LES LIGURES
(L. Charpentier: Les Géants et le mystère des origines)
Hercule, en Occident, rencontre deux adversaires : des géants et des Ligures. Les renseignements sur les géants sont fragmentaires mais les Ligures eux, sont connus. Julian les a décrits comme s'il les avait sous les yeux. À vrai dire, ceux qu'il décrit sont de quelques millénaires postérieurs à ceux qu'Hercule combattit. Ce sont les habitants de la Ligurie, c'est-à-dire toute cette partie de terre qui entoure le golfe du Lion, de la Provence à la Catalogne.Si l'on suit la légende, ils sont déjà là avant le cataclysme. Ce sont donc des hommes du néolithique qui «dureront» jusqu'à leur envahissement par les Celtes. Ce n'est pas une certitude mais une hypothèse qui en vaut bien une autre et, au reste, après les bouleversements, il ne devait exister qu'assez peu d'humanité sur la terre et certainement pas de hordes suffisantes pour des «envahissements». Au moins pendant fort longtemps.
Ceux que décrit Jullian, il semble bien que ce soient les restes des tribus repoussées par les Celtes vers le Midi, environ quinze cents ans avant notre ère; mais le terrain primitif qu'il leur assigne est bien plus étendu que ces quelques provinces méridionales.
«Les anciens explorateurs, écrit-il, venus du Sud ou de l'Est, de Cadix ou de Phocée, n'employèrent jamais que le mot de Ligure pour désigner tous les habitants de la contrée gauloise. Ils le donnèrent également aux tribus du littoral de la Provence, aux indigènes du bassin du Rhône, auux peuples de la plaine de Narbonne. C'étaient aussi des Ligures, disait-on, qui habitaient le long du golfe de l'Atlantique; et on appliqua ce nom aux peuplades plus lointaines encore qui erraient sur les rives et dans les forêts de la mer du Nord. Même à l'époque de César, on se souvenait encore dans le monde gréco-romain des temps reculés où le nom de Ligure s'était étendu sans partage sur la Gaule entière.»
D'Arbois de Jubainville les situait également à l'extrême Occident, au lieu d'origine de l'ambre, la Baltique, et également en «Alebion», c'est-à-dire dans les îles Britanniques.
Si -- toujours selon Jullian -- ces hommes ne se ressemblaient pas tous, ils avaient cependant un élément d'unité que cet auteur voit surtout dans la langue; et ces hommes de même langue, qui sont ou ne sont pas de même ethnie, ils couvrent l'Occident:
«En Italie, en Espagne, dans les plaines et les montagnes de la Germanie, dans les îles de la Méditerranée et dans celles de l'Océan, ils ont, aussi bien qu'en Gaule, laissé comme vestiges des noms de cours d'eau et des noms de montagnes. L'Espagne et la Grande-Bretagne ont leurs «Dives», homonymes de ruisseaux français; le «Douro» est le même mot que les «Doires» italiennes; la Seine fran¸aise, Sequana, a signifié la même chose que le Jucar au sud des Pyrénées. Le sol de l'Irlande et celui de la grande île voisine sont pourvus de mots qui viennent de la langue ligure : elle était, je crois, celle de ces groupes d'indigènes, «nés dans l'île» bretonne, que les Gaulois refoulèrent vers l'intérieur et que César connut encore...
«Les Anciens eux-mêmes avaient maintenu la notion très précise d'une période où les Ligures occupaient tout l'Occident...La Corse leur avait appartenu. On les faisait descendre jusqu'en Sicile, et on parlait sans cesse d'eux en Espagne. Leurs traces se retrouvaient encore non loin de Cadix, et les marécages que traversaient les eaux du Guadalquivir s'appelèrent jadis le «Lac Ligure».
«En prenant leurs terres aux Ligures, dit encore Julian, les Gaulois en acceptèrent à la fois les moissons, les terres et les dieux; et, après eux, ni les Romains, ni les Barbares, ni les Chrétiens, n'extirperont jamais de leurs domaines, trente à quarante fois séculaires, les Génies des montagnes et des fontaines, les esprits protecteurs des lieux.»(1)
Il n'est pas aisé de se représenter ce qu'étaient ces Ligures au temps pré-gaulois, au temps, par exemple, où Hercule les défit sur son passage. Nous n'avons plus, sur eux, que les témoignages des Anciens aux abords de l'ère chrétienne et seulement sur ceux de la Méditerranée, qui vivaient au bord de cette «mer Ligure» devenue, en gardant d'ailleurs son nom, le golfe du Lion. Et à ce moment, il y a déjà au moins un millénaire et demi que les Goïdels, que nous appelons maintenant Gaulois, les ont envahis, et se sont mélangés à eux.
D'après Jullian, toujours, qui a étudié ces témoignages, ils étaient plutôt petits mais très solides et possédant des membres d'une incroyable élasticité. «La fatigue n'abattait jamais le Ligure... Comme force, il valait, dit-on, les grands animaux sauvages. On les disait d'invincibles piétons et, dans la marche et dans la course, en ténacité et en vitesse, les Ligures n'eurent point de rivaux dans les pays méditerranéens.
