Bonjour l'Euro
L'introduction de la monnaie unique se passe sans encombre majeur mercredi dans les 12 pays européens. Le principal problème à gérer est une insuffisance d'approvisionnement en pièces des commerçants. Mardi, les Français se sont rués sur les distributeurs : 3 millions d'opérations de retrait ont été enregistrées.
Marie-Christine Tabet
Publié le 2 janvier 2002, page 6
Plus de deux millions de billets bleus et rouges dans les poches des Français en une nuit et une journée! Nos concitoyens, qui avaient déjà retiré quelque 450 000 euros, principalement en coupure de 20 et de 10, au cours de la seule nuit de la Saint-Sylvestre, ont continué hier toute la journée à garnir leurs portefeuilles avec les billets aux couleurs de l'Europe. Ils ont été quatre fois plus nombreux que lors d'un 1er janvier traditionnel à effectuer un retrait bancaire!
Une enquête de la Confédération nationale des débitants de tabac montrait hier qu'un consommateur sur cinq payait déjà spontanément en euros dans les grandes villes - et même un sur deux dans les zones rurales! Des millions de Français avaient bien sûr eu l'occasion de se familiariser dès le 14 décembre avec les huit nouvelles pièces - de un centime à deux euros - grâce à la vente de kits. Avec sa mise en circulation effective hier, la monnaie unique est entrée tout à la fois dans l'histoire et dans la vie quotidienne de quelque 300 millions de citoyens de 12 pays européens. En théorie, les sept billets qui vont de 5 à 500 euros ont désormais cours mais les distributeurs ne fournissent principalement, pour l'instant, que des coupures de 10 et 20 euros.
La curiosité et l'attrait pour la nouvelle monnaie sont donc bien là. A Paris surtout, les files formées par les fêtards devant les distributeurs dès les premières heures de 2002 avaient de quoi réjouir Laurent Fabius, le ministre de l'Économie et des Finances, qui souhaitait lundi soir aux Français, en croisant les doigts, une «bonne et eurose» année. D'autant que, techniquement, le passage à la monnaie unique s'est déroulé sans «couacs» majeurs. Il y a bien eu quelques distributeurs trop pressés qui ont craché des euros dès le 31 décembre au matin et des machines non approvisionnées le 1er janvier, mais le bogue de l'euro n'a pas eu lieu. Quant au franc, vénérable compagnon des Français depuis 641 ans, il a su rester discret en ce début d'année pour laisser la vedette au nouveau-né. Et si les nostalgiques ont pleuré, c'est en silence.
Pour rassurant qu'il soit, cet enthousiasme montre que les Français ont de la sympathie pour leur nouvelle monnaie. Mais il n'augure pas de l'avenir, et notamment de la capacité des Français à utiliser ces nouveaux billets et pièces. D'ici au 17 février, la période pendant laquelle les francs et les euros cohabiteront promet d'être perturbée et perturbante. Jusqu'à cette date, les Français pourront continuer à payer en francs et les commerçants devraient théoriquement leur rendre des euros. Les dernières études de la grande distribution révélaient des taux d'erreurs possibles dans les rendus de monnaie de 2% à 5%.
Peurs des erreurs, des arnaques et des augmentations de prix déguisées à l'occasion du basculement entre les deux monnaies, le risque d'un ralentissement de la consommation, et donc de l'économie, reste l'enjeu majeur du passage à la monnaie unique. Dès ce matin, où la vie reprend son cours normal, les premières difficultés pourraient apparaître au moment d'acheter son ticket de métro ou son café crème et faire oublier l'euphorie des premières heures. La tension devrait monter d'un cran encore lorsque les Français trouveront leur banque portes closes. De nombreuses agences devraient en effet être en grève. Il faudra donc attendre encore quelques jours pour savoir si la conversion des Français est un réel succès.
Cécilia Gabizon, avec Robert des Nauriers à
Toulon et Pierre Leoni à Ajaccio
Publié le 2 janvier 2002, page 7
Chez les buralistes, l'euro fait un tabac! Notamment en Creuse où près de 70% des clients ont tenu, hier matin, à payer avec la nouvelle monnaie. Petit café, ou journal, c'était l'occasion rêvée de sortir de leur sachet en plastique, les euros du kit acheté à la mi-décembre. «Pour l'instant, cela ressemble à un jeu. Les gens ont encore la tête dans les vapeurs du réveillon et personne n'a l'esprit à faire des conversions. Donc tout va bien», raconte un buraliste de Guéret. La plupart des personnes âgées avaient cependant tenu à faire l'appoint. «Elles se sont entraînées à la maison et sont venues pour acheter le journal.» Les zones rurales ont donc massivement plébiscité le café-crème en nouvelle monnaie. Pendant ce temps, en ville, la fédération des bars-tabacs recensait, à midi déjà, 40% des transactions en euros et une affluence inhabituelle. «Le passage à l'euro, c'est presque comme une émission de télé en direct: tout le monde a envie de participer», raconte un cafetier de Toulouse.
