Vendredi 8 mai 1959

LE JOURNAL DE PARIS

MAETERLINCK, POÈTE

par Manuel de Diéguez

Dans notre article d'hier(1), nous nous étions interrogés sur l'actualité de Maeterlinck. Nous voulions ainsi dissiper quelques malentendus. Mais il est évident que la valeur de Maeterlinck ne dépend pas plus de l'actualité heideggerienne ou sartrienne d'aujourd'hui que de l'actualité symboliste de son temps. Un écrivain dépend de sa propre alchimie, du monde à la fois clos et ouvert où sa maîtrise s'exerce et où il est seul à régner. C'est sur l'unité de Maeterlinck qu'il convient maintenant de faire le point. Quel est le centre à partir duquel s'organise cette œuvre? Comment fonctionne cet esprit qui a abordé tant de thèmes et de problèmes ?

Il serait facile de se lancer, à son propos, dans ce genre de psychologie essentialiste qui consiste à parler de la race et du climat, des ascendances paternelle et maternelle, des circonstances de l'enfance. La perpétuelle interrogation de la mort, les recherches mystiques, les silences et les rêveries, tout cela pourrait être ramené au caractère flamand. Lui-même avoue s'être inspiré d'un tableau de Breughel pour écrire son "Massacre des innocents". L'union du mystique et du terrien chez lui ne serait pas moins caractéristique. "Maeterlinck, avec ses traits réguliers, le rose juvénile de ses joues et ses yeux clairs réalise exactement le type flamand", écrivait un critique. Mais ce genre de psychologie est bien illusoire : ces fausses évidences ne nous disent pas pourquoi ce Flamand-là a écrit l'"Oiseau bleu". On ne saisit pas ce qu'un écrivain a d'unique à partir des généralités confortables de la psychologie courante, sur le "type flamand" où excellent nos critiques littéraires depuis Sainte-Beuve.

Faut-il, dès lors, interroger la pensée de Maeterlinck ? Là encore, nous risquerions de graves mécomptes. Lorsque Maeterlinck écrit : "Il n'y a pour nous, dans notre vie et dans notre univers, qu'un événement qui compte, c'est notre mort", l'intérêt d'une telle pensée ne réside pas dans sa valeur en soi, dont nous nous demandons bien comment nous pourrions en être juges ; ni même dans un rapprochement de cette pensée avec des pensées identiques chez tels mystiques, tels philosophes, Heidegger par exemple. Mais ce que nous savons, c'est que la recherche et l'expression d'une pensée, chez un écrivain, le concerne lui-même au premier chef ; qu'elle est nécessaire à la venue au monde de son oeuvre. Lorsque Maeterlinck écrit : "Nous n'avons, il est vrai, qu'une influence affaiblie sur un certain nombre d'événements extérieurs ; mais nous avons une action toute puissante sur ce que ces événements deviennent en nous-mêmes, c'est-à-dire sur la partie spirituelle qui est la partie lumineuse et immortelle de tout événement", il exprime à sa manière la notion sartrienne de la liberté et de la responsabilité ; mais ce qui nous intéresse davantage, c'est de savoir ce que signifiait cette pensée pour lui, à quel besoin elle répondait, en quoi elle était nécéssaire. Valéry a su montrer l'unité psychologique directrice de la pensée de Descartes, de l'oeuvre de Goethe, des multiples entreprises de Vinci. Pareillement, comprendre Maeterlinck, ce n'est pas critiquer le finalisme de "La Vie des Abeilles" ou l'occultisme du "Grand Secret", c'est déceler l'unité créatrice, l'unité d'univers mental sous-jacente à toute son oeuvre.

Il y a d'abord une démarche d'âme de Maeterlinck, comme de tout grand écrivain ; et le mot âme est peut-être celui qui revient le plus souvent sous sa plume : il s'agit d'y plier l'univers, de lui faire rendre un son qui réponde à votre propre voix, qui soit votre propre voix. Si Shakespeare s'approche d'un monde, ce monde aussitôt devient shakespearien ; si Balzac s'approche d'un destin, ce destin devient balzacien. Maeterlinck a été hanté par Shakespeare. Il a traduit Macbeth, il l'a fait jouer dans son château de Médan. Comme lui, il a rêvé de donner sa voix au monde ; non par ambition, mais par instinct naturel, incoercible, de grand écrivain.

VOICI une clef importante de ses méditations. Shakespeare fut un occultiste ; Maeterlinck le fut aussi, un peu parce qu'il faut une doctrine secrète à qui traque la vérité. Et à traquer la vérité, c'est sa propre esthétique que le grand écrivain rencontre. L'esthétique de Maeterlinck est de faire rendre au monde un son tragique qui n'est pas sans parenté avec celui de Shakespeare par sa dureté et son mystère. Lorsque ce tragique s'applique à des scènes de la nature ou à une société animale, on a tôt fait de crier à l'anthropomorphisme, comme pour les pages extraordinaires relatant le massacre des mâles chez les abeilles. Mais justement, rien ne démontre mieux l'unité de vision du poète que le fait qu'il l'applique à l'univers entier, et non point à l'homme seulement. Shakespeare fait exactement de même. La scène du massacre des mâles est une scène tragique. Que signifie-t-elle sur le plan de la vérité?