«Ils furent», continue Jullian, «les plus habiles des chasseurs dans le genre de tir qui est le plus délicat et qui exige le plus l'une et l'autre qualité physique : le tir à la fronde. Que des oiseaux passent devant un groupe de frondeurs ligures, chaque fronde choisira sa victime, et aucun coup ne manquera.» (D'après Timée, répété par Eustache.)
(Notons que dans sa description de l'armée atlante Platon donne une large place aux frondeurs... Et ce tir était parfaitement étranger aux Grecs.)
«Les Anciens les disaient voleurs et pillards, fertiles en inventions et en tromperies, bandits très cruels et très hardis, voleurs de bestiaux, tueurs d'étrangers, et peut-être mangeurs de chair humaine. (Il ne faut pas oublier que les auteurs de ces dires sont latins...)
«Ces Ligures étaient les peuples des plus durs travaux. Les uns, la journée entière, armés de lourdes haches, fendaient et abattaient des arbres puissants de la montagne. Les autres, courbés vers la terre, cassaient les cailloux de leurs rochers pour se créer quelques terrains de culture. (Ne trouve-t-on pas là le peuple des murettes et de pierres sèches?) D'autres pourchassaient les bêtes sauvages. Et les plus hardis, enfin, montés sur des barques plus simples même que des radeaux, faites peut-être de troncs d'arbre creusés, s'en allaient courir les mers dans une égale ignorance du danger et du secours, et demandaient aux eaux lointaines le poisson dont leurs rives se montraient avares... Le principal caractère qu'on ait signalé chez les Ligures de l'Océan et des époques lointaines est l'extraordinaire vitesse de leur course. Ceux des rives de la Manche et de la mer du Nord firent, aux négociants de Cadix, l'impression de marins effrontés, conduisant leur barque de cuir cousu au beau milieu des pires tempêtes.
«Ce courage et cet amour de l'indépendance s'alliaient à un culte extraordinaire pour le sol natal. Parmi toutes les nations de l'Antiquité, je n'en trouve aucune qui fut moins mobile. Aucune invasion, aucune expédition de conquête n'est partie de leur pays...»
Cela est important car, s'il ne s'agit pas d'une race conquérante, c'est qu'ils ne sont pas, en Occident, les descendants d'une armée d'envahisseurs. Il s'agit donc d'«autochtones» et non de «venus d'ailleurs». Lorsque la légende parle de la résistance opposée à Hercule dans les temps néolithiques par les Ligures, il y a à cela apparence de vérité. Il s'agit de ce même peuple dont parleront les Anciens des millénaires plus tard...
D'ailleurs, Jullian ajoute, toujours d'après le témoignage des Anciens :
«Quand ils cherchent des aventures lointaines, c'est uniquement sur les routes maritimes, et le métier de pêcheur et de marin n'est pas incompatible avec l'amour tenace des poutres et du seuil de la chaumière. Chassé par l'ennemi de sa terre, le Ligure y revient dès qu'il peut.»
(D'après Avienus.)
Et Jullian s'interroge: «Plus on étudie ce monde Ligure, plus y apparaît le rôle prépondérant de la mer. Je me demande si son unité, sa langue et quelques-unes de ses habitudes n'ont pas été créées par une nation de la mer : et je songe chaque jour davantage aux hommes de la mer du Nord, et à un peuplement de l'Europe, dans des temps préhistoriques, analogues aux migrations de l'époque des Normands.»
Et, sinon pour eux, du moins pour leurs «civlisations» il en fut bien ainsi.
«Ils ne furent pas artistes», dit Jullian, qui avait la conception artistique sentimentale de son temps, «mais ils retrouvaient la sûreté du coup d'oeil, la prévision du geste, la ténacité de l'effort physique quand il s'agissait de travailler la matière...»
L'importance de cela est extrême! On s'est demandé d'où venait cette tradition purement occidentale qui, dans ses relations monumentales, évitait l'imitation des Romains, malgré l'occupation de cinq siècles, l'imitation grecque, malgré Marseille et les voyageurs grecs, et qui, devenue chrétienne et réduite par les barbares wisigoths, burgondes ou francs ne prenait que du bout des dents les modèles d'Orient pour aboutir à ce premier éclatement que fut le Roman, encore entaché de servitudes d'outre-mer puis à cette apothéose du Gothique qui paraît ne sortir de rien, de nulle part, sans modèle. Ce n'était qu'une adaptation aux temps et aux rites de l'antique tradition ligure...
Écoutez encore Jullian: «Au premier abord, les habitants de la Gaule, dans les siècles qui ont précédé l'an 600, paraissent surtout des travailleurs de la pierre. C'est la pierre, en effet, qui a été la matière des principales oeuvres qui ont survécu de ce temps des pointes de flèches ou de javelots en silex taillé, types immémoriaux d'armes auxquels l'homme ne savait pas renoncer; des bâtisses mégalithiques en blocs ou dalles de pierre mal dégrossie, et enfin les haches en pierre polie. Ces derniers produits étaient ce que l'industrie livrait de plus achevé, ce qui dénotait le plus de réflexion et de patience. Pour arriver à produire ces puissants instruments capables d'entailler sans ébréchure de robustes troncs d'arbres... masses au corps lisse comme une feuille de verre, au tranchant aiguisé comme une lame de métal, il fallait rechercher avec soin les pierres à la fois les plus fines et les plus dures, les plus tenaces et les plus compactes, propres à la fois à glisser et à trancher... Les ouvriers d'alors avaient donc des notions exactes et nettes sur les degrés de résistance réciproque des diverses roches indigènes...»
