La Baliverna, énorme et lugubre édifice construit au XVIIe siècle, a connu une fin singulière : un amateur d'alpinisme ayant grimpé quelques mètres le long du grand portail, voulut s'agripper d'une main à une sorte d'étoile de fer qui protégeait une petite niche. Elle céda. Un rafistolage qui soutenait l'étoile céda à son tour, entraînant la chute de la console. Mais "la console soutenait une potence d'environ un mètre cinquante, qui servait à étançonner une espèce de balcon". Bref, le vieil édifice qui se tenait debout grâce à de nombreux étals fixés dans les murs et par des poutres de soutien, s'écroule tout entier, comme un "immense sépulcre". "Alors la masse entière du bâtiment, y compris les murailles de l'autre côté de la cour intérieure, tout se mit lentement en mouvement, entraîné dans une irrésistible ruine." Cela fait une nouvelle de neuf pages, un pur chef-d'œuvre, qui donne son titre au volume (1).
Dino Buzzati est connu en France depuis 1949, par Le Désert des Tartares (2), qui lui apporte d'un seul coup la gloire internationale. C'est l'histoire d'une forteresse dominant le désert; des hommes y guettent en vain l'invasion des Tartares qui ne viennent jamais. Cet extraordinaire roman de l'attente se situait dans la féconde postérité de Kafka et préfigurait Becket. Mais Buzzati a publié plusieurs romans en Italie. En France, on ne connaît de lui, en dehors du Désert des Tartares, que Barnabo des Montagnes et une pièce de théâtre , Un Cas intéressant, adaptée par Albert Camus et jouée sur une scène parisienne en 1956.
Les nouvelles contenues dans L'Écroulement de la Baliverna comportent toutes de huit à dix pages, sauf deux. C'est qu'elle, ont été publiées de quinze jours en quinze jours dans le Corriere della Serra. Ce qui ne nuit nullement à leur valeur : le vrai nouvelliste écrit une bonne et courte nouvelle en quinze jours. C'était le cas pour Maupassant. S'il faut plus de temps, c'est que quelque chose s'est grippé, a avorté; il vaut mieux alors renoncer. Les peintres connaissent ces liens entre la réussite et la rapidité : la rapidité est sûre, la lenteur tâtonnante et pleine de repentirs n'aboutit pas. Ce gui ne signifie pas que toutes ces nouvelles soient d'égale valeur. Ouvrez un recueil de Maupassant encore; de chaque volume émergent deux ou trois petits chefs-d'œuvre : Le Père Toine ou La Ficelle. Souvent la meilleure nouvelle donne son titre au recueil, comme dans Miss Harriet, La Maison Tellier, Le Horla, Boule de suif. A mon avis, L'Écroulement de la Baliverna est aussi la meilleure des nouvelles ici recueillies. Mais sur trente-deux nouvelles, j'en compte, à mon humble avis, onze, outre la première, de tout à fait extraordinaires, dont notamment Jusqu'à la dernière goutte de sang, La Machine à arrêter le temps, A l'hydrogène, Triomphe, Le Musicien envieux, La Machine, Nuit d'hiver à Philadelphie, sans parler de ce petit chef-d'œuvre d'humour intitulé L'Enfant tyran.
C'est dans le genre du Conte fantastique, qui a une longue tradition en France, qu'il faut placer les nouvelles de Buzzati. Mais le conte fantastique chez Hoffmann ou Nodier est souvent gratuitement terrifiant. Depuis Kafka, par contre, on sait qu'une histoire fantastique et irréelle n'atteint profondément le lecteur que si chaque détail contient un sens symbolique. Et le symbole, alors, atteint l'inconscient du lecteur tout à fait à son insu, provoquant parfois la réaction de défense du rire, qui fait fonction de censure. J'ai pu observer cela chez Dali qui, dans une réception sur un yacht, vint avec des fleurs dans les oreilles et un marteau à la main : personne parmi les invités ne comprenait la signification symbolique de ce déguisement, et tous en furent très frappés, quelques-uns y flairant cependant une rare insolence.
Ces considérations permettent Peut-être de mieux nous y retrouver dans le fantastique de Dino Buzzati. L'Écroulement de la Baliverna, on peut en indiquer le sujet, mais cela ne se raconte pas : un texte extrêmement serré, dont chaque détail a été médité, et dont la richesse symbolique présente une si extraordinaire densité que, de chaque mot, dirait-on, part une multitude de flèches allusives, submergeant le lecteur et le transportant dans un univers de significations où l'histoire racontée se met à chanter sur quatre ou cinq registres à la fois. On dirait une musique polyphonique - il n'y a pas de jouissance esthétique plus complète que celle-là, le ton naturel, familier, désinvolte créant, par contraste avec les significations une sorte de délectation de la lucidité: c'est la maîtrise.
