LE SENS PHILOSOPHIQUE DE LA VIE

Si nous ne voulons pas que notre vie se disperse et se perde, il faut qu'elle se saisisse elle-même au sein d'un ordre. Il faut qu'elle soit soutenue au fil des jours par l'englobant, qu'elle coordonne en une structure unique le travail, l'accomplissement, et l'éclat d'instants privilégiés, enfin qu'elle s'approfondisse par la répétition. Alors la vie a beau se dérouler dans la monotonie d'un travail toujours le même, elle reste pourtant imprégnée d'un certain esprit grâce auquel nous savons qu'elle a un sens. Alors nous sommes protégés par la conscience que nous avons du monde et de nous-mêmes, nous avons un sol à nous dans l'histoire à laquelle nous appartenons, et dans notre propre vie par le souvenir et la fidélité.

L'individu peut trouver un ordre de ce genre dans le monde où il est né, dans l'Église qui donne leur forme et leur âme aussi bien aux grandes étapes de sa vie, de la naissance à la mort, qu'aux petites démarches de son existence quotidienne; il acquiert alors spontanément cet ordre qui se manifeste à lui chaque jour dans la réalité qui l'entoure. Il en va tout autrement dans un monde en train de se briser et où l'on croit de moins en moins aux valeurs traditionnelles. Ce monde n'est plus qu'un ordre extérieur. Dénué de toute pensée symbolique et transcendante, il laisse l'âme vide. Il ne satisfait pas. Dans la mesure où l'homme y reste libre, il s'y trouve livré à lui-même, à sa convoitise et à son ennui, à l'angoisse et à l'indifférence. Il est seul, sans soutien. S'il veut donner à sa vie un sens philosophique, il doit construire par ses propres forces ce que le monde ambiant ne lui donne plus.

L'homme trouve dans l'obscurité même qui l'entoure la volonté de diriger sa vie selon la philosophie, à cause de l'égarement où il est lorsque, privé d'amour, il regarde fixement dans le vide, de l'état de démission et d'anonymat où il croupit, dévoré qu'il est par l'engrenage quotidien. Il arrive alors qu'il s'éveille soudain, qu'il prenne peur et se demande : « Que suis-je? Qu'est-ce qui me manque? Que dois-je faire? »

Cet anonymat grandit avec le règne de la technique. Dans un monde réglé par des horloges, découpé par des travaux absorbants ou vides qui répondent de moins en moins à des aspirations vraiment humaines, l'individu finit par avoir le sentiment de n'être plus lui-même qu'un rouage à insérer ici ou là dans la machine. Laissé libre, il n'est plus rien et ne sait plus que faire. Et s'il commence tout juste à se trouver, le colosse de ce monde le ressaisira quand même et l'incorporera de nouveau à la mécanique dévorante, le rendra à son travail vide et à ses vains plaisirs.

Mais la tendance à abdiquer sa dignité existe déjà dans l'homme comme tel. Il lui faut, pour ne pas se perdre en se livrant tout entier au monde, aux habitudes, aux slogans, aux rails rigides, s'en arracher violemment.

Philosopher, c'est prendre la décision de faire jaillir à nouveau en soi la source vive, de retrouver le chemin de son for intérieur, de s'aider soi-même par une action intime, dans la mesure de ses forces.

Certes, ce qui prime dans la vie, sur le plan des réalités tangibles, ce sont les tâches objectives, c'est de répondre aux exigences de chaque jour. Mais l'homme qui veut avoir une conduite philosophique refuse de se contenter de ces obligations immédiates. Il s'aperçoit même que travailler sans plus, se laisser absorber par des buts définis, c'est déjà être sur la voie de la démission, et par là de la carence et de la culpabilité. Il prend au sérieux les échanges humains, l'expérience du bonheur et de la peine, de la réussite et de l'échec, de l'obscurité et du tourment. Refuser l'oubli pour assimiler profondément la vie, refuser le divertissement pour élaborer intérieurement l'expérience, ne pas considérer le passé comme résolu, mais au contraire l'éclairer toujours davantage, c'est là une conduite philosophique.

Elle se réalise selon deux voies distinctes : celle de la méditation solitaire, par le recueillement sous toutes ses formes, et celle de la communication avec les hommes, par la compréhension mutuelle, dans l'action concertée, l'échange des paroles, le silence en commun.

Il nous est indispensable, à nous autres hommes, d'avoir chaque jour quelques instants de profond recueillement. Nous nous assurons ainsi de nous-mêmes, afin que le murmure de la source originelle ne s'évanouisse pas totalement dans la dispersion inévitable de la journée.

Ce que les religions accomplissent par le culte et la prière se réalise de façon analogue, sur le plan philosophique, dans l'effort volontaire d'approfondissement, dans le retour à l'intériorité jusqu'à l'être en soi. Cela doit avoir lieu pendant des périodes ou à des instants où nous ne sommes pas occupés à poursuivre dans le monde des fins appartenant au monde, et où cependant nous ne restons pas vides, mais bien au contraire où nous touchons justement l'essentiel que ce soit au début ou à la fin de la journée, que ce soit à moments perdus.

