(...) Comment légitimer,
en premier et en dernier ressort, notre travail sinon en rappelant fortement
une certaine priorité dans la possibilité même des
sciences actuelles.
Les sciences dites occidentales
sont basées sur des développements théoriques dont
les origines remontent aux recherches et aux analyses des philosophes grecs
antiques, de leurs disciples au tournant du premier millénaire,
des islamistes médiévaux, des premiers scientifiques avec
l'expérimentation et la notion de transformation de la nature, des
projets d'analyse des relations politico-sociales par les penseurs du XVIIIe
siècle et suivants, des recherches physico-cosmiques modernes et
des tentatives de relativiser le mode de rationalité des sociétés
contemporaines.
Avec l'invention de la manière
de voir dite "par hypothèse", systématisée par Platon
qui y ajoute une distinction spécifique entre l'intelligibilité
et le sensible, et les affinements apportés ultérieurement
au cours des histoires de la pensée , nous pouvons montrer que l'ensemble
des discours occidentaux, et des discours actuels pour une démonstration
plus urgente, sont encore bien inscrits et circonscrits dans la mouvance
philosophique : hypothèse ; l'un/multiple ; apparence/réel
; médiat/immédiat ; sous-jacence ; structure/événement
; procédés de réflexion tels que syllogisme, déduction
et induction.
Ces concepts, ou instruments
heuristiques, sont constamment utilisés par les diverses sciences
mais ne sont jamais thématisés sinon par un travail spécifiquement
philosophique : quand cela se produit dans une scince, l'on parlera de
recherche fondamentale et l'on lèvera le nez là-dessus pour
retourner au célèbre concret-immédiat qui est dit
naïvement : "c'est utile!" ou bien dans un sursaut de clairvoyance
: "c'est efficace, ça marche, donc c'est bien correct".
Alors, pourquoi la philosophie
? Justement parce que cette prétention à la réalité
immédiate est un produit de vastes conceptions dont nous pouvons
remonter assez bien les origines. Nos propres civilisations, avec leurs
bénéfices et leurs lacunes, n'ont pas progressé à
partir d'interventions extra-humaines mais en posant des questions d'une
certaine manière ( qu'est-ce que ? et y a-t-il unité...?).
Et c'est ce que nous pouvons objectiver en philosophie. Cela a permis le
développements des sciences naturelles et humaines. Que ces sciences
tentent maintenant d'escamoter les problèmes d'origines, donc de
leurs fondements, nous en sommes bien aise. Mais pourquoi cela devrait-il
servir de raison pour éliminer pratiquement les cours de philosophie
dans les collèges ?
L'on nous parlera d'une question
de degré de difficulté : "c'est trop abstrait ! cela ne nous
est pas utile pour notre programme !" Mais nous pouvons rétorquer
que les autorités pédagogiques elles-mêmes nous rebattent
les oreilles avec les lacunes des jeunes qui arrivent au collégial.
Ce manque de capacité de formalisation, ne tentons-nous pas, quotidiennement,
de le corriger ? Nous ne nous satisfaisons pas de régler ce problème
par en-haut par le biais de nouvelles restructurations. Nous y allons avec
des travaux méthodiques, repartant des notions de base. Nous présentons
de multiples manières de lire des textes et de montrer à
y lire des propos pertinents pour apprendre à réfléchir.
Nous osons dire que dans les
cours de philosophie nous inventons des situations formelles qui ont leur
place dans les progrès de chaque humain. Ces situations sont comme
des vigies, des points de reconnaissance qui, malgré souventes fois
leur caractère abstrait, leur difficulté d'appréhension,
permettront aux étudiant(e)s de se débrouiller dans des situations
similaires à venir. Comme nous disons souvent aux étudiant(e)s
: "Vous ne comprenez pas tout, tout de suite, mais dans certaines circonstances
vous vous rappellerez de certaines démonstrations et surtout que
tel ou tel problème peut être examiné, analysé,
réfléchi, pensé. Et là, fort de cela, vous
prendrez les moyens pour chercher à votre tour".
De plus, ce qui ne nous aide
pas, c'est qu'il y a une confusion entre l'utilisation des concepts philosophiques,
ce que se targuent ou ne se gênent pas, les autres sciences, et leur
compréhension. De telle façon que lorsque les sciences parlent
de formation fondamentale, il y a quiproquo et de belle façon :
la distinction entre ce qui est l'objet d'étude et les manières
de le présenter, ou de l'étudier, est dissoute. «cela
nous permet d'attirer l'attention sur une faiblesse d'habilité à
formalier ou abstraire : confusion entre cause et effet (causalité)
qui traverse, relation qui traverse, en principe, l'apprentissage
de l'ensemble des sciences. Et qui se traduit par l'abandon d'une des pierres
angulaires d'une approche critique et constructive de l'univers. C'est
qu'au moment où l'objet devient plus complexe, pour assainir les
consciences, l'on nie tout simplement la distinction entre sujet et objet.