Il y a une nouvelle clé dans ce livre, c'est Le Musicien envieux, vieux maître auquel tout le monde cache l'apparition d'un musicien de génie : autour de lui, on prétend que la radio ne marche plus ; on oublie de lui remettre les invitations aux concerts. Mais il finit par l'entendre, cette musique. Or la manière dont Buzzati décrit cette nouvelle musique est une de ces confessions bien camouflées qui se dégustent de confrère à confrère, eux seuls, parce qu'ils sont "du bâtiment", recevant le message. "C'était une musique moderne mais différente de la sienne et de celle que composaient ses confrères. Il n'en avait jamais entendu de semblable. On ne pouvait même pas discerner, sur le moment, s'il s'agissait de musique sérieuse ou bien légère : elle rappelait quelques airs populaires par une certaine trivialité, mais contenait aussi comme un mépris amer, et semblait plutôt s'amuser, bien que dans le fond on devinât qu'elle avait été écrite avec une conviction passionnée. Toutefois, ce qui frappa surtout Gorgia, c'était le langage de cette musique, un langage libéré des antiques conventions et des lois harmoniques, souvent perçant, arrogant, et s'imposant tout à la fois avec une totale évidence. Musique également caractérisée par son élan, son allure juvénile, son absence de fatigue à la création".
Voilà sans nul doute l'art de Buzzati lui-même, tel qu'il le rêve, tel qu'il l'atteint souvent, cet art à l'accent "sportif et plein de superbe, avec toujours le même rythme bizarre et cette autorité presque outrageante, cette fougue qui semblait le galop d'un cheval extrêmement pressé d'arriver".
Ce grand art, dans quelques nouvelles à mon avis moins bonnes, rencontre deux obstacles : le christianisme et la morale. Le Corriere della serra est un journal démocrate-chrétien. Buzzati a-t-il dû, parfois, mettre les points sur les i, à l'intention de son public ? Toujours est-il qu'il réussit moins bien dans le fantastique chrétien. Perrault aurait-il eu raison ? Dans Le Chien qui a vu Dieu ou Un Corbeau au Vatican, il se croit obligé de souligner le sens symbolique, ce qui fiche tout par terre. Dans L'Obscutité ou Le Rendez-vous avec Einstein, c'est la morale qui est soulignée, ce qui n'est pas moins fâcheux. Mais lorsqu'il écrit et récrit, au cœur d'un noyau de significations se suffisant à elles-mêmes, et s'offrant en plus le luxe du langage le plus inoffensif en apparence, Buzzati est assurément l'un des plus profonds écrivains d'aujourd'hui. Il s'annexe alors, dans le pessimisme des plus grands, l'humour lui-même, qu'il porte à l'atrocité géniale.
II y a la critique d'humeur et des principes, se croyant ainsi moins illusoire que l'autre. Pour ma part, je m'efforce ici de m'adresser à l'écrivain virtuel qu'est chaque lecteur, cette optique me paraissant seule capable d'aboutir à l'objectivité qui compte, celle de l'artisan qui voit s'il a réussi ou non son travail. Dans cette perspective, je signale au lecteur-auteur une technique nouvelle employée par Buzzati dans Nuit d'hiver à Philadelphie. C'est l'histoire d'un aviateur américain qui a sauté en parachute, au cours d'un raid dans les Alpes, en hiver. Il s'agit d'imbriquer l'un dans l'autre deux récits "objectifs" écrits tous deux "du point de vue de l'historien" : le récit de l'expédition pour ramener le corps gelé, et celui de ce qui est arrivé à l'aviateur, ce texte étant inséré en italique dans l'autre. A partir du ton le plus impassible, cela met un abîme entre deux monde, et crée un silence où tout s'efface. Une pure merveille. Si quelqu'un pouvait me citer quelque autre exemple de ce procédé, je serais heureux de le signaler dans mon prochain article. Jusqu'à plus ample informé, je le tiens pour entièrement inédit.
On prétend que les recueils de nouvelles se vendent moins bien que les romans, l'intérêt du lecteur devant être à chaque instant "raccroché". Mais Buzzati y parvient chaque fois dans les cinq premières lignes. Le livre ouvert, je l'ai lu tout d'une traite : un test.
1. Robert Laffont.
2. Robert Laffont,
puis Club français du Livre et du Disque.