Parsifal,
L'équivoque nazie
par Philippe Olivier
Le chercheur qui doit travailler sur les heurs et malheurs vécus par Parsifal durant le nazisme n'a pas une tache particulièrement aisée à effectuer.
Sur le plan de la documentation tout d'abord: En raison des bombardements de Berlin et de Dresde, deux des grandes métropoles culturelles allemandes, il est devenu quasiment impossible de se référer à la presse et aux revues spécialisées parues de 1933 à 1945. De plus la République Démocratique Allemande (R.D.A.), à l'ordinaire si loquace et prolixe lorsqu'il s'agit de Haendel ou Schumann, se tait dès qu'il est question du château de Montsalvat, du Graal et de Klingsor. Il est vrai que, dans son opiniâtreté à juguler les derniers fantômes du fascisme hitlérien, elle cherchait avant tout à tourner ce Bühnenweihfestspiel en dérision. A cet égard, la mise en scène qu'Harry Kupfer en a donné à l'opéra d'Etat de Berlin-Est est des plus explicites: On y voit certains chevaliers transformés en association de malfaiteurs et Amfortas prendre les traits d'un escroc de haut vol. Deux livres auraient également pu nous guider: L'épais Musik im Dritten Reich de Joseph Wulf, paru en 1963 aux édition Sigbert Mohn de Gütersloh, et Le Nazisme et la culture de Lionel Richard dans la Petite Collection Maspero.
J'aurai donc, en définitive, utilisé presque exclusivement deux autres sources de renseignement. Il s'agit,d'une par, des collections dont j'ai hérité de la branche Effenberger-Zwolanek de ma propre famille et, d'autre part, des archives du Cercle National Richard Wagner de Paris.
1933-1939 :
Si l'on en croît naïvement une certaine mémoire collective, celle des wagnériens des pays ayant résisté au nazisme, les représentations de Parsifal auraient été formellement interdites au moment même où Adolf Hitler devenait chancelier du Reich. Rien n'est plus faux. Certains ont même eu l'audace d'affirmer que la reprise de l'œuvre ayant eu lieu au Palais Garnier en 1933, était une saine réaction de la France en faveur d'une partition menacée. En raison de son message pacifiste, non violent et charitable, contredisant totalement l'idéologie national-socialiste. Dans la foulée, ces esprits trop superficiels ont fait du chef d'orchestre Philippe Gaubert ainsi que de Germaine Lubin, George Thill et Martial Singher, les Kundry, Parsifal et Amfortas de ces soirée, des héros du chant prenant fait et cause pour un ouvrage détesté par les fanatiques de la croix gammée.
Mais revenons à l'Allemagne, alors frappée d'une aveuglante folie. Non seulement Parsifal a-t-il été monté par des scènes de province comme celles du Hesse ou de l'Erzgebirgen, mais il l'a également été par celles de Berlin, Dresde ou Munich, les métropoles culturelles du pays. Dans son festival d'été de 1934, Munich rassemble Henny Trundt, Kurt Rodeck et Paul Bender au Prinz-Regent-Theater. Sous la baguette d'Hans Knappertsbusch, ils sont tous trois visités par la Grâce. Leipzig, la ville natale de Richard Wagner, ne sera pas en reste. En 1938, elle célèbre à coups de manifestations prestigieuses le cent-vingt-cinquième anniversaire de sa naissance dans une maison située sur le Brühl, la principale artère commerçante de la ville. Les fêtes dureront du 13 févirer, jour de sa mort, au 22 mai, jour de sa naissance. Parsifal n'y sera pas oublié. Les affiches annonçant ces manifestations, aujourd'hui conservées au musée suisse de Triebschen, en font foi. De plus, des concerts à caractère très officiel donneront souvent à apprécier le chant des Filles-Fleurs ou les gémissements de Titurel. Notamment en Bavière, l'un des fiefs du nazisme. Le 15 novembre 1934, les SS munichois rassemblaient trois mille auditeurs pour une après-midi musicale dirigée par Siegmund von Hausegger, un personnage quasi hystérique entrant en transes au seul énoncé du nom de Schönberg. Le ténor Franz Voelker participait à cette manifestation inquiétante. Il chanta Nur eine Waffe taugt. Qu'on ne voit pas, cependant, dans cet énoncé une liste de phénomènes plus ou moins isolés et sporadiques; les quelques éléments ayant survécu à la destruction des archives Deutscher Bühnenverein, l'association des théâtres allemands, prouvent clairement le contraire. Entre 1933 et 1939, Parsifal eut 714 représentations à l'intérieur des frontières du Reich !
