A L'OCCASION DU SÉJOUR À PARIS D'UN GRAND ÉCRIVAIN ANGLAIS
VOICI donc la
suite de Justine, deuxième temps de l'approche dans le vaste
roman en quatre volumes de Lawrence Durrell. Le lecteur doit savoir qu'il
ne peut comprendre le sens de cette entreprise romanesque sans avoir lu
Justine. L'auteur voulait d'ailleurs donner à sa croisière
le nom d'un seul navire, comme tous les vrais capitaines et appeler cela
Justine I, Justine II, etc. Ainsi fit Jules Verne avec ses Nautilus.
Mais les éditeurs ont aussi leur mot à dire. Quant aux critiques,
ils viennent toujours trop tard, m'a dit Durrell - et il a raison,
mille fois raison.
Devant Justine et Balthazar (1), je songe à cette pensée de La Bruyère : Les gens de goût n'applaudissent pas, ils approuvent". Car l'approbation véritable n'en finit pas de s'alimenter, tout au fond de nous, d'une admiration sereine, d'une tranquillité contemplative de la raison, bien loin du vain bruit des "applaudissements". Je dois dire que mon admiration est ici de l'ordre de la pacification frémissante et froide que donne le grand art - ce que La Bruyère, justement, appelait approbation avec la pudeur méditative du génie.
Ce n'est pourtant pas l'idée d'un roman quatre fois récrit - en quatre volumes - dans le même temps, avec les mêmes personnages et les mêmes événements, qui me séduit le plus. En France, nous sommes si passionnés d'idées qu'il suffit qu'on nous propose quelques concepts solidement enchaînés en un système dans l'éternel emballage cartésien pour que nous ne nous sentions plus. La théorie est reine. Celle de la mémoire chez Proust (vous savez, l'histoire de la madeleine trempée dans une tasse de thé) a fait autant pour sa gloire que l'oeuvre elle-même tellement nous courons après les clefs de l'univers. Voici bien la vingtième "révolution dans le roman" depuis Proust, et toutes nos époques littéraires depuis du Bellay se sont fondées sur des théories littéraires. C'est que de grands écrivains universalisaient leurs besoins peur mieux nous plier à leur art et se délivrer un peu de leur solitude - nous sommes toujours enchantés d'acquiescer à ces alibis. Mais la technique de Proust n'est que ce qu'il lui faut pour exprimer son univers romanesque, et la "formule" est pour lui seul. De même Durrell prend un solide appui sur nos habitudes littéraires avec sa théorie de l'espace-temps einsteinien dans le roman. Mais il est d'abord un immense poète, à l'exploration inépuisable. Ne pouvant atteindre la plus grande profondeur à la première plongée, il a choisi de faire plusieurs descentes. Déjà Proust s'était heurté a ce problème. Pour Durrell, le problème du temps n'est autre que celui des heures nécessaires pour atteindre le fond et remonter. Vient l'instant où il vaut mieux changer les plans et les perspectives, poser plusieurs grilles sur le réel que de s'épuiser à insuffler la "surnourriture" où Proust s'épuisait sur épreuves. Et le manuscrit de Justine raturé, surchargé de notes que Balthazar rapporte au narrateur pour un nouvel approfondissement, c'est un manuscrit de Proust qui serait à réimprimer entièrement. Problème du temps einsteinien ? Quelque part au coeur de l'expérience, écrit Durrell, il y a un ordre et une cohérence qui nous surprendraient si nous étions assez attentifs, assez aimants et assez patients. Aurons-nous le temps? Voilà le vrai problème, tout prosaïque, du temps.
Entrons donc dans le réel, c'est-à-dire dans l'univers romanesque : Durrell est l'homme de la profondeur, né de Proust, inimaginable si Proust n'avait pas existé. Mais depuis Proust, nous n'avions pas expérimenté une si obsédante, une si invincible présence romanesque, c'est-à-dire une telle puissance poétique. Durrell ne parle jamais du "romancier", il dit toujours "le poète". Voilà une victoire de la postérité de Proust : que le romancier soit compris d'abord comme poète, parce que la poésie est le fond de tout art. Par quoi le roman signe son alliance avec Homère. Des dizaines de pages dans Balthazar sont nées d'Homère, sont dans le ton, la trame, le décor, la lumière de l'Odyssée - le moins immobile pourtant des romans. Lisez les pages sur la vie à la campagne, la venue de l'aède, le cheval dressé par Narouz, et dites-moi si ce n'est pas le parfum d'Homère retrouvé. Voilà une rencontre fabuleuse du roman moderne. Durrell, il est vrai, a passé des années en Grece, c'est en Grece qu'il a mûri ; c'est lui qui y a entraîné Miller. Durrell, c'est le "temps retrouvé", proustien tout au fond de la poésie d'Homère. À propos de Miller, il faut relire sa préface à Justine : il n'y est pas tellement question de technique que de lumière et de poésie - un écrivain va d'instinct à l'essentiel d'un autre écrivain, c'est-à-dire à l'obsession à partir de laquelle l'œuvre n'est pas seulement possible mais absolument nécessaire, et en quelque sorte inévitable. Durrell connaît intimement la ville dont il nous restitue à chaque page la couleur, le rythme et le délire (…). La substance de ce dessin ténu et complexe est une prose poétique la plus exigeante, la plus contrôlée et la plus évocatrice qui soit (...). Le récit miroite et ondule dans la trame flottante de cette matière sacrée, la lumière".
L'écrivain
sait que 1e livre est écrit à partir d'un certain langage
"surnaturel" de la lumière. Alors, ne me faites pas raconter l'histoire
: en "bloquant" le temps, qu'a fait l'auteur, sinon nous libérer
de la superstition du déroulement qui nous empêche de saisir
l'art de son essence, en tant que dévoilement et contemplation.
Balthazar
ne s'écoule pas, et cette "minéralisation" la prestigieuse
nous oblige à un acte contemplatif, comme devant une toile de maître
dans sa lumière. Et voilà bien pourquoi le critique vient
toujours trop tard, lorsque la chose éternelle est venue au monde,
s'étant frayée son chemin dans le périssable - et
voici qu'elle n'a plus besoin de personne.
(1) Éditions Buchet-Chastel-Corrèa.