Lunettes noires sur les yeux, autant pour dissimuler les cernes d'une nuit agitée que pour se protéger du soleil quasi printanier qui baigne Ajaccio en ce premier jour de l'année, Marina Andrei compte ses premiers euros à la terrasse de l'Athéna, un café branché du centre-ville, face à la mer. «J'ai un peu l'impression de préparer une partie de Monopoly. J'ai déjà eu le temps de m'habituer un peu aux pièces, mais j'imaginais quand même des billets un peu plus grands, comme ceux de 200 francs», confie-t-elle. Au café Le Royal, face à la préfecture de région, quelques retraités traînent en terrasse, ticket dans une main, convertisseur dans l'autre. «Ici, j'ai confiance dans l'addition, parce que je les connais, mais je m'entraîne à convertir parce que lorsque j'irai au supermarché, ça sera autre chose!» Dominique Antona sait qu'il lui faudra du temps pour s'adapter à l'euro, mais il veut demeurer philosophe: «Que ce soit en francs ou en euros, le pastis coûtera la même chose. Alors, tant qu'ils ne nous réduiront pas les doses, on pourra survivre», lance-t-il dans un bel éclat de rire.
Par contre, les fumeurs «déplorent la brutale augmentation du prix du vice», à en croire Nicolas, qui dès l'aube, fait la queue devant le tabac de la place Clichy, à Paris. Et de pester: «Ça fait dix minutes que je gèle sur le trottoir, en attendant que le caissier calcule sur son boulier le rendu de monnaie de tous les clients précédents», s'agite-t-il. Derrière le guichet, le buraliste jongle pourtant avec les monnaies comme un «singe savant» selon sa propre expression. «Je prends du magnésium depuis un mois pour aguerrir mes neurones au calcul mental! Heureusement. Parce l'euro démarre en trombe!» A Saint-Tropez, au quai Gabriel, «l'euro coule à flots, affirme Simone, mais nous avons eu, cette année beaucoup d'Italiens qui semblent n'être venus que pour jouir de la monnaie unique. Pour eux, ne pas avoir à changer, c'est une volupté. Ils se sentent plus européens que les Français qui renâclent et qui râlent. Je viens de servir un habitué qui ne m'a même pas souhaité la bonne année et n'a voulu payer qu'en francs» . Pourtant les distributeurs automatiques tropéziens, dûment alimentés avant l'heure H, ont été pris d'assaut dès les premières minutes de l'an neuf et la plupart se trouvaient déjà vides avant midi. «Les gens préfèrent écouler leurs derniers francs plutôt que d'utiliser leurs premiers euros. Ils ont l'air de craindre une pénurie de billets pour mercredi.» Les buralistes aussi redoutent le manque de trésorerie en euros. «Certains clients viennent acheter un paquet de chewing-gums avec un billet de 500 francs! Ils nous prennent pour un bureau de change! Mais pour l'instant, je m'efforce de rendre la monnaie en euros», assure un patron parisien.
Beaucoup ont, par contre, décidé que pour un
paiement en francs, le rendu de la monnaie serait en francs. «C'est
beaucoup plus simple», affirme la gérante d'un
bar de Soissons.
Pour éviter les mélanges, la plupart des bars-tabacs
avaient installé des points d'échange à côté
de la caisse. «Nous avons conseillé aux buralistes
de fournir des euros aux clients, contre des francs, pour qu'ensuite,
toutes les transactions s'effectuent dans une seule monnaie»,
précise Michel Arnaud, président de la Confédération
nationale des débitants de tabac.
Mais, un peu partout le long de la côte provençale, nombre d'établissements ont choisi de fermer pour s'épargner les affres d'une double comptabilité. Certains de ceux qui ont voulu assumer, malgré tout, leurs responsabilités, le regrettent parfois. Tel ce buraliste de Sainte-Maxime, joint au téléphone: «Si j'avais su, je n'aurais pas ouvert, c'est le chaos! On perd un temps fou. Je m'en doutais, mais ça dépasse mes pires craintes. Les gens n'aiment pas faire la queue pour attendre la monnaie. Ils ne s'y retrouvent pas toujours dans les centimes et, pour aller plus vite, ils me disent de leur rendre des francs contre des francs. Mais, si je le fais, ça va durer combien de temps la conversion? Entre nous, d'autres ne se gênent pas. Je connais un boulanger, pas loin, qui fait mieux: il rend des francs contre des euros!»