Essai d'un Idéal Mauricien

Le mauricianisme intégral. Qui de nous n'en a pas un instant rêvé? Déjà, en cepremier quart de siècle, des hommes éminents, devant le pluralisme des ethniesmauriciennes, y avaient pensé. Dans les milieux intellectuels, l'«idéal», c'étaitce rassemblement autour d'une idée maîtresse, puisant sa force aux sourcesmêmes d'une culture que les premiers colons nous avaient léguée.Utopie? Nul doute... Mais elle valait la peine d'être entretenue. C'est ce que Galea, ici, «essaie»de faire dans la causerie qu'il fit à l'Hôtel de Ville de Port-Louis le 22 août 1926dont voici les extraits.

Vous pensez bien, mesdames, que par UN IDÉAL MAURICIEN, j'entends un idéal d'essence politique, un idéal national ou patriotique, si je puis dire. Car, pour ce qui est de l'autre idéal, de l'idéal tout court, si cher au vocabulaire féminin, vous en êtes vous-mêmes la manifestation complète et définitive. Il n'y a plus rien à dire, et vous savez que, dans cet ordre d'idées, toute la philosophie accumulée des siècles durant tient en trois petits mots tout bêtes, mais combien formidables, puisqu'ils expriment toute la joie et tout le tourment de la vie. UN IDÉAL MAURICIEN, donc, ce serait une somme, un fonds d'aspirations vers le mieux-être de notre petit pays natal qui seraient communes à tous les Mauriciens - j'entends à tous les hommes et à toutes les femmes nés sur notre sol, respirant notre air natal et se sentant une âme mauricienne, c'est-à-dire ayant conscience que le pays leur appartient et, surtout, qu'ils appartiennent

au pays. Un tel idéal est possible, j'en suis fermement convaincu. Il est parfaitement possible à concevoir, à faire partager de plus en plus largement. L'évolution politique et sociale de la communauté mauricienne rend de jour en jour sa diffusion moins malaisée. Il est parfaitement possible à réaliser aussi, en son entier ou du moins dans une proportion telle, que le reste soit déjà acquis en puissance.

Mais si cet idéal est parfaitement possible à concevoir, à faire partager largement, à réaliser en dernier lieu, nous restons encore présentement dans le domaine des possibilités. Des possibilités démontrées, Dieu merci, mais des possibilités quand même. Les vérités de raisonnement ne sont pas encore devenues des vérités de fait. Les définitions mêmes ne sont pas encore acceptées explicitement, ni même formulées avec la netteté désirable. Et c'est pourquoi, ne voulant m'avancer au-delà des bornes strictes de la réalité, j'ai intitulé cette causerie «ESSAI» D'UN IDÉAL MAURICIEN.

Voyons d'abord ce qu'est Maurice, ce que sont les Mauriciens. De quelques simples constatations géographiques, historiques, ethniques, sociales, se dégagea tout naturellement la conception de l'IDÉAL MAURICIEN, qu'un groupe de Mauriciens auquel j'ai le très grand honneur de m'associer s'efforce à s'accréditer et à réaliser.

L'île Maurice, je n'en sais pas de définition plus juste ni de plus éloquente, ni de plus animatrice, que celle qu'a voulue M. Roger Pezzani, député des Plaines Wilhelms : c'est aux extrêmes confins de la Mer des Indes, la sentinelle avancée de la civilisation occidentale. Il y a un peu plus de deux siècles, en l'an de grâce de 1715, pour faire hommage à la chronologie, le Chevalier Garnier de Fougeray prenait possession, au nom du Roi de France, de ce coin de terre, récemment abandonné des Hollandais et qui, désormais, allait s'appeler Isle de France. Il plantait sur son rivage la Croix, à côté du drapeau fleurdelysé d'or. Une inscription attestait que Gallia jubet hic stare Lilia, Crucem : la France ordonne qu'ici s'érigent la croix et les Lys. Ce geste, ces mots sculptés dans le bois, donnent la formule de toute notre histoire, suggèrent à qui sait réfléchir, l'idéal, comme je dis, qui doit être le nôtre. En vertu de cette dédicace et de cette sorte de baptême, voilà l'île consacrée à la civilisation chrétienne et occidentale, moralement et intellectuellement attachée à la France. Rentrez en vous-mêmes, mesdames et messieurs, entendez en quelle langue j'essaie de m'exprimer pour me faire comprendre de vous, faites l'inventaire de vos sentiments et de vos impressions, de ce que vous pensez et de ce à quoi vous rêvez : vous constaterez que, nonobstant toutes les vicissitudes de l'histoire, le Signe dont Garnier de Fougeray a marqué cet infime territoire est demeuré indélébile.