On sent que si Jullian n'était pas au Collège de France il irait jusqu'à risquer le mot d'initiation... Et c'est bien en effet de cela qu'il s'agit : d'une initiation aux lois de la matière...
«De même les plus grands menhirs et des dolmens révèlent des prodiges de mécanique. Si la plupart de ces blocs ont été pris sur le sol du pays, encore avait-on à les détacher, à les traîner, à les soulever, les ériger, les mettre en place et les fixer; quelques-uns pesaient deux cent cinquante mille kilogrammes, d'autres peut-être davantage, et certaines des pierres, et des plus lourdes, ont été transportées sur sept ou huit lieues.»
Et, pour tout cela, il faut, en plus des bras d'hommes que l'on suppose être là, «des leviers, des rouleaux, des treuils, des cordages, dont le jeu, la puissance de tension et la solidité soient soignesement calculés...»
En bref, il faut des ingénieurs... Mais comment oser parler d'ingénieurs en ces temps?
«Mais --c'est toujours Jullian qui parle et l'on ne s'en lasse pas -- à côté des carriers ligures, songeons aux charpentiers. Ces lourdes haches de pierre étaient surtout destinées à abattre et à équarrir des pièces énormes. Les demeures des vivants, «charpentées» et bien «ajustées», étaient aussi nombreuses que les chambres de pierre des morts... Ces hommes ont étudié le bois avec le même bonheur que la terre; ils estimaient la valeur de résistance d'une poutre, la force et la durée de sa matière. Ce sont eux qui ont construit les vastes pilotis des cités lacustres de la Suisse et de la Savoie...»
Cela encore, ce n'est pas travail d'apprenti, mais de compagnon, de maître, de calculateur, auquel la connaissance de la matière est remontée de la main au cerveau, ce qui constitue très exactement ce que l'on nomme l'initiation.
Ils furent également cultivateurs. Jullian glisse sur ce point mais les preuves s'en étaient encore aujourd'hui dans ces savantes utilisations des pentes étagées en terrasses soutenues de murs en pierres sèches qui donnent à la fois aux plantes une humidité normale, et le meilleur soleil pour la muraison.
La preuve abonde, dans les pays «à pierres», de ces champs soigneusement nettoyés et délimités de murettes dont la résistance a défié siècles et millénaires dans les «découpages» des pays de bocages où tout est mis en oeuvre pour retenir les terres nourricières contre l'érosion des eaux et des vents.
Mais la culture, si elle s'exécute avec des bras et des instruments, demande au moins que les bras soient instruits de leur tâche et de celle des outils... Et il y faut un initiateur, qui doit être plus qu'un chimiste des sols, mais un véritable savant de toutes les réactions telluriques, végétales: en somme un agronome.
Les anciens se sont étonnés -- et Jullian après eux -- que ces gens, ces Ligures qui ont résisté aux Romains avec un acharnement égal ou supérieur à celui des Espagnols et des Gaulois, qui ont remporté plus d'une fois d'éclatantes victoires, n'aient livré aucun nom de chef, contrairement aux autres peuples, si bien qu'il est impossible de savoir comment ils étaient commandés.
C'est évidemment gênant pour des historiens pour qui, trop souvent, l'histoire se réduit aux noms... À croire que ces hommes n'avaient aucun culte de la personnalité... Mais, interdire au chef d'avoir un nom, lui interdire, en quelque sorte, de se croire d'essence supérieure
-- même s'il l'est -- à la fois quelle sagesse et quelle plénitude!
Résumons cela. Du néolithique, ou environ à l'invasion celte puis à l'invasion romaine, les pays sont occupés par des barbares pillards et ignares qui sont cependant parmi les meilleurs ouvriers de la pierre et du bois et qui ont des connaissances intellectuelles sur ces mtières et les manières de s'en servir.
Des barbares qui cultivent avec tout ce que cela suppose de connaissance de la nature, des saisons et des plantes.
Des barbares qui font de l'élevage avec tout ce que cela suppose de connaissance physique et instinctive des animaux.
Des barbares qui sont marins avec tout ce que cela suppose des connaissances du génie maritime, des bois, de la mer, de la navigation...
Des barbares, enfin, qui «manipulent» des blocs de pierre que nos ingénieurs actuels, avec tout leur matériel, seraient parfois bien en peine de manoeuvrer...
Il y a là comme un défaut dans la façon de considérer l'histoire...
Surtout qu'il est bien d'autres choses que les historiens et préhistoriens ont soigneusement évité de voir...
_________________________________________________________________(1)Jullian: Histoire de la Gaule