La Montagne Fée

Debout entre les Plaines Wilhems et la Rivière-Noire, dominant de loin la mer, la voici, ce matin, bleuâtre et verte, modelée comme un visage humain, estompée de nuages vermeils.

Les jeux nuancés de la nue se reflètent amoureusement sur sa robe toujours changeante et belle toujours. Elle est une montagne fée, jaillie tout droit de la plaine, noble de profil, aux incurvations harmonieuses.

A son versant septentrional une silhouette d'homme est étendue, qui ressemble à un roi gisant sur un lit de parade. Mais la montagne est frappée du sceau d'une royauté plus haute. Élan de la terre vers les dieux, elle prie d'une oraison dont les heures déterminent la liturgie et le chant. C'est vers elle que son humanité, oppressée par le prosaïsme des mains qui rampent à ses assises, c'est vers elle que mon humanité - anxieuse, comme la grenade mûre, d'éclater - élève le cri muet qui délivre l'âme, l'exorcise, la sauve.

Mont d'exaltation et de sérénité alternées; front de pierre où défilent avec l'ombre des nuages, tant de pensées éternelles; autel de géants pour l'offrande aux maîtres invisibles de l'azur, mystérieuse aïeule agenouillée devant le mystère, vestale, druidesse, vierge solaire tendue vers le soleil ... J'essaie avec ferveur de percevoir son rythme, sa musique secrète, son message.

Elle a l'air d'être immobile, et dormante et morte. Pourtant elle vit de toutes ses clartés, de toutes ses pénombres. D'ici je crois entendre son appel. O Déité protectrice de ma terre et de ma race, inspiratrice qui sait compter la douleur et discipliner la joie, je t'aime comme un enseignement de la nature, comme un signe du divin.

Épars au pied de la montagne ainsi que des fourmis autour d'un arbre, les indiens creusent le sol, moissonnent la canne à sucre, paissent leurs bêtes, s'endorment dès le soir et se lèvent à l'heure de la rosée dans leurs cases obscures où luit par instants le cuivre des lotas. Yeux étoilés, dents macreuses parmi la face dorée, ils vont à travers champs. Je vois leurs femmes vêtues d'arc-en-ciel s'avancer en procession, des anneaux d'argent tintinnabulant à leurs chevilles et ce cortège aux soies vives et flottantes dans l'air tremblant de midi prend l'accent d'une Asie très ancienne, presque fabuleuse.

Robert-Edward Hart

15 juillet 1934

L'ensemble de l'oeuvre de Robert-Edward Hart constitue un vaste trésor pour celui qui voudrait puiser, dans les lettres mauriciennes, les éléments les plus intéressants. Né à Port-Louis le 17 août 1891, Hart aura été le maître à penser de la jeune génération de poètes des années 30. Ses nombreuses publications, plus particulièrement L'Ombre Étoilée (1924), l'Égide (1924), Guirlande pour l'automne (1933), Résurrection de l'enfance (1940), Plénitudes (1948)sont des classiques de notre patrimoine poétique. Mais son oeuvre maîtresse reste incontestablement Le Cycle de Pierre Flandre qui l'a occupé pendant six ans, de 1928 à 1934. Un concert d'éloges et de nombreux honneurs ont couronné sa carrière. Il était officier de l'Ordre de l'Empire Britannique et chevalier de la légion d'honneur; il a été pendant longtemps le conservateur de la bibliothèque de l'institut. Hart est mort à Souillac le 6 novembre 1954. 1