Entrer dans La Pléiade(1), cela compte dans la carrière, même posthume, d'un écrivain ; s'il est encore vivant, cela permet de faire le point avec plus de lucidité, comme si l'on bénéficiait déjà d'un peu du recul de la postérité. Voici donc Les Jeunes Filles, Le songe, Les Célibataires, Les Olympiques, Les Bestiaires, La Petite Infante, etc., réunis dans un volume de quinze cents pages, mêlés aux poèmes admirables hors desquels la dimension incantatoire de l'œuvre de Montherlant ne peut être saisie... Le tout est précédé d'une étude vraiment extraordinaire de Roger Secrétain : il était impossible de condenser en moins de pages plus de vues définitives, ingénieuses, troublantes. Il faut lire le parallèle entre Stravroguine et le Costals des Jeunes Filles et les quelques lignes qui traitent des métamorphoses de l'auteur dans la création romanesque : "On peut tout faire sortir de soi quand on a du génie. On n'en peut pas sortir pour autant".
A dix-sept ans, la première fois que je pris la plume, ce fut pour écrire sur Montherlant. Depuis lors, j'ai peut-être publié une trentaine d'articles sur cet auteur, souvent pour défendre presque seul des œuvres qui faisaient contre elles l'unanimité de ces mêmes critiques qui, trois ou quatre ans plus tard, ayant changé d'humeur ou de maîtres, criaient au chef-d'œuvre avec des cocoricos de découvreurs dans la voix. Tel d'entre eux pousse la condescendance jusqu'à convier Montherlant à siéger à ses côtés à l'Académie, ayant découvert Le Maître de Santiago à l'occasion d'une troisième reprise. Tel autre, sur l' " échec" du Don Juan révoque en doute tout le bien qu'il a pu dire antérieurement d'autres œuvres de Montherlant, tant il tient encore à se réserver des surprises...
Voici donc Vingt ans déjà que je me donne le ridicule de dire du bien de Montherlant: jusqu'à ce jour, je ne l'ai fait que d'un point de vue strictement esthétique. Ce qui m'intéressait, c'était la structure des œuvres, les sources profondes de leur langage, le secret de leur lyrisme, les nécessités cachées qui font que les chefs-d'œuvre obéissent à d'impériales rigueurs dans le dédale de leur psychologie. Mais aujourd'hui je revendique de jouer un peu aux vieillards, c'est-à-dire à m'interroger sur 1a "nourriture"; car il faut avoir dépassé au moins la trentaine pour découvrir qu'une œuvre est aussi un compagnon - au sens étymologique de quelqu'un avec qui on partage le pain. Qu'on me pardonne donc un peu d'autobiographie critique - elle me concerne à peine.
Tout a commencé avec Cervantès. Une seule fois Montherlant m'a mis hors de moi, lorsqu'il a dit que leQuichotte était trop long, qu'il faudrait en couper un bon tiers. (Hélas !) Le Quichotte était ma bible; naturellement, je n'en savais rien, parce qu'à vingt ans, on n'a pas de bible - On se noie seulement dedans. Or, chez Montherlant, j'ai trouvé tout de suite les deux dimensions fondamentales du Quichotte - c'est-à-dire de l'homme - celle du fou et celle du paysan qui compte son grain.
Mais, en vieillissant, j'ai été pris d'une vénération de plus en plus profonde pour le bon sens; j'ai découvert que Sancho est un immense personnage aussi. Bien plus, j'ai compris que le génie n'est pas une exaltation de l'imagination, mais un formidable bon sens, celui de Jules César, certes, mais aussi celui du Quichotte lui-même, doué de la foi profonde qui consiste à accepter toute la logique d'une géniale folie. De sorte qu' au cœur de l'œuvre de Montherlant, comme de Cervantès, on trouve le malentendu, "la plus grande force qui soit au monde", selon le mot de Vauvenargues.
