Manuel de Diéguez
Connaissez-vous Ihara Saïkaku ? J'avoue qu'avant-hier encore, je n'en avais jamais entendu parler. Il paraît qu'il vécut de 1642 à 1683, à Osaka, au Japon. M. Georges Bonmarchand en fournit, je crois. la première traduction française dans la collection "Connaissance de l'Orient", que patronne l'U.N.E.S.C.O. (1).
1642, c'est l'année de la mort de Galilée et 1693 celle du discours de réception de La Bruyère à l'Académie, en pleine querelle des Anciens et des Modernes. De tout cela, Ihara Saïkaku n'a rien su : à Osaka, les marchands s'enrichissaient, les belles courtisanes florissaient et l'imprimerie sur planches gravées permettaient au peuple de s'instruire un peu, sans trop de dépenses. Saikaku s'exerçait à la nouvelle "réaliste", parce que les civilisations marchandes prétendent peindre la réalité. Lorsque notre XIXe siècle redécouvrit le "réalisme", en partie étouffé chez nous par la Renaissance, les critiques japonais redécouvrirent Ihara Saïkaku . En fait, tout art est réaliste, par le seul fait qu'il prétend atteindre le réel - il s'agit seulement de savoir lequel. Peut-être Saint Jean de la croix est-il plus réaliste que Corneille, et Corneille que Jules Renard ou les Goncourt. Quoi qu'il en soit, Saïkaku est un auteur minutieux. Il lui arrive de faire des descriptions de vêtements qui sont des nomenclatures, ce qui suffit pour le classer parmi les "réalistes".
Ses cinq amoureuses, cependant, proclament la liberté de leur passion Ce sont elles qui prennent l'initiative de la séduction avec une liberté qu'on ne rencontre pas même dans Boccace. Dans la cinquième nouvelle, la jolie O-Man, résolue à faire la conquête de Gengobeï, le Bonze, le poursuit jusque dans sa montagne et se travestit en jeune garçon pour le séduire. Mais voici bien un premier malentendu issu du réalisme : il n'en faut pas conclure à une extrême tolérance dans les mœurs au Japon, vers 1650 : tolérance qui dépasserait même celle de notre société post-gidienne. Cette littérature est réaliste parce qu'érotique, et l'érotisme est ici protestataire. Il n'exprime pas les mœurs, mais ce qui est refoulé par la rigueur des mœurs. C'est un réalisme du défi et de la bravade. De sorte que nos cinq héroïnes, montant à l'abordage avec une agressivité féministe si sympathique et si précise, paient toutes leur audace de leur vie.
En ces temps lointains, le mari pouvait entretenir des concubines au domicile conjugal, alors que l'adultère de la femme était puni de mort. Même les amants non mariés étaient condamnés à la peine capitale si on les découvrait, le code de la famille ayant été violé. Le double suicide passionnel était fréquent - on dit qu'il n'aurait pas disparu entièrement dans le Japon d'aujourd'hui. En outre, le réalisme de Saïkaku est plein d'une indulgence et d'une pitié qui n'ont rien à voir avec l'"objectivité" des naturalistes. Pitié ambiguë, d'ailleurs, car pour se dédouaner à l'égard des tabous sociaux, l'auteur se lance de temps à autre dans l'éloge de la "morale" et se met à invectiver les femmes. "il n'y a rien de plus horrible que les femmes", s'écrie-t-il. En vérité, c'est que ses amours sont plus particulières : et des cinq nouvelles, celle qui exprime la tristesse la plus vraie, et la plus délicate poésie, est celle qui décrit la douleur de Bengobeï lorsqu'il a perdu l'objet de sa singulière passion. Il y a là des accents virgiliens.