Les savants se piquent maintenant de ne plus chercher les causes, de se contenter de dire le comment des choses, tellement le fameux lien de causalité s'est trouvé ressembler à la vertu dormitive de l'opium, tellement le fameux déterminisme du XIXe siècle est moribond. Mais le savant, lorsqu'il s'oppose à l'anthropomorphisme de Maeterlinck, s'oppose en réalité à une vision tragique du monde dont il est d'instinct l'ennemi au nom de sa propre philosophie ; ainsi le causalisme sert essentiellement à désarmer la poésie. On ne vit pas sans philosophie, même inconsciente, et Nietzsche savait bien que les savants ont une philosophie.

En fait, le "comment" des savants est un constat entièrement neutre s'il n'est pas soutenu par le déterminisme. Et Maeterlinck a beau jeu d'écrire : "Et si nous connaissions la force motrice de l'univers en saurions-nous beaucoup plus que celui qui ne sait rien ?" De même, nous mesurons une force que nous appelons l'attraction, qui nous permet de formuler une loi de gravitation universelle. Mais nous ne savons pas ce que c'est que l'attraction, nous ne savons même pas ce que c'est que la force.

Maeterlinck, poète tragique, s'il avait vécu au temps d'Eschyle, aurait "rationalisé" le tragique à l'aide des légendes de la religion grecque ; s'il avait vécu au temps de Shakespeare, il aurait fait de l'alchimie et de l'ésotérisme, comme Shakespeare. Mais, ayant vécu au temps de Poincaré et d'Einstein, c'est la science qu'il a interrogée, non pour réfuter le tragique, mais pour l'alimenter au contraire. Et la science s'est révélée au moins aussi bonne nourricière d'une vision tragique du monde que les religions antiques. C'est ce que Maeterlinck avait compris avant nous, et en même temps que Villiers de l'Isle Adam et quelques autres précurseurs. Interrogeant donc la science, il montre aisément qu'elle ne nous apprend rien d'essentiel et nous fait seulement pressentir de nouveaux mystères. L'espace-temps d'Einstein l'a fasciné, parce qu'un temps devenu fonction de la vitesse est un insondable mystère et une source de frisson tragique pour le poète.

Quoi de plus moderne? Voici que l'angoisse ne vient plus des dieux, mais de notre connaissance. Pourtant le tragique maeterlinckien, lui, reste étonnamment fidèle aux Grecs, et cette fidélité est comme un gage de son authenticité. C'est d'abord un tragique de la mort. L'homme est limité dans sa connaissance, sa sagesse est d'opposer "aux dogmes sans fondements, à leurs manifestations anthropomorphiques, illogiques, trop petites et inacceptables, l'aveu d'une ignorance totale et invincible sur tous les points essentiels". Mais du "plus haut aveu d'ignorance que l'homme ait osé proférer", il a su tirer la morale la plus pure, la plus haute sagesse et cette spiritualité qui fait chercher le dieu en soi-même. C'est l'héroïsme grec retrempé par des questions à la science d'aujourd'hui, par-delà la petite science étriquée des naturalistes du XIXe siècle. Et si tout cela est également un peu nietzschéen - le Nietzsche du plus haut amour - c'est que le philosophe allemand était également allé chercher chez les Grecs "l'origine de la tragédie". Et lui aussi n'était qu'un poète tragique.

Voilà donc, à notre sens, ce qui fait l'unité et la force de l'esthétique maeterlinckienne ; et voilà la vision tragique dont le poète avait besoin pour faire participer la nature entière à l'action, comme dans la "Princesse Maleine", où une comète traverse le ciel, où un orage renforce l'idée hagarde que les personnages se font d'un monde chargé de signes. Dans "Pelléas et Mélisande", ce symbolisme fantastique s'humanise - plus de signes extraordinaires, mais c'est toujours le drame grec de la destinée. Et que "Pelléas et Mélisande" ait inspiré Debussy, l'"Oiseau bleu" Stravinsky, dans un accord enfin retrouvé de la tragique et de la musique au seuil de ce siècle, cela n'est-il pas profondément grec aussi, au sens où Nietzsche en rêvait? Il s'agit d'un monde où le poète tantôt saisit le mystère ou l'effleure, tantôt se laisse submerger par lui, tout livré à la tragédie la plus aveugle et la plus incompréhensible. Si la sagesse et la bonté sont nos victoires de l'esprit, "nous ne sortons jamais", pourtant, "de l'inconscience, mais nous pouvons améliorer sans cesse la qualité de l'inconscience qui nous baigne."

Aujourd'hui, devant la ruche, le savant désarmé va-t-il s'ouvrir à son tour au sentiment tragique? Il faut relire cette phrase fascinante : "Le lendemain, à leur première sortie, les ouvrières déblaient le seuil où s'amoncellent les cadavres des géants inutiles, et le souvenir de la race oisive s'éteint dans la cité jusqu'au printemps suivant". Quel frisson de meurtre antique! Et quel poète ne sentira pas dans ces lignes je ne sais quelle profonde vérité de la tragédie?
 

(1) Voir "Combat" du 7 mai 1