Et à Bayreuth, sanctuaire ouvert à un autre sanctuaire, le chant du cygne de Wagner était donné l'année où les populations d'outre-Rhin se jetaient aux pieds d'Hitler. Sous la direction de Richard Strauss et dans la fameuse mise en scène remontant à 1883. En 1934, une polémique d'ordre esthétique éclate. Heinz Tietjen a osé concevoir une nouvelle régie de ce cérémonial et il en a demandé les décors à Alfred Roller, le vieux compagnon de route de Mahler. Toute l'Allemagne musicale est sans dessus-dessous. Les journaux parlent de sacrilège. Le Völkischer Beobachter, organe officiel du parti nazi, s'mpresse de stigmatiser les "écoeurantes accointances du professeur Roller avec la juiverie internationale". Entendez sa longue collaboration avec l'auteur du Klagende Lied. A Wahnfied, Frau Winifred, récemment intronisée grande prêtresse du culte wagnérien, se heure aux sévères remontrance des conservateurs, outrés par les innovations de Tietjen. Ces derniers feront même le siège des cabinets ministériels. Lasse de devoir sans cesse essuyer des affronts, la veuve de Siegfried consulte son cher ami Adolf Hitler. Le Führer craint de s'aliéner tous les réactionnaires dont il a besoin pour faire de Wagner le fer de lance de son impérialisme culturel. Afin d'apaiser les esprits et de ne pas hipothéquer l'avenir, il prend une ordonnance d'Etat ayant force de loi. Désormais, décors costumes et productionbs nouvelles de Parsifal devront obligatoirement être soumis à son agrément. Aucune exception ne sera tolérée. Ou presque…
C'est à partir de cette décision qu'on a commencé à affirmer qu'Hitler voulait retirer des scènes allemandes, et de la plus glorieuses d'entre elles, un apologue des vertus évangéliques parce qu'il aurait été en contradiction avec la doctrine officielle. Or, il ne faut pas prendre Parsifal pour L'Opéra de Quat'Sous, Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny, Mathis le peintre ou Wozzek. Ni confondre une mesurez conservatoire, prise pour être agréable à la maison Wagner, avec le rejet pur et simple d'une œuvre peu conforme à l'air du temps. La meilleure preuve en est qu'on continua à voir le pic de Montsalvat sur le plateau de Bayreuth. Hitler n'avait-il pas déclaré, dans la plus stricte intimité et devant des témoins d'une discrétion absolue, que certains éléments de la production controversée, due à Tietjen et Roller, lui plaisaient beaucoup ? Son laxisme devant, d'ailleurs, prendre une dimension publique lors du festival de 1937. Cette année-là, Furtwaengler était au pupitre pour Parsifal. Max Lorenz et Marta Fuchs en tenaient les deux rôles principaux. Quant au "cher neveu" d'Adolf, c'est-à-dire le jeune Wieland, il avait été autorisée à peindre des décors et à dessiner des costumes entièrement nouveaux pour la circonstance. Cette fois, quelqu'un ignorait la loi. Et avec la bénédiction complice du "Guide Suprême". Il m'a été impossible de savoir si Hitler avait assisté à ce spectacle. Peut-être s'en est-il abstenu par crainte du ridicule. Par contre, il est sûr qu'il présida la représentation du Crépuscule des Dieux donnée le mardi 17 août 1937. Des coupure de presse l'attestent.
LA DISPARITION :
La deuxième guerre mondiale approchait. Les prospectus de Bayreuth 1938 annoncèrent encore Parsifal pour le 25 juillet, les 3, 6, 9 et 18 août. Cinq occasion d'entendre des voix célestes descendre d'une coupole et découvrir le couple prestigieux composé par Franz Voelker et la française Germaine Lubin. Nous arrivons désormais aux terribles journées qui précédèrent le déclenchement des hostilités. L'œuvre ultime de Wagner n'y apparut pas. L'entourage immédiat d'Hitler, renâclant de plus en plus devant son message chrétien, l'avait fait retirer du calendrier des représentations prévues pour 1939. De plus, il y avait maintenant quasiment un an que tous les théâtres allemands et autrichiens avaient reçu l'interdiction tacite de ne plus la jouer. Frau Winifred se mit à ruer dans les brancards. Elle s'était prise à son propre jeu. Croyant avoir extorqué à Hitler un vague privilège, proche de celui qui dura à Bayreuth jusqu'en 1913, elle avait plus ou moins engendré une mise à l'index. Parsifal devenait officiellement un tabou. Les reportages sur les festivals de guerre, parus dans la Frankfurter Zeitung durant les étés suivants, firent presque croire aux lecteurs de ce journal que la lance sacrée et le vase saint n'avaient jamais existé. Pourtant, dans un secret absolu, d'aucuns caressaient le rêve de voir revenir en Haute-Franconie et ailleurs. A commencer par le tyran. "S'il en avait eu l'occasion", a déclaré le cinéaste Hans-Jürgen Syberberg lors d'un entretien avec Colette Godard publié dans Le Monde du 25 Juin 1981, " il aurait célébré la victoire en faisant jouer Parsifal". Les petits-fils du compositeur voyaient aussi apparemment les choses de la même façon. Dans le brouillon d'une lettre adressée à son frère en Avril 1942, Wieland ne se montre pas seulement convaincu d la victoire imminente des troupes. Il projette également d'inscrire au programme d'un "festival de la Paix" l'œuvre qui nous préoccupe. Il faudra en fait attendre 1947 pour que Parsifal soit à nouveau joué en Allemagne. Ce sera au théâtre municipal de Ratisbonne. Bientôt, Wiesbaden et Lübeck suivront l'exemple. Les portes de Bayreuth s'ouvriront de nouveau en 1951. En partie grâce au mécénat des stylos Pelikan, des automobiles Daimler-Benz et de la Banque d'Etat Bavaroise. Avec le Ring, Die Meistersinger et ce Parsifal dont Wieland est enfin le seul maître d'œuvre. Le "neue Bayreuth" s'impose à tous les esprits. Près de vingt années d'ambiguïtés s'achèvent.
