Carl Therrien
Bioéthique
La science a été un des facteurs clés du confort de nos sociétés d'aujourd'hui. De vaccin jusqu'à la transplantation, personne de questionnait la portée de ses progrès techniques (à part peut-être ceux qui souhaitaient la décimation de l'humanité). Aujourd'hui ce progrès technique est en train de franchir une étape importante, si bien qu'il suscite des débats plus vifs. Ils n'opposent pas des ecclésiastiques souhaitant l'apocalypse, pour se prouver la véracité de leur thèse, avec des scientifiques obsédés par la vie éternelle, mais plutôt deux communautés prétextant toutes deux au bien de l'humanité.
On n'avait nul besoin de poser des barrières à la science auparavant, à l'époque où elle enrayait des épidémies dévastatrices menaçant l'existence même de l'homme ; les techniques qu'elle avait développées se chargeait de limiter son champ d'action. Depuis les années 60, les années folles assoiffées de liberté, où l'état providence soignait les moindres petits bobos, ces techniques ont connu un essor fabuleux qui se répercute encore aujourd'hui sur nos systèmes de santé, même continuent à évoluer. Si bien que la sciences ne se limite plus d'elle-même et que bientôt, avec l'apparition de la biologie pratique, elle entrera en conflit avec certains codes moraux et autres valeurs sacrées. Dans ce contexte d'évolution des techniques ont voit émerger la bioéthique, qui aura la dure tâche d'imposer des limites, des barrières permettant l'insertion du progrès technique dans nos vies sans trop de heurts. Grâce à des discussions ouvertes, on devait en arriver à des conclusions ; et on discute encore.
C'est en confrontant les possibilités biologiques avec les réalités sociales d'aujourd'hui que la bioéthique devra trouver un terrain d'entente. Parce que les possibilités sont nombreuses, et à mesure qu'on écrit le génome humain elles se précisent un peu. À partir d'une cellule on peut désormais cloner tout être vivant, ce qui laisse envisager des techniques de reproduction très pragmatiques. Éliminer des maladies intouchables auparavant comme l'alzheimer ou la maladie de Parkinson ; donner à l'homme des capacités insoupçonnées de sa nature ; tout semble possible pour l'homme qui désormais se donne le pouvoir qu'il avait jadis conféré à son Dieu, celui d'être maître de la nature. En ce sens, la théorie du "super homme" de Nietzsche, brillamment imagée par Clark et Kubrick, relève à présent moins de la science-fiction.
Mais au delà des connaissances empiriques se pose le problème de les appliquer correctement à notre monde. La conception même de l'homme, toujours ancrée dans le modèle platonicien corps/âme, a du mal à considérer les corps sans tête qu'on nous promet à des fins de transplantation médicale. On doit tout remettre en question ; la reproduction, jadis un cadeau de la bonne volonté de Dieu, devient banale ; l'embryon récemment sacralisé par les mouvements pro-vie n'est plus qu'un objet sans âme qu'on peut manipuler à souhait dans un laboratoire. Avec la popularité grandissante de la biologie et la sacralisation de ses praticiens par la presse et le monde entier, on peut prétendre que la future société sera le fruit d'une révolution qu'on a déjà amorcée, autant sur le plan social, politique et idéologique.
Mais prétendre que la vie de l'homme est écrite dans ses gênes révélerait une touche de naïveté lorsque sera le temps d'appliquer le tout concrètement à notre mode de vie. Comment concilier les réalités individuelles que les sciences humaines s'acharnent encore à stéréotyper, à modéliser le plus possible (et qu'elles ont du même coup considérablement compliquées, à en croire la "simplicité" génétique), avec les résultats efficaces des scientifiques, qui à travers une conception robotique de l'homme prétendent que son étude globale relève uniquement de la biologie ? Malgré cette prétention universelle et objective, qui aura accès concrètement aux fruits des connaissances acquises ? N'a t'on pas trop tendance à considérer l'étude biologique comme une réponse absolue à travers la diversité des hommes ?
Dans ce débat, on constate deux conceptions, l'une radicalement progressiste et l'autre réticente, de l'avènement biologique que nous avons déjà commencé à vivre. Afin de bien comprendre un raisonnement personnel, l'auteur citera ici les principaux arguments avancés d'une part par la communauté scientifique, ainsi que ceux réfutés par les conservateurs.