L'œuvre n'aurait donc pas résisté aux admirations de l'adolescence si je n'y avais pas trouvé, de plus en plus victorieusement implanté, le solide Sancho. Le génie doit savoir joindre les deux bouts , qui s'appellent, chez lui !e ciel et la terre. J'aime que le Maître de Santiago se préoccupe de faire rapiécer ses draps.
Telle scène des Lépreuses se situe dans le plus pur "burlesque profond" du Quichotte ; elle devrait servir d'introduction à Montherlant dans les petits classiques à l'usage des écoles, car on la retrouve partout (dans la satire des faux intellectuels du Don Juan par exemple), comme un ruisseau frais et rieur. C'est la scène où Mme Dandillot montre à Costals le ticket des pesées de Solange révélant que celle-ci a perdu, de chagrin, deux kilos sept cents grammes du 9 au 30 décembre ; puis elle sort d'un petit sachet de soie la couronne d'une dent cassée de sa fille, preuve irréfutable de décalcification. Là-dessus, on apporte à Costals un pneumatique, dans lequel "l'équipe de Jeunes du Studio 27" exhorte le Maître à "reconsidérer l'univers" : car ladite équipe de Jeunes s'est justement attribué "le plus délicat de ces examens nécessaires" : prendre la mesure de l'homme. La pauvre Mme Dandillot n'y comprend goutte ; elle demande s'il s'agit de lycéens. Mais Costals répond qu'il s'agit d'hommes dans la trentaine, parce qu'" il y a certains milieux de pensée à Paris où l'on n'est pas précoce". Et là-dessus, i1 décide d'épouser Solange parce que cette dent cassée "pose un problème réel", à la "différence de ces jeunes andouilles qui reconsidèrent l'univers".
Arriba Sancho! Naturellement, Montherlant est jusqu'aux racines du côté de Sancho, parce qu'il est jusqu'au ciel du côté du Quichotte. Montherlant- Sancho, c'est la démystification de la fausse spiritualité des pseudos grands problèmes et du vague à l'âme, des idéologies creuses et des gesticulations intellectuelles de l'universelle hypocrisie. Et pour Montherlant, comme pour Unamuno, il est bien évident que le Quichotte est une pure figure de la vraie folie, la "folie" des "spirituels". "Fou éthéré, fou de haute gamme, fou gradué en folie", disait Rabelais.
J'ai toujours lu, compris, approfondi Montherlant dans la perspective du Quichotte. Lorsque, dans Brocéliande, Montherlant a abordé à son tour ce problème, je n'ai pas été surpris de le voir incarner le personnage du Quichotte dans un pauvre homme, pour montrer qu'une certaine folie est liée à toute vie spirituelle véritable : c'est l'humble, l'éternel Quichotte demandant pardon à Sancho sur son lit de mort "de lui avoir fait croire qu'il existait encore des chevaliers errants", et qui meurt d'avoir perdu sa folie. Aujourd'hui, je suis heureux de voir M. Secrétain aboutir discrètement aux mêmes conclusions dans des formules comme celle-ci : "Le cas extraordinaire de Montherlant est que sa vocation de moraliste se dégage directement de la vie et se nourrit aux mêmes sources que son imagination."
Un moraliste qui dégage le spirituel de sa gangue à l'aide d'un fou et d'un paysan... Mais de qui parlons-nous ? Et ne dites pas que les fous, ici, ne sont pas des inspirés ; même cette folle au sens pathologique de Thérèse Pantevin, dans son couvent, est une inspirée, lorsqu'elle écrit ces lignes bouleversantes ; "C'est la pitié qui est le miracle, et non pas que Notre Seigneur marche sur les eaux. La pitié suffit et se suffit (...) Prenez-moi sur vos genoux afin que je ne meure pas !"
Oui, c'est un fou et un paysan, aux deux extrêmes d'une grande oeuvre, qui entrent ensemble aujourd'hui au ciel de notre littérature dans cette collection au nom de constellation.
1. Gallimard.