Le recueillement philosophique, contrairement à celui du culte, n'a pas d'objet sacré, pas de lieu saint, pas de forme fixée. L'ordre que nous inventons pour lui ne devient pas une règle, il reste une simple possibilité sans nulle contrainte. Contrairement à la communauté du culte, ce revueillement est solitaire.

Quel est le contenu possible d'une telle méditation?

D'abord la réflexion en soi. Je me rappelle ce que j'ai fait, pensé, senti, au cours de la journée. J'examine ce qu'il y a eu de faux, à quel moment j'ai manqué de sincérité envers moi-même, essayé de me dérober, manqué de loyauté. Je passe en revue les points où je suis en accord avec moi-même et ceux où je voudrais arriver plus haut. Je prends conscience du contrôle que j'exerce sur moi tout le long du jour. Je me juge -- quant à mon comportement particulier, et non par rapport à l'être entier que je suis et qui me reste inaccessible -- je découvre des principes sur lesquels je veux régler ma conduite, je fixe peut-être dans ma mémoire certains mots que je veux me dire à moi-même dans les moments de colère, de désespoir, d'ennui ou d'égarement quelconque, comme des formules magiques destinées à me rappeler à l'ordre (par exemple : garder la mesure -- penser à autrui -- attendre -- Dieu est). Je demande à la tradition de m'instruire, à cette tradition qui va des pythagoriciens à Kierkegaard et Nietzsche, en passant par les stoïciens et les chrétiens, suscitant sans cesse à nouveau la réflexion, imposant l'expérience de son éternel inachèvement et de ses infinies possibilités d'erreur.

Puis la méditation vers la transcendance. Guidé par l'enchaînement des pensées philosophiques, je cherche à m'assurer de l'être en tant qu'être, de la divinité. J'en déchiffre les signes à l'aide de la poésie et de l'art. Je cherche à les comprendre en les actualisant sur le plan philosophique. Je cherche à m'assurer de ce qui ne dépend pas du temps ou de ce qui est éternel dans le temps, à toucher l'origine de ma liberté et, par elle, l'être même, à pénétrer jusqu'au fond de ce qui serait à la fois connaissance de la création et communion avec elle.

Enfin nous méditons sur ce que nous avons maintenant à faire. L'examen de ce qu'a été notre vie dans la communauté fournit l'arrière-plan qui éclaire notre tâche actuelle jusque dans les détails de la présente journée, en vue du moment où, dans l'intensité indispensable à l'action pratique, nous risquons de perdre le sens de l'englobant.

 

Ce que j'amasse pour moi seul dans la méditation serait nul, si je m'en tenais là. Tout ce qui ne se réalise pas dans la communication n'existe pas.

Ce qui ne s'enracine pas en elle n'a pas de fondement suffisant. La vérité commence à deux. C'est pourquoi la philosophie exige qu'on recherche constamment la communication, qu'on s'y risque sans réserve, qu'on renonce à cette affirmation de soi qui n'est que bravade et ne cesse de s'imposer sous des déguisements divers. Je dois vivre avec l'espérance que, d'une façon imprévisible, mon être me sera donné encore une fois, après que j'aurai renoncé à moi.

Ainsi je m'oblige à revenir sans cesse au doute : je ne peux être sûr de rien. Je n'ai pas le droit de me tenir en moi, à un point soi-disant solide qui me permettrait d'y voir clair et de me juger avec assurance. Ce ne serait là, en effet, que la forme la plus séduisante d'une affirmation de soi contraire à la vérité.

Si je parviens ainsi au recueillement sous ses trois aspects -- réflexion sur soi, méditation sur la transcendance, actualisation du devoir immédiat -- et si je m'ouvre à une communication infinie, cela même que je ne peux obtenir de force devient réel pour moi, lors de toute prévision et de tout calcul : la clarté de mon amour, les exigences cachées et toujours incertaines de la divinité, la révélation de l'être; et il se peut que par surcroît je reçoive encore : la paix, sans que s'abolisse jamais l'inquiétude inhérente à notre vie; la confiance dans le fond des choses, malgré la somme effroyable du malheur; la fermeté inébranlable dans la décision prise, malgré l'instabilité des passions; une fidélité sur laquelle on peut compter sans réserve, au mileu des séductions exercées à tout instant par les réalités éphémères de ce monde.

Lorsque la méditation nous permet de prendre conscience de l'englobant qui nous fait vivre et progresser, il s'en dégage un état d'âme qui sert de fond à toutes nos autres impressions et qui nous porte toute la journée, le long de nos activités interminables, même quand nous nous trouvons entraînés dans le fonctionnement du mécanisme technique. Tel est le sens des instants où l'on revient à soi : ils inspirent une attitude fondamentale qui persiste derrière tous les états affectifs et tous les mouvements de la journée, qui vous lie, et qui jusque dans les égarements, la confusion, les mouvements passionnés, empêche que l'on sombre tout à fait. C'est que grâce à elle, le souvenir et l'avenir coexistent dans le présent, si bien que quelque chose maintient la cohésion et persiste dans la durée.