Et qu'est-ce qui forme le petit peuple mauricien, la «communauté mauricienne», comme j'aime à dire, parce que ce mot de «communauté» résume tout un programme? Ici, c'est moins simple. Notre «ethnisme», selon la façon de parler des savants, c'est-à-dire la composition de notre population au point de vue des origines, est fort complexe. L'Europe, l'Afrique et l'Asie y ont collaboré. Il en est résulté un ensemble extrêmement hétérogène, avec compénétration partielle assez étendue et où la proportion même des éléments défierait bien des cas d'analyse.

Et maintenant, voyez la merveille : dans ce chaos, il y a une unité réelle et qui, déjà, n'est plus seulement latente; cette masse, assez informe aux yeux d'un observateur inattentif, est cependant animée par un principe actif, déjà vivifiant, par une force centripète qui n'a jamais cessé, à aucun moment, d'exercer son action et qui, de jour en jour s'affirme plus efficiente. Quelle est cette force, quel est ce principe? Lilia Crucem - la civilisation occidentale et chrétienne, ayant pour assise la «mentalité» française, qui attire irrésistiblement vers elle les éléments de notre population les plus éloignés, voire les plus réfractaires en apparence. Je ne saurais trop y insister. Il y a telles réalités familières qui nous échappent, ou dont nous ne tenons pas suffisamment de compte parce qu'elles nous sont trop familières. A force de vivre parmi elles, on oublie leur présence ou leur signification...

...Bref, regardez, écoutez autour de vous et, au prix d'un effort d'extériorisation, vous en arriverez bien vite à constater ce qui frappe si vivement les Européens à leur premier contact avec notre petit pays : que la masse de la population y est notamment française et que, hormis les aspects physiques, l'île Maurice est l'endroit du monde le moins exotique qui se puisse rêver. Allez, venez dans les rues, sur la place publique, dans les magasins et les plus humbles boutiques, entrez dans nos maisons, dites si vous croiriez vous trouver sous les Tropiques, à 30 jours de mer de Marseille, après plus d'un siècle de domination anglaise, au milieu d'une population dont les trois-quarts, ou très peu s'en faut, sont d'origine asiatique toute récente, implantés depuis beaucoup moins d'un siècle. Vous cherchez en vain la Tour de Babel qu'on s'attendrait trouver ici. Tout le monde parle français; les tard-venus eux-mêmes s'expriment dans ce patois créole, qui n'est qu'une savoureuse déformation du français. Ce qu'il y a de certain, c'est que les idiomes indiens ne sont nulle part en évidence et que l'anglais ne s'affirme que dans quelques affiches administratives collées aux murs, que personne ne lit et qui, si elles étaient lues, resteraient incomprises de huit électeurs sur dix.

Je ne parle pour l'instant que de la langue, parce que c'est la chose qui frappe le plus, mais je pourrais dire autant, ou presque autant, des moeurs, des coutumes sociales, des manières d'être en général. Et c'est cela qui est remarquable et précieux. C'est là que se trouve le lien, que réside le principe d'unité, la force centripète.

Les colons français du XVIIIe siècle, nobles et bourgeois de Bretagne, de Normandie et d'autres territoires, ont imprimé à l'isle de France un cachet propre, une physionomie latine ineffaçable qui fait mieux que de subsister : qui s'impose aux éléments surajoutés et se les rend semblables, avec une puissance, une rapidité surprenantes. C'est que c'était une forte race, aussi solidement trempée au moral qu'au physique, que cette race de nos vieux colons dont, dont, moi qui vous parle, j'ai connu, étant tout petit, les derniers exemplaires authentiques. Race très française, très vieille-France, pour tout dire, et dont le provincialisme transposé, adapté triompalement aux conditions exotiques, était tout en vive arête; race terrienne avant tout, gentilshommes en sabots, qui savaient d'instinct qu'un peuple, comme une forêt, ne peut assurer ses racines qu'en les poussant dans le sol - hélas! sur ce point, nous avons fort rétrogradé! - et qui pratiquèrent largement les vertus fondateurs, dont il est impossible d'évoquer le souvenir sans émotion; voilà ceux à qui, tous, nous devons l'être moral; voilà les créateurs de l'ENTITÉ MAURICIENNE. Ces anciens ont formé le noyau central, autour duquel ont gravité les éléments, originellement disparates, de notre nébuleuse politique, en train de devenir planète.

