Comment se fait-il, nous demandions-nous (1), que la pensée de Jung pénètre si lentement en France, alors que tout ce qui a joué contre le génie de Freud chez nous - la raideur de pensée, la spécialisation à outrance, une conception naïve de l'objectivité, la technique la plus glacée appliquée aux problèmes si vivants de l'âme, l'athéisme agressif, la secrète volonté de domination -tout cela est à l'opposé du sens de l'humain, des nuances et de l'ironie du médecin zurichois ? Il existe de ce fait plusieurs explications présentant un intérêt psychologique permanent dans le délicat débat soulevé par Psychologie et Religion (1).
La plupart des malentendus qui se sont élevés autour de Jung proviennent soit de ce que sa personnalité effarouche les spécialistes, qui croient que la personnalité forte répugne à l'objectivité - alors qu'elle se fait seulement une idée plus profonde et plus riche de la raison ; soit de ce que des hommes cultivés se méfient chez Jung du collectionneur des religions sous vitrine et des cultures disparues, au milieu de l'industrieuse ruche zurichoise : dans le musée abstrait de la neutralité helvétique, parmi les destins figés, il faut chercher dans les songes ou sous la terre quelques secrets d'une sagesse perdue. Mais, au XXe siècle, comme autrefois, les grandes révolutions sont le fait des grands spécialistes, et les révolutions de l'humanisme n'ont jamais échappé à cette règle. Il est certain, cependant, que ces malentendus se situent dans un contexte historique précis :
Ainsi la suprématie de l'Allemagne avant la guerre de 1914 avait contribué à creuser un fossé entre la science et l'humanisme : on avait vu fleurir une génération de spécialistes ; il était devenu impensable qu'un savant s'adressât à d'autres qu'à ses confrères. Jusqu'en 1918 le génie humaniste de Jung étouffe, s'épuisant à convaincre une armée de petits spécialistes allemands retardant d'une génération sur l'évolution de la culture. Nietzsche, déjà, leur avait réservé ses plus amers sarcasmes. Lorsque la victoire de 1918 redonna, sous l'égide de la France, la suprématie culturelle, en Europe, à ce public humaniste et latin auquel pourront s'adresser les Bergson, les Valéry et bientôt les Camus et les Malraux, Jung ne fit pas l'effort de présentation littéraire sans lequel un spécialiste, chez nous, ne franchit pas facilement les frontières de sa spécialité. Enfin, par malchance, il n'existe pas d'ouvrages traduits dans un français plus incroyable que ceux de Jung. Les traductions suisses, notamment, provoquent une sorte de stupeur atterrée, elles sont pratiquement illisibles.
Mais revenons aux malentendus plus spécifiquement religieux. Pour Jung, le catholicisme risque de figer dans un dogme ou des rites l'expérience religieuse immédiate, mais en même temps il constitue une route sûre pour les vocations authentiques ; le protestantisme, en abandonnant l'homme à la solitude du péché et du remords, peut le contraindre à l'expérience religieuse la plus intérieure, mais peut aussi le jeter dans les pires erreurs, l'absence de rites et de dogmes ayant fait éclater la tradition en une pullulation de sectes. Une position aussi nuancée rencontre en France l'opposition des rationalistes étroits d'une part, des mystiques d'autre part, qui lui reprochent de faire du divin une expérience strictement psychique.
Cette attitude de Jung s'explique pour plusieurs raisons : le psychothérapeute se trouve avoir affaire au catholicisme populaire, avec son Dieu trônant dans le ciel sur un siège d'or et son paradis réel. En démontrant, à l'aide de Dorneus, de Guillaume, des alchimistes, qu'il faut entendre ces choses symboliquement, alors que dix pages de n'importe quel grand saint suffiraient à établir de telles évidences, Jung a beaucoup plus de chances de jeter un pont entre les sciences de l'homme et les sciences religieuses. Aujourd'hui encore, un Theillard de Chardin fait figure d'apologue en mariant l'anthropologie et saint Augustin. Jung, lui, apporte un matériel expérimental : tel rêve d'un patient. Et il constate objectivement que la place de la divinité est toujours un vide dans le rêve. De sorte qu'à l'aide de traités poussiéreux, par l'ésotérisme des alchimistes et la recherche de la pierre philosophale, il suggère que l'expérience religieuse authentique est celle du "Dieu caché". Une idée religieuse existe aux yeux du psychologue comme un éléphant aux yeux du zoologiste.
