WEEK-END AU GUATEMALA

DE MIGUEL-ANGEL ASTURIAS

par Manuel de Diéguez

On se souvient du "coup de Suez" en miniature que les USA exécutèrent certain week-end de 1954, avec la bénédiction de l'ONU ; il s'agissait de mettre au pas une des succursales de l'United Fruit qu'on appelle toujours le Guatemala. "Le Guatemala n'existe pas ; je le sais, j'y ai vécu ", notait Georges Arnaud en exergue du Salaire de la peur. Miguel Angel Asturias, lui, croit à la résurrection de sa patrie. Il le dit avec rage et désespoir dans un livre au titre bien choisi, eu égard aux circonstances ; Week-end au Guatemala (l). Il raconte comment les avions américains bombardent des villages indiens ; comment des troupes mercenaires exécutent les syndicalistes et les enterrent ; on déterrera en grande pompe ces cadavres, on les fera changer de camp, on leur trouvera d'autres assassins.

Un petit pays, s'il est vaincu, connaît bientôt ce dernier degré de l'humiliation qu'est le silence, notre silence. Il ne lui sert plus à rien d'invoquer une conscience universelle elle-même devenue stratégique. Une seule arme : le chef-d'œuvre. L'art seul, aujourd'hui, peut trouer la nuit des vaincus. Mais rares sont les événements historiques qui chargent notre mémoire de quelque éternité; les massacres de Budapest n'ont pas non plus trouvé leur écrivain. Et parfois, le chef-d'œuvre tourne à la gloire des vainqueurs : La guerre des Gaules à la gloire de César.
 

Le hasard règne donc en ces lieux. L'Histoire oublie encore plus qu'elle ne tue. Le Guatemala aurait-il rencontré cette dernière chance de victoire par l'esprit qu'est un grand livre ? Car ce petit pays compte un écrivain de classe internationale, ce Miguel Angel Asturias. On connaît de lui, en France, Monsieur le Président, l'Ouragan, le Pape vert, qui sont des manières de chefs-d'œuvre. Et il y a quelque chose de pathétique dans l'effort de cet homme pour venger sa petite patrie en lui offrant tout ce que son art peut lui inspirer de violence, d'hallucination et de vertige. Ici, la poésie se trouve mise en demeure de vaincre - et ce pari tragique, il faut dire qu'il a été perdu. Ainsi l'art ajoute ses cruautés sans remèdes à celles de l'Histoire. II reste pourtant qu'il y a dans ce livre trente pages extraordinaires, trente pages pour la postérité : trente pages qui suffisent parce que la sincérité la plus atroce y rejoint le délire, parce que l'extrême humiliation et l'extrême orgueil y répondent au crime le plus concerté et le plus fatal. Et cela s'appelle : Tous Américains.

Mais parlons d'abord de ce qui est manqué, et disons pourquoi. L'art ne rivalise avec l'Histoire, me semble-t-il, qu'en se faisant non moins impitoyable ; la cruauté de l'art est dans la seule contemplation impartiale. Asturias est bien trop touché par l'événement, trop indigné pour ne pas vouloir prouver quelque chose - et voici les méchants dans un camp et les bons dans l'autre. Or, un pays envahi et battu, ce n'est jamais beau à voir, pas plus du côté des vaincus que des vainqueurs. Week-End au Guatemala est un de ces livres qui veulent agir sur l'Histoire, et le dessein n'est pas sans noblesse Mais un livre capable de soulever un pays, c'est, par exemple, la Case de l'Oncle Tom, non la Guerre et la Paix. Car l'efficacité des chefs-d'œuvre est ailleurs et d'un autre ordre. Boule de Suif nous en apprend plus sur la guerre que tous les ouvrages patriotiques. Et le Silence de la Mer est inutile au guerrier. Ehrenbourg l'a dit, qui s'y connaît en efficacité. Cette efficacité patriotique, du moins Asturias y atteint-il ? Non pas. Certes, il a compris que le roman vengeur est pratiquement irréalisable. Aussi son livre est-il un recueil de nouvelles sur cette guerre de quarante-huit heures. Asturias est avant tout un poète : l'hallucination est son royaume. Il a le souffle large, le sens du mystère et l'amour du symbole : il excelle dans l'orchestration en profondeur, le rythme épique - c'est une sorte de Péguy des dieux guatémaltèques. D'où la maladresse du nouvelliste : les personnages sont des ombres, les dialogues souvent pathétiques et invraisemblables, les enchaînements malhabiles, comme plaqués sur un fond dantesque dans lequel ils n'arrivent pas à s'intégrer, étranges "pièces rapportées" par un ouvrier méprisant les parties mineures de la fresque. On sent, de plus, qu'absent du théâtre des opérations, l'auteur s'inspire de récits, de témoignages qu'il assemble comme les morceaux d'un puzzle. Et l'indignation l'étouffe : le patriote l'emporte sur l'artiste. Même la symbolique, où il est passé maître, devient enfantine : rien de moins convaincant que cette fête de Torotunmbo où tous les puissants du nouveau régime meurent dans l'explosion d'une boutique, la boutique d'un marchand de déguisements.

Mais les trente pages ? Certainement les plus belles de toute l'œuvre d'Asturias : le Bateau ivre de l'humiliation et de la révolte. Milocho est un Guatémalien naturalisé américain et guide pour touristes made in U.S.A. A l'entrée de Nagualcachito, son village, vingt-neuf cadavres, victimes des bombardements, gisent dans la position où ils sont tombés, "les uns tout du long, les autres recroquevillés". Et Milocho continue avec son car. Il va même épouser une Américaine. Mais un jour il s'aperçoit qu'ils sont vingt-neuf dans le car, vingt-neuf touristes, tous américains, "aux lunettes charbonneuses leur sautant sur le nez, et le thorax des vieux en chemisettes de perroquets tatoués d'ancres, de bateaux, de palmiers, de sirènes, d'étoiles". Va-t-il toute sa vie montrer aux touristes les ruines des cités antiques et les volcans éteints de son pays ? Non, cette fois, il va jeter le car dans un précipice, avec ses vingt-neuf occupants. Et lui-même en plus. Et l'Américaine, par-dessus le marché, qui lui a dit qu'ils étaient maintenant aussi inutiles que leurs volcans éteints, tous ces Guatémaltèques. Dans ce véhicule sans sortie de secours, Asturias va retrouver toutes ses dimensions à l'heure de la vérité : Milocho sue et tremble de peur, hésite, se reprend, entre dans l'hallucination éveillée. "Les roues tournaient autour de ses yeux comme des oeillères de caoutchouc et il les regardait passer, tourner comme des nuits qui, au lieu d'étoiles, auraient des bouches noires répétant : à rien, à rien, à rien..."

Ici l'art rejoint le fond le plus cruel et le plus vrai de ce destin perdu, de cette vie inutile, dans un petit pays vaincu, parmi les touristes mâchonneurs, avec ce Milocho tenaillé par la panique : finalement, il jettera tout de même le car dans l'abîme. Tous Américains !

Le Guatémala, il parait que ça n'existe pas !

(1) Albin Michel. 1