HITLER ET PARSIFAL :
Il est grandement temps d'essayer de définir la position d'Hitler face au repentir de Kundry ou à certain baptême. Et d'une manière rationnelle, car des hommes cultivés mais issus d'un univers de représentations mentales datant du XIXème siècle ont souvent eu, à ce sujet, des accès d'un lyrisme nébuleux et plein d'amphigouris. Tel est, par exemple le cas d'André François-Poncet. Ambassadeur de France à Berlin jusqu'en octobre 1938, il devait relater sa dernière entrevue avec Hitler en usant d'images pour le moins théâtrales. Evoquant le célèbre Nid d'aigle de Berchtesgaden, ce diplomates n'écrivait-il pas: "Le visiteur se demande s'il est émerveillé ou s'il rêve. Il voudrait savoir où il se trouve. Est-ce le château de Montsalvat qu'habitaient les chevaliers du Graal ? Dans cette demeure, le chancelier Hitler est surtout Parsifal qui guérit la blessure saignante au flanc d'Amfortas et rend au Graal sa vertu magique" ?
Voyons, tout d'abord, ce que le Führer ne goûtait guère dans l'œuvre. Il est évident que, se prenant pour un nouveau Wotan, il était peu enclin à la sympathie pour le personnage du reiner Tor. En outre, le fait que le roi Louis II de Bavière se soit fréquemment assimilé au plus humble des héros wagnériens l'agaçait profondément. Dès son accession au pouvoir, il avait fait fermer le château de Nymphenburg. Les fresques relatives à la légende Parzival et conservées autant à Hohenschwangau qu'à Neuschwanstein ne furent plus guère visitées. Hitler détestait le catholicisme, ses calices et ses colombes. Il haïssait pitié et charité : les fidèles de Rome en surent quelque chose…
Par contre, "l'œuvre de vieillesse très sous-estimée", dont Thomas Mann devait parler à Emil Preetorius dans une lettre du 6 décembre 1949, correspondait de manière satisfaisante aux lubies de ce peintre raté. A commencer par le moment où son personnage principal tue un cygne au bord de certain lac. Hitler y voyait une prise de position contre la chasse et, a fortiori, une incitation à adopter un régime végétarien. Le sien. Selon un article paru voici plusieurs années dans le Spiegel, " Le Führer espérait un effet civilisateur du Graal, par exemple sur Goering. Il invita à Parsifal le maître chasseur du Reich. La scène Parsifal abat le cygne et, effrayé, brise son arc, devait émouvoir l'homme des bois. Hitler: "Est-ce que vous pourriez encore tuer un pauvre animal sans défense ?". Mais les adieux de Wagner au monde et à la musique rejoignaient aussi le racisme. Pour les nazis, c'était là une aubaine supplémentaire. D'après Jean Matter, dans son Wagner et Hitler: Le mal dont souffre Amfortas n'est autre que "la corruption du sang" chère aux antisémites et autres ennemis des "métèques". Puis à nouveau Hans-Jürgen Syberberg: "Dans le rêve du compositeur, il fallait repousser l'amour charnel pour atteindre le Graal. On trouve là les germes d'un racisme repris par l'utopie nazie: une race pure composée de mâles". Si cette dernière théorie agréait pleinement Hitler, d'autres aspects de Parsifal lui déplaisent totalement, ainsi qu'on a pu le noter auparavant. Mais des facteurs extérieurs et complexes le conduisirent à adopter une attitude équivoque. D'où l'histoire pour le moins floue de Parsifal entre 1933 et 1944.
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Edouard P. JACQUOT