Il s'agit de ne pas
l'éliminer en proclamant qu'elle n'est "rien d'autre que", par une
"réductio ad causam". Le psychologue constate qu'il existe
un fonctionnement religieux de l'âme. Il arrive que telle idée
religieuse déforme l'âme et l'abaisse ; et la même idée,
chez un autre individu, lui donne santé et équilibre. Voilà
une donnée de l'expérience à partir de laquelle on
peut parler de "vérité religieuse" d'un point de vue strictement
psychologique et objectif. Rien donc de moins objectif que l'idée
d'une religiosité réduite à la névrose obsessionnelle.
Si ces constatations aboutissent à établir une hiérarchie
des valeurs, à distinguer l'authenticité religieuse de la
perversion, et finalement à rejoindre l'enseigne de Pascal ou de
Saint-Jean de la Croix sur les "périls de l'âme", la servitude
et la délivrance, alors un pont peut être jeté entre
une psychologie vraiment empirique et l'univers des valeurs. Cela est évidemment
d'une énorme importance pour l'homme du XXe siècle, et pour
l'avenir de l'humanisme. Mais le rôle du psychologue s'arrête-là
: il ne se fera pas théologien, il dira simplement que c'est un
fait d'expérience qu'il existe des épreuves spirituelles
salvatrices, et que leur degré d'intensité, de fécondité,
de solidité de profondeur ou de rayonnement oblige le savant à
entrer dans une psychologie nouvelle, capable un jour de rendre compte
des hiérarchies de valeurs et de l'inégalité spirituelles
des individus, inégalité aussi évidente et objective
que celle de l'inégalité des intelligences.
Le combat de Jung depuis
quarante ans est un combat ardent, mais sage et parfois prudent. Comme
je lui demandais pourquoi telle page de son oeuvre concernant le mythe
de la naissance de l'enfant divin (naissance de l'âme, du soi)
était d'une véritable élévation mystique, alors
que dans le même ouvrage on trouve de lui des commentaires si prudents,
il me rappela l'adage des Grecs qu'il faut avancer "phrônimôs"
(avec une sage prudence), Sinon le lien fragile qu'on a jeté sur
l'abîme entre la science et la religion, abîme qui constitue
un des drames fondamentaux de le culture occidentale depuis le XVIIIe siècle,
risquait de se rompre.
Depuis trente ans,
Jung a trouvé du renfort. Aujourd'hui, toute la philosophie est
redevenue humaniste ; et c'est à nouveau de l'homme total qu'il
est question, comme chez les Grecs : voici que le roman renvoie à
une métaphysique, que l'art abstrait fait alliance avec l'architecture
religieuse, que l'angoisse échappe au psychiatre, pour intéresser
notre expérience de l'être, que la psychologie "académie"
cède le pas à celle du comportement : bref, rompant les digues
de la spécialisation, l'homme est à nouveau jeté tout
entier avec ses dieux, ses peurs et ses résurrections dans un destin
quotidien et sidéral. Tout cela ne serait pas si Jung n'avait ouvert
l'abîme de l'inconscient, réconciliant la psychologie d'avant-garde
avec les profondeurs de la poésie.
Dans l'histoire des idées, Jung demeurera le pionnier d'une extraordinaire synthèse, au moment où la culture occidentale est appelée à affronter un univers d'hommes libres, qui savent encore d'instinct qu'une culture qui n'apporte pas la vie, mais un scepticisme désenchanté, est une culture qui meurt. Lorsque j'ai quitté ce vieillard malicieux et génial, avec son ironique auréole de cheveux blancs j'ai repensé à un entretien que j'avais eu, peu de temps auparavant, avec Heidegger à Fribourg-en-Brisgau : un Heidegger désespéré, explorant le vide et l'angoisse - et il me semblait que les chances d'un humanisme occidental balançaient entre ces deux hommes ; un humanisme acculé et condamné à choisir entre l'asphyxie et une révolution profonde de sa spiritualité.
(1) Buchet-Chastel. (Corréa).
(1) Voir "Combat" en date du lundi 2 février 1959.