Étrange Saïkaku ! Il nous montre combien le réalisme est d'origine populaire : par là, il s'apparente au réalisme de notre Moyen Âge, qui s'épanouit et meurt dans Rabelais. Deux amoureux s'aperçoivent qu'on les a vus. n'ayant pas fait attention à ce qui se passait derrière eux. "C'était le cas ou jamais du dicton : se cacher la face, mais non le postérieur", note Saïkaku. Un courrier postal se met à brailler pour rappeler le batelier chargé de faire traverser la rivière aux amoureux : "Voilà que j'ai oublié mon coffre à lettres ! Je l'avais lié à mon sabre et je les ai laissés à l'auberge !". Alors les voyageurs de s'écrier : "T'aurais pas aussi oublié là-bas tes c... ?"
Mais attention, à ce réalisme populaire se mêle un symbolisme très traditionnel : les amoureux partant avec le batelier sur le fleuve, c'est une image classique du départ pour la vie dans le théâtre japonais. Le retour au rivage est un bien mauvais présage. En effet, les policiers découvrent les amoureux : ils mourront. "Si ce drôle n'avait pas oublié sa boîte à lettres!", se dit alors Seijurô. L'absurdité la plus aveugle règne en maîtresse dans cet art pourtant symboliste : les amoureux se font toujours prendre par malchance et meurent par erreur. L'auteur enregistre les catastrophes de ce hasard qu'on appelle destin avec une fausse résignation mélancolique. Ainsi Seijurô est accusé à tort d'un vol : "En une circonstance aussi défavorable, et comme il ne pouvait se justifier, Seijurô perdit lamentablement la vie à l'âge de vingt-cinq ans, le 18 du quatrième mois. Ceux qui assistèrent à sa fin pensèrent que l'existence en ce monde est bien fragile et éphémère." On retrouve l'argent, "une somme de sept cents ryo qu'il eût fallu retrouver du vivant du condamné". Un sagace vieillard fit à ce propos cette réflexion : "Il faut bien s'assurer des choses avant d'être très affirmatif à leur sujet". Et voilà! Souvent Saïkaku se contente d'introduire une ironie piquante dans le constat : "Il y avait une fois un homme qui comprenait bien ce qu'a d'impermanent notre existence, car il fabriquait de sa main des cercueils", Ou bien encore : "Jusqu'alors il avait passé vainement ses nuits en compagnie de son seul oreiller". Les titres de chapitres sont également très étudiés, notamment dans la nouvelle du tonnelier amoureux : "A la capitale (célèbre par la qualité de son eau), union intime des amoureux, comme par un joint étanche ne laissant point passer l'eau".
Qu'on ne s'y trompe pas, la révolte bout aussi sous cette ironie : celle des amoureux qui feignent un suicide pour échapper à la société - en vain; Celle de la conclusion à la nouvelle du tonnelier amoureux : " Terrible, en vérité, ce monde!". L'absurde qui règne dans cet univers du hasard malheureux et de la famille dictatoriale est plus irrémédiable que celui de nos existentialistes.
Quel intérêt y avait-il à traduire Saïkaku ? Son art est loin de celui de Racine, son contemporain. L'art du portrait est encore en enfance, les notations psychologiques sont élémentaires, le récit linéaire. On ne peut s'empêcher de songer à l'isolement prodigieux de cet auteur qui a ignoré le grand siècle dans lequel il a vécu. Aujourd'hui, il ne fait pas de doute qu'il n'aurait pas pris certaines directions, simplement parce qu'il se serait trouvé informé des recherches littéraires sur la planète entière, qui eussent agi sur sa propre alchimie. Notre civilisation est bien celle dont parle Malraux, la première à recenser toutes les cultures du passé, dans une sorte de musée mondial de l'inspiration.
Mais à nous aussi, Saïkaku pose un problème de culture : devant le dévoilement mondial de formes inconnues, on peut choisir de faire de la consommation culturelle - c'est le propre d'une civilisation épuisée, neutralisée, frappée de dispersion. On peut aussi puiser dans le musée de l'imagination un surcroît de vitalité créatrice. D'une part, l'émiettement, la pâmoison devant tous les exotismes; d'autre part, la sur-nourriture d'une civilisation ayant bon appétit et solide estomac. La vraie admiration, l'admiration féconde passe par la rivalité. Et Saïkaku, assurément, est un auteur qui existe assez pour nous ouvrir à un monde - c'est un auteur vivant.