Avec en mémoire
la noirceur secrète du lait.
Audiberti.
Tête baissée, poings dans les poches, elle marchait à grandes enjambées. Elle regardait la pointe de son Doc Marten gauche disparaître à l'instant précis où le droit s'Žlanait vers l'avant. Pour traverser le parc, de la bordure du trottoir ˆ l'angle de la salle de spectacle, elle avait comptŽ cent quatre-vingt-sept pas. Cesser de compter lui serait trs difficile. Il lui fallait chercher une action, trouver une astuce quelconque pour brouiller son esprit. Elle fit quelques pas rapides, sautilla ensuite pieds-joints dans une flaque d'eau; il lui serait ainsi impossible de retrouver avec exactitude l'endroit o elle avait cessŽ de compter.
"Cent quatre-vingt-sept" ne put-elle s'empcher de murmurer plusieurs fois.
À ce stade du jeu, elle savait devoir trouver une signification ˆ ce nombre, sans quoi elle ne s'en délivrerait plus. Sans doute était-ce l'équation chiffrée derrière laquelle se cachait le secret de sa présence dans ce parc. Ce genre de problème lui plaisait énormément car, infailliblement, une solution s'imposait ˆ son esprit; chaque fois, elle faisait naître une clairire derrire ses yeux.
Voilà. Elle allait devoir retourner ˆ l'entrŽe du parc, guetter l'arrivŽe de passants, les suivre l'air de rien, puis compter une ˆ une leurs foulŽes; jusqu'ˆ ce que quelqu'un mette trs exactement cent quatre-vingt-sept pas pour atteindre l'angle de la salle de spectacle. Il se trouverait bien un jour quelqu'un pour partager son arithmŽtique intime. Ainsi seulement parviendrait-elle ˆ identifier le sphinx devant probablement un jour l'interroger.
Les rŽponses cependant finissaient toujours par la lasser; lorsqu'on les trouvait, c'est que le jeu Žtait fini. Elle s'approcha du guichet, acheta deux billets, en glissa un dans la poche de son imper rouge et tendit l'autre au prŽposŽ.
*****
--Ses yeux ne regardent pas.
Sur la scène, une jeune femme aux cheveux roux s'appuyait inconfortablement sur un panneau noir, bras en croix. L'Žclairage passait sans nuance du rouge violent au blanc laiteux selon, lui semblait-il, que le dŽbit du texte sortant de la bouche de la comŽdienne alternait de l'excessive rapiditŽ ˆ la lenteur appliquŽe de l'aveu. Depuis dŽjˆ longtemps, la comŽdienne n'avait pas bougŽ; seuls ses cheveux parfois ondoyaient sur fond de noir.
Assise dans la cinquime rangŽe de cette salle de spectacle, elle pressait doucement, puis fermement, le lobe de son oreille gauche. Sentir le flux et le reflux de cette petite goutte de sang sur laquelle elle exerait un contr™le si parfait exigeait passablement de sa concentration.
--Le roux de ses cheveux ne me concerne pas.
Le noir de la salle de spectacle rŽpandait un caoutchouc opaque entre elle et les autres spectateurs. Si elle ne distinguait pas vraiment leurs corps, elle pouvait toutefois les localiser dans l'amphithމtre avec une prŽcision qui la troublait.
--Il y a un noir solide. Il y a un noir solide avec des puits de noir liquide.
Machinalement, elle releva les jambes et posa les pieds sur le dossier du fauteuil se trouvant devant elle. Il lui sembla que ce geste avait brusquement fait surgir du nŽant la chevelure du spectateur prenant place sur ce sige, une rangŽe plus bas. Elle fut d'abord trs gnŽe de ce mouvement; bien que ce malaise ne lui paraisse pas tout ˆ fait justifiŽ. Peu ˆ peu cependant, elle sentit une force irrŽsistible l'envahir et la contraindre ˆ se maintenir dans cette position. Toute son attention Žtait dirigŽe sur cette soudaine puissance qui, telle une secousse sismique, semblait lentement se transmettre ˆ chacun de ses muscles. Ses yeux se fixaient sur cette nuque qui, ainsi vue d'entre ses jambes, la fascinait. Elle voyait cette chevelure traversŽe de jaunes inouis.
Ce n'est que lorsqu'elle parvint ˆ bouger trs lŽgrement le bassin qu'elle comprit que cette tte Žtait Žblouie par un faisceau lumineux provenant de son sexe. Les yeux clos, elle poussait de toutes ses forces pour faire jaillir cette lumire de crystal qui, sortant d'elle, la dŽchirait. Ouvrant les paupires, au bout de son souffle, elle vit, projetŽe sur scne, l'ombre de cette tte qu'elle illuminait d'entre ses jambes.
Sur la scne, la jeune femme aux cheveux roux Žtait maintenant disparue. A sa place, sur le panneau noir, se tenait une fillette maigre et nue.
--Je vois. Je la vois trs bien.
Et ce serait tant™t le matin. Toujours il y avait ce moment o papa et maman n'Žtaient pas encore ŽveillŽs. Il fallait alors attendre longtemps, trs longtemps. Il n'y avait pas au monde assez de chansons ˆ chanter jusqu'a leur Žveil.
La petite fille maigre et nue chantait pourtant. Et lorsqu'il n'y aurait plus de chansons, elle chanterait le petit bureau blanc, elle chanterait la chaise et la couverture rouge, puis elle chanterait l'image du petit-jŽsus.
Sur scne, il y avait aussi cette ombre de la tte jaune crŽŽe par la lumire de son sexe.
Chantant, la fillette maigre et nue suivait des yeux le parcours des taches de lumire sur les murs de sa chambre. C'Žtait, on le lui avait dit dans l'espoir de la rassurer, les reflets des phares des automobiles qui entraient par la fentre et dansaient sur les murs. Elle se souvenait parfaitement; c'etait que dehors, il y avait encore la nuit. et que jamais au monde il n'y aurait assez de chansons jusqu'ˆ papa-maman.
Assise dans la cinquime rangŽe de cette salle de spectacle, elle voyait une fillette maigre et nue attendre son matin.
--Le dire. Dire l'ombre jaune.
Puis le spectacle prit fin. Au moment prŽcis o la scne se plongea dans le noir, elle vit la fillette maigre et nue cesser de chanter pour porter ses yeux vers l'embrasure de la porte, lˆ o l'ombre se tenait.
La jeune femme au cheveux roux reparut, s'inclina et la salle entire se mit ˆ faire du bruit avec les mains. Seuls quelques spectateurs entendirent, provenant de la cinquime rangŽe, un cri ŽtouffŽ rendant le son de :
--Non, P'paaaaaaaaaa.
Lorsqu'enfin elle se leva de son sige de la cinquime rangŽe de cette salle de spectacle, elle avait, dans la paume de la main gauche, une pince d'argent, et, au bout d'un doigt, une goutte de sang.