables propriétaires de la vérité? Tu entends, ils veulent t'apprendre à écrire, Curzio, mais c'est pour eux qu'il est trop tard - tu es mort.

Oui, tu as paradé en ce monde, mais en grand témoin, comme Châteaubriand ; tu as lié ton art à l'immense parade des hommes ; et tu as pris, tout paradant, bien plus de recul qu'eux ; tu as pris le recul du grand art devant ton propre jeu ; tu as pris le recul de la pitié sous le masque agressif du défi, de la fureur, du sarcasme.

Aujourd'hui, soudain, ta fraternité leur crève les yeux, parce que tu parles des hommes-chevaux de la Chine, des hommes qui mangeaient de l'herbe, et parce que ton destin s'achève sur ce continent formidable de 600 millions d'habitants, notre futur, où tu es allé voir l'ancêtre, l'homme de Pékin.

Mais ils se trompent : c'est Kaputt, c'est la Peau qui anime les plus grandes pages de Moi en Russie et en Chine... Tu parles des hommes, mais c'est en parlant des chiens que tu retrouves le souffle de la fraternité secrète, celui de ton art vrai, de ton art caché, celui qui te donnera une postérité. "Ici aussi, en Chine, on ne rencontre pas un seul chien ; ici aussi, en Chine, on les a tous tués pour des raisons d'hygiène. A Moscou, les Russes disent, pour s'excuser, que les chiens étaient enragés. Bien, dis-je, mais qu'est-ce qui les avait rendus enragés? pourquoi étaient-ils enragés ? Peut-être parce que les bicyclettes coûtent cher en Russie. Mais qu'importent les bicyclettes aux chiens? Ils ont dû devenir enragés pour d'autres raisons : il fallait essayer de comprendre pour quelle raison ils étaient enragés. Et puis, est il possible que tous les chiens de Russie soient tous devenus enragés, le même jour? Sans nul doute, il a dû y en avoir qui étaient enragés, mais il devait aussi y en avoir qui avaient simplement leurs nerfs, qui avaient mal à 1a tête ou qu'on avait embêtés. Était-il vraiment nécessaire de les tuer tous, même ceux qui avaient leurs nerfs ou qui étaient agacés pour des raisons personnelles ?... " Ah ! tu sais parler des chiens !

Malaparte, mon ami, là où tu es, c'est avec le doyen de Saint-Patrick, M. Jonathan Swift que tu dois soutenir les conversations les plus kantiennes sur la satire. Tu es le premier écrivain européen à être allé plus loin que l'auteur de la Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d'être à charge en en faisant un article d'alimentation.

Mais notre monde n'est plus celui de Swift : on ne comprend même plus ce que tu as fait. On se demande seulement à quel clan tu as appartenu, et si tu ne te serais pas vendu un peu, comme Voltaire, pour cultiver plus tranquillement ton génie. Je reçois en même temps que le tien, le dernier livre de Huxley : "Retour au Meilleur des Mondes". Huxley dit que la dictature de l'avenir ne sera plus répressive, qu'elle sera fondée sur le renforcement des "comportements positifs" par tout un système de récompenses ...

Mais je m'arrête. Comme le doyen de Saint-Patrick, tu as fait de la satire un art aérien, fantastique, d'une férocité et d'une absurdité sans limites sous le sourire. Mais tu es fraternel, et c'est peut-être pourquoi tu n'es pas mort fou...

Lorsque, quittant Pékin, tu es arrivé, à demi évanoui, sur la dernière marche de l'escalier conduisant à l'avion, tu t'es retourné et tu as dit lentement, comme au seuil du monde futur, du "meilleur des mondes", avec un grand effort, parce que tu respirais depuis des mois avec un seul poumon : "Ono aï tsoungkouoyen", ce qui veut dire : "J'aime les Chinois".

"Et la foule s'est mise à pleurer", Curzio, parce que tu étais aimé!

(1) Éditions Denoël.
 
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