Dès lors, philosopher, c'est à la fois apprendre à vivre et savoir mourir. L'insécurité de l'existence temporelle fait que la vie est toujours un essai. Il importe qu'au cours de cet essai nous osions aller aussi loin que possible, nous exposer aux dangers extrêmes sans nous les dissumuler, et faire régner une loyauté intégrale dans notre effort pour voir, interroger et répondre. Et il s'agit de suivre notre chemin sans savoir ce qu'est la totalité, sans posséder de façon tangible ce qui est à proprement parler, sans vouloir nous procurer par des argumentations spécieuses une lucarne qui nous permettrait d'avoir, de ce monde-ci, une vue directe et objective sur la transcendance, sans Parole de Dieu qui nous atteindrait d'un coup avec une parfaite univocité. Il s'agit bien plutôt de percevoir le sens chiffré du langage toujours ambigu que parlent les choses et de vivre cependant avec la certitude de la transcendance.

C'est cela seul qui, dans notre condition si problématique, peut donner à notre vie sa valeur, au monde sa beauté, à notre existence sa plénitude.

Si philosopher, c'est apprendre à mourir, savoir mourir se trouve être justement la condition d'une vie droite. Apprendre à vivre et savoir mourir, c'est la même chose.

Méditer, c'est apprendre la puissance de la pensée. Penser, c'est commencer à être un homme. En acquérant une juste connaissance des objets, on découvre la puissance de la rationalité, ppar exemple dans les opérations du calcul, dans l'étude expérimentale des phénomènes naturels, dans les plans techniques. La force contraignante de la logique dans les déductions, l'évidence dans les séries causales, la réalité tangible de l'expérience sont d'autant plus grandes que la méthode appliquée est plus pure.

Mais la recherche philosophique commence aux limites où finit ce savoir que donne l'entendement. Tout ce qui a pour nous une importance décisive : choix des buts et des fins dernières, connaissance du souverain bien, de Dieu, de la liberté humaine, la rationalité se révèle impuissante à le déterminer. Elle suscite ainsi un mode de penser qui, tout en se servant des moyens de l'entendement, est davantage. La recherche philosophique s'efforce d'ateindre les bornes de la connaissance rationnelle pour s'y enflammer.

Si quelqu'un pense voir clair en tout, c'est qu'il a cessé de philosopher. Si quelqu'un prend les informations des sciences pour la connaissance de l'être même dans sa totalité, c'est qu'il s'abandonne à une superstition scientifique. Qui cesse de s'étonner cesse d'interroger. Qui n'admet plus aucun mystère ne cherche plus rien. Philosopher, c'est connaître la modestie profonde qu'imposent les limites du savoir scientifique possible, c'est s'ouvrir entiêrement à l'inconnaissable qui se révèle au-delà.

Ici s'arrête la connaissance, mais non la pensée. Le savoir me permet, grâce à son application technique, d'agir sur le monde extérieur; le non-savoir, lui, permet une action intérieure par laquelle on se transforme soi-même. Là se manifeste une puissance de la pensée, différente et plus profonde, qui n'est plus détachée et braquée sur un objet, mais qui est, au plus profond de soi, le processus pa lequel la pensée et l'être s'identifient. Cette pensée, cette action intérieure, si on la mesure à la puissance intérieure de la technique, est pour ainsi dire nulle. On ne l'acquiert pas en appliquant une connaissance , on ne la réalise pas à volonté selon un plan : elle est à la fois la conquête d'une calrté véritable et celle d'une profondeur essentielle.

L'entendement (ratio) élargit l'horizon. C'est lui qui fixe les objets, qui déploie les tensions de l'être, c'est lui aussi qui donne force et netteté à cela même qui lui échappe. La clarté de l'entendement permet la clarté des limites et suscite ainsi les impulsions authentiques qui sont à la fois penser et faire, action intérieure et extérieure.

On demande au philosophe de vivre conformément à ce qu'il enseigne. Cette formule exprime mal ce que l'on entend. Le philosophe, en effet, n'a pas de doctrine au sens où des genres empiriquement définis s'appliquent aux objets, ou des normes juridiques à des faits. Les pensées philosophiques ne permettent aucune application: elles sont bien plus des réalités dont on peut dire, par exemple, qu'en les actualisant dans son esprit l'homme vit véritablement lui-même, ou qu'il imprègne toute sa vie de pensée. De là l'impossibilité de séparer la condition d'homme et la philosophie (alors qu'il est parfaitement possible de séparer l'homme de ses connaissances scientifiques). C'est pourquoi aussi il ne suffit pas de reproduire dans son esprit une pensée philosophique : il fait en même temps revivre intérieurement ce qu'a été dans son être philosophique l'homme qui l'a pensée.

 

 

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