Aujourd'hui que sommes-nous? Voici plus de cent ans que nous sommes «britanniques». Le conquérant s'est montré magnanime et généreux, en somme. Un peu grâces à sa magnanimité, à sa générosité, beaucoup grâces à la force inhérente au vieux fonds français et régionaliste de nos anciens, les linéaments de notre visage politique ne se sont point altérés. Il y a, sur le plan moral, intellectuel, social, politique, une ENTITÉ MAURICIENNE qui, essntiellement, n'a pas changé, mais qui a évolué et, surtout, qui s'est singulièrement élargie, et qui tend à s'élargir chaque jour, appelant à elle les éléments nouveaux auxquels elle imprime sa marque, à la fois traditionnelle et progressive. On commence un peu partout, et là même où cela eût paru le moins concevable, à prendre conscience d'une quasi nationalité mauricienne...

... Où allons-nous? Nous allons, si nous le voulons, vers l'unité mauricienne, vers la transformation, encore une fois, de notre nébuleuse en planète. Il suffit, pour cela, que nous sachions faire prévaloir la force centripète sur la force centrifuge; simple affaire de bonne et ferme volonté. Et nous prenons, pour cela, le meilleur des chemins; le nivellement se fait par ascension, tout concourt à ce progrès. Les choses mêmes qui, par ailleurs, ont pu être nuisibles, y ont contribué utilement. Ainsi la vague de prospérité qui a déferlé sur nous dans l'après-guerre a produit certains effets déplorables. Elle a créé, chez beaucoup, une mentalité de nouveaux-riches; elle a sapé notre vieux provincialisme, cette parsimonia provincialis dont il y aura bientôt vingt siècles, Tacite pleurait déjà la disparition chez les Romains; elle a fait de la terre - ô sacrilège! - un objet de spéculation. Mais, par contre, quel progrès intellectuel, quel progrès social dans les classes jusque-là moins favorisées! En somme, moyennant la confiance et la solidarité de part et d'autre, cela peut nous faire une Maurice nouvelle, différente de l'ancienne par son universalité plus grande, semblable à l'ancienne par la survivance des traditions, par la fidélité à tout ce qui fait de nous - pardonnez ce que ce mot peut avoir d'orgueilleux - un petit peuple à part.

Donc, l'ENTITÉ MAURICIENNE n'est pas un vain mot. Elle est largement ouverte à tous, elle est le patrimoine commun de tous. Quiconque veut réclamer sa part de ce patrimoine, il lui suffit d'une chose : l'âme mauricienne - c'est-à-dire, toutes particularités raciales et toutes traditionnelles manières de vivre à part, de sentir, de penser et d'agir en Mauricien pour tout ce qui touche au pays.

Civilisation et idéals occidentaux, voilà le double fondement de notre communauté mauricienne, et voilà la directive à laquelle nous devons conformer notre progrès vers l'unité. La france nous a imprimé un cachet ineffaçable. Respectueux des allégeances sous lesquelles le sort des armes nous a placés, reconnaissants des bons traitements que nous avons reçus, conscients de nos devoirs et responsabilités envers un vaste empire dont nous voulons être des associés à part entière (les charges comprises non moins que les bénéfices), nous pouvons, en tournant les yeux vers l'Angleterre, y puiser de grandes et fécondes leçons de sagesse politique - elle est la terre d'élection de cette sagesse-là. Les temps où nous vivons sont des temps troublés. Nous avons, ici, nos secousses, nos heurts parfois inquiétants; le monde entier en connaît d'autrement graves.

A de pareils moments, il faut plus que jamais tenir ferme pour les traditions et pour un idéal commun. Pour nous autres, Mauriciens, nos traditions nous sont plus chères que la vie, et nous les voulons voir embrassées, dans leur essentiel, par tous ceux qui sont nés sur notre sol et qui respirent notre air. Notre idéal, cet IDÉAL MAURICIEN que j'ai essayé, bien pauvrement, d'évoquer devant vous, c'est la solidarité, c'est l'unité de l'esprit public, c'est la communion dans un même élan d'indépendance et d'amour pour cette poussière océanique qui nous tient lieu de patrie, puisque nos vieux y dorment leur dernier sommeil, puisque nous y sommes nés et voulons y mourir.

 

Philippe Galéa

15 septembre 1926

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