Arguments pour |
Arguments contre |
progression importante des connaissances pures |
manipulation outrée de la nature |
développement de nouvelles industries d'un nouveau secteur économique |
conception robotique et mécaniste de la vie humaine ; simplification abusive de la diversité socio-culturelle |
développement de thérapies efficaces et éradication de plusieurs maladies à moyen et à long terme |
tendance à valoriser certaines connaissances pour prendre position socialement |
perspectives immenses dans le domaine de la reproduction |
survalorisation des facteurs biologiques ; danger de prendre des hypothèses comme des vérités |
démystification des sciences humaines ; explication et régulation du comportement humain par une base génétique |
mésadaptation de la technologie à une société qui favorise certaines classes sociales |
surutilisation des médicaments au lieu de régler concrètement les problèmes mentaux |
Tout d'abord, cet auteur tient à préciser que s'il a insisté sur le fait que la révolution biologique est déjà entamée, c'est qu'il croit fermement que, malgré les comités de discussion sensés limiter et réfléchir son impact, une bonne partie du processus est déjà irréversible. La fécondation un-vitro, la manipulation des végétaux, le prozac sont déjà partie intégrante du monde occidental. Est-il à parier même que les pays qui décideront de ralentir ou d'interdire certaines pratiques se feront damer le pion par d'autres ... même un consensus international n'arrêterait pas le progrès et surtout pas le financement. Ce qui laisse entendre bien sûr qu'il y a beaucoup d'argent à faire en dessous des discussions morales. À en juger par notre façon d'organiser la santé depuis quelques années, ce ne sera pas tout le monde qui pourra se permettre ses petits caprices biologiques.
Il n'y a aucun doute la-dessus ; avec l'informatique, la biologie créera une immense industrie et toutes ses sous-disciplines, comme la pharmacologie, réalisent déjà d'immenses progrès. On nous annonce pour bientôt des thérapeutiques révolutionnaires qui nous permettront d'apréender des maladies comme le cancer d'un angle nouveau. Mais la question se pose : une fois qu'on aura éradiqué les maladies, que l'espérance de vie sera gonflée jusqu'à 120 ans (et peut-être même plus), vers quel chaos planétaire nous dirigerons-nous ? On ne cesse de nous menacer avec des notions comme la surpopulation, parallèlement on nous dit que quiconque pourra procréer comme bon lui semble avec son éprouvette, stérile ou non. Bien sûr les questions d'argent amortiront considérablement ce point de vue en répartissant les privilèges biologiques parmi les nations riches, mais je pose l'hypothèse qu'un jour le peuple réclamera et le libéralisme le lui donnera progressivement. D'accord, la tournure de mon discours est très hypothétique. Précisons quand même qu'elle ne vise pas à condamner ces découvertes révolutionnaires, mais plutôt à banaliser ce que j'appelle la "sacralisation génétique", c'est à dire considérer l'avènement de ces techniques comme l'aboutissement de l'humanité. Il est selon moi inévitable que l'abolition de certains problèmes en amène plusieurs autres. Dans quelques décennies, lorsque les techniques seront utilisées couramment, l'homme ne sera pas attablé pour fêter son 142ème anniversaire en n'ayant rien d'autre à se soucier que son bonheur ; cette vision serait trop naïve.
La popularité de la science est partout ; dans les télé-pubs, on interroge un spécialiste qui répète seulement : "ce produit est reconnu scientifiquement" ; les raëliens se font de nouveaux adeptes en utilisant des mots comme clonage et gène. Le processus est irréversible, et il s'installera peut-être si rapidement que des intérêts spécifiques et des conceptions bien précises s'y inséreront à notre insu. Il n'y a pas seulement les cours de psychologie dans les écoles qui soient imprégnés par la conception humaniste ; la communauté internationale et scientifique considèrent aussi l'homme comme étant fondamentalement bon. Mais l'humanisme n'est qu'une idéologie et on réalise que la notion "d'homme bon" peut varier radicalement par delà les cultures. Le puritanisme voudrait bien que tous les hommes vivent selon son code moral, et définit par la même occasion la bonté humaine. Pourtant la majorité de l'humanité croit en d'autres valeurs, aucune idéologie n'est réellement universelle. Et c'est là que les thérapies géniques, développées avec une base génétique qu'on prétend universelle, entreront en conflit avec les réalités du déterminisme social. La question n'est pas aussi simple que "on fait ou on fait pas ?", il faudra considérer une foultitude de paramètres sociaux et essayer d'éviter le plus possible les dangers de la surutilisation facile. Un exemple de notre temps : un jeune sensé allé en désintoxication est finalement jugé dépressif, ce qui le poussait à consommer. Donc, on lui prescrit du prozac et on le renvoit à la maison, et je pourrais parier qu'aujourd'hui ce garçon n'a pas cessé de consommer, même s'est ajoutée une autre dépendance.
Il faut être très prudent en subordonnant les sciences humaines aux sciences pures. Peut-être que les premières doivent servir d'amortisseur aux secondes pour bien les intégrer à notre société. Mon approche peut sembler très pessimiste et ainsi contraster avec l'effervescence biologique. J'aime à croire que non ; elle révèle seulement d'un doute face à l'humanité (avec toutes les erreurs de son histoire à l'appui). Je préfère ne pas prendre position parce qu'une bonne partie de l'ère biologique est déjà irréversible. En fait, même si je le démentirais, ma position pourrait se résumer par une citation de Camus : "nécessaire mais injustifiable".