L'on nous répondra que le monde continue de tourner! Mais cet abandon,
la philosophie peut le rappeler et le mettre à jour dans son travail
avec les collégien(ne)s.
Et là de nous ressortir
: "Bof! il vous reste 3 cours. Vous ne perdez pas grand chose". Pourtant,
les conditions qui nous sont annoncées pour ces 3 cours "sauvés"
nous indiquent quelques tournures spécieuses. Deux cours dont la
structure sera probablement conçue comme une initiation à
psalmodier quelques vérités conquises de haute lutte et devenues
infantilisantes ; et le 3e cours sera tellement programmé à
partir des intérêts particuliers et pointus, carrément
carriéristes, que nous en sortirons étriqués et subtilement
meurtris.
Nous avons besoin des 4 cours,
non seulement pour maintenir une courte tradition de vingt-cinq ans, mais
parce que, au travers les nombreuses connaissances que l'on offre déjà
aux étudiant(e)s dans tous les programmes, la philosophie fait autre
chose. Elle offre un fil conducteur, une question unificatrice, en amont
et en aval, une manière de voir thématisée et que
nous pourrions appeler ici une forme spécifique de problématisation.
Pour maintenir son efficacité et présenter la réflexion
critique comme un moyen d'action, elle se doit de recevoir une plage de
visibilité qui recouvre la distribution générale du
fonctionnement collégial des connaissances et qui est loin d'une
distribution éclatée, fragmentée, sur 2 ou même
3 ans pour couvrir les besoins ad hoc des secteurs pré-universitaires
et professionnels.
Ne nous faisons pas d'illusions
à ce propos. Malgré tous les développements technologiques
et les progrès matériels dont nous sommes fiers, nous avons
besoin de moyens intellectuels afon de s'assurer, souventes fois maladroitement
mais audacieusement, de la justesse humaine de nos propres inventions.
En ce moment même, par
exemple, il y a une demande nouvelle et importante de cours de philosophie
aux Etats-Unis. Il ne s'agit pas seulement d'un engouement passager ou
encore seulement en fonction des recherches em Intelligence artificielle
(systèmes logico-symboliques). Mais, aussi, massivement, d'un besoin
qui provient d'un questionnement que l'on veut fondamental à propos
de leurs propres performances sociales. Depuis le milieu des années
70, face au délabrement de plusieurs scteurs de leurs activités,
les américaines et les américains remettent en question leurs
modes traditionnels d'apprentissage et cela sur plusieurs plans. Ils questionnent,
par exemple, les modes behavioristes intégrés dans plusieurs
fonctionnements scolaires et industriels. Pour cela, ils en appellent à
de multiples comparaisons qu'ils vont chercher dans les grands textes philosophiques
de Platon à Dewey, en passant par les Pères de l'Eglise et
Habermas. Des études fort intéressantes sur les philosophes
grecs et allemands sont de plus en plus disponibles, renouvelant les perspectives
de manière radicale. Les philosophes féministes américaines
sont à l'avant-garde dans les tentatives d'améliorer les
relations entre les femelles et les mâles en analysant à l'aide
de concepts philosophiques, préalablement remis en cause, les situations
les plus concrètes. Tout cela nous prouve qu'il est important de
remettre les choses en cause et que "le penseur de Rodin n'est pas seulement
de pierre" (Jacques Normand). Il y a là une production nouvelle,
diversifiée et réfléchie.
Pour nous ? Nous sommes tout
près. Ce sont nos principaux partenaires à long terme. Et
que faisons-nous ? Dans un premier temps nous achetons leur camelote behavioriste
dont ils ne veulent plus (méthodes d'enseignement qu'on assène
par la suite sur la tête des étudiant(e)s. Et en réduisant
les cours de philosophie, tout en les rapetissant intellectuellement, nous
empêchons la construction de ponts pour mieux comprendre notre société,
probablement convaincus, technocratiquement parlant, que nous pourrons
toujours copier leurs innovations à venir.
(...)
Pour nos cours, nous pouvons
avancer, sans trop exagérer, que les professeurs de philosophie
sont encore dans les plus mordus d'intérioriser diverses grilles
de lecture pour multiplier les comparaisons et faire avancer les étudiant(e)s.
Nous sommes encore en mesure de montrer quelque chose qui ne se montre
pas dans n'importe quel autre cours : la définition historique de
l'être humain comme interrogateur : Y a-t-il une unité à
la diversité des choses et des idées ?
Gilbert Kirouac, 1993.