Le retour du "Nous"
par
Pierre Dubuc
(L’aut’courriel no 218, jeudi 25 janvier 2007)
NOTE: texte concernant la question du
nationalistme, particulièrement québécois
Le débat sur les accommodements raisonnables est
révélateur du tournant qu’est en train de prendre la
société québécoise. Il clôt la
période ouverte avec les réactions aux
déclarations de Jacques Parizeau le soir du
référendum de 1995 et dont le point culminant fut la
publication, le 9 janvier 2001, d’une déclaration
intitulée Pour en finir avec
l’affaire Michaud, Le temps est venu de remettre en question le
nationalisme canadien-français, un texte signé par
quinze personnes de moins de 35 ans de l’entourage d’André
Boisclair et endossé une semaine plus tard par plus de mille
personnes.
Dans ce manifeste, les signataires opposaient à la "nation
ethnique", ce que les médias qualifieront de "nationalisme
civique et inclusif", c’est-à-dire un nationalisme reposant sur
la "volonté des individus de la collectivité plutôt
que sur les déterminants ethniques", un nationalisme basé
"avant tout sur la Charte des droits et libertés de la personne"
dans l’objectif de "déethniser" le débat. Leur
démarche était une réaction aux propos d’Yves
Michaud sur les résultats du référendum,
similaires à ceux de Jacques Parizeau le soir du scrutin. On se
souvient de l’expression "l’argent et des votes ethniques", mais le
premier ministre avait aussi déclaré: "Parlons de nous;
nous avons voté oui à 60% " avant de conclure: "Nous
voulons un pays et nous l’aurons".
C’est contre ce "Nous", cette référence aux
Québécois de souche, que se sont élevés les
partisans du nationalisme civique. Sous prétexte de se vouloir
"inclusif", c’est-à-dire englober la minorité anglophone
et les minorités ethniques, ils allaient bannir toute
référence culturelle et historique. Leur nationalisme est
a-national, a-historique.
La critique du nationalisme civique
Cette conception du nationalisme domine la scène politique
depuis. Mais il vient de faire l’objet de vives critiques lors du
débat entourant l’enseignement de l’histoire. Le projet du
ministère d’un programme coupé de toutes
références clairement politiques et même nationales
semblait inspiré des conceptions du nationalisme civique. En
fait, l’influence s’est plutôt exercée dans le sens
inverse.
Dans un texte paru dans Le Devoir du 13 janvier dernier, les historiens
Jacques Rouillard et Robert Comeau rappelaient que la tendance à
discréditer et marginaliser l’histoire politique dans nos
universités date des années 1970. Un courant
révisionniste qui minimise les conflits et noie
l’identité francophone au profit d’une certaine conception de
l’histoire sociale s’est imposé dans l’ensemble des sciences
sociales et a donné, au plan politique, le nationalisme civique.
Dans leur introduction à l’Histoire
du Québec contemporain paru en 1979, les historiens
Linteau, Durocher et Robert écrivaient: "Le mot
Québécois désigne tous les résidents du
Québec". Cette définition, à première vue
anodine, balançait par-dessus bord le concept d’histoire
nationale. Un nouveau "Nous" venait de naître, celui du Manifeste
des partisans du nationalisme civique. Dans cette nouvelle
définition de la nation, on répudie toutes les
références historiques. Invoquer la Conquête, le
statut de nation dominée et opprimée du Québec en
appui à la lutte pour l’indépendance nationale est
qualifiée d’attitude "défensive" et "revancharde".
Le nationalisme catholique pointe le
nez
Dans une étonnante pirouette de l’Histoire, ces questions qu’on
pensait "dépassées" refont aujourd’hui surface dans le
débat sur les accommodements raisonnables. Mario Dumont et
Bernard Landry se jettent dans la mêlée pour
défendre notre héritage culturel et national. Bernard
Landry riposte au Téléjournal à l’imam qui lui dit
"Vous êtes vous aussi des immigrants" en lançant: "Vous
voulez faire fi de quatre siècles d’histoire!"
Subrepticement, par une voie détournée et
insoupçonnée, on voit réapparaître dans ce
débat le "Nous" de Parizeau, le "Nous" des
Québécois de souche. Mais, parce qu’il refait surface
dans le cadre du débat sur les accommodements raisonnables
où les questions religieuses sont omniprésentes, il
s’identifie à notre héritage catholique. Bien entendu,
s’empresse-t-on d’ajouter, non pas à cause de nos croyances
religieuses actuelles, mais plutôt à travers ses
expressions artistiques passées. Nous ne voulons pas conserver
le crucifix à l’Assemblée nationale à cause de sa
symbolique religieuse, nous assure-t-on, mais parce que c’est une
oeuvre d’art exprimant notre héritage culturel!
Mais l’Église n’est jamais loin derrière. On la croyait
disparue, emportée par le vent de la laïcisation de la
Révolution tranquille, mais non, elle est là, toute
heureuse que ses représentants soient invités dans les
médias à siéger aux côtés des imams
et des rabbins. À la suite du débat animé par Paul
Arcand sur les ondes de TVA, Nathalie Petrowski écrivait: "Ce
que je retiens surtout, c’est l’image du rabbin, de l’imam et du
cardinal obligés de partager la même table et le
même temps d’antenne". On pourrait y voir un signe du
Québec moderne où la religion catholique n’est plus
dominante. Mais c’est là une double erreur de perspective.
D’abord, l’image du Québec moderne devrait être celle d’un
Québec laïc. Puis, si Mgr Turcotte et Mgr Ouellet sont
prêts à s’accommoder de la présence de l’imam et du
rabbin, c’est parce que l’important, pour eux, est que la religion
redevienne sujet de débat. Ils savent bien, étant
donné le poids démographique respectif potentiel des
trois religions, que l’Église catholique en sortira
éventuellement gagnante.
Le Québec dans le "choc des
civilisations"
Le "Nous" national est réintroduit dans le discours public et il
peut détrôner le "Nous" civique parce qu’il
réapparaît sous les habits du catholicisme dans un
contexte nord-américain et mondial dominé par la
résurgence du facteur religieux. Sous l’influence des partisans
du "choc des civilisations", l’histoire mondiale est
réécrite en fonction des clivages religieux.
L’Amérique de George W. Bush mène une croisade contre
"l’islamo-fascisme" à laquelle le monde musulman réplique
par le djihad, la guerre sainte. Dans cette réécriture de
l’histoire, la guerre d’indépendance de l’Algérie, par
exemple, n’est plus une lutte de libération nationale, une lutte
démocratique pour le socialisme, mais un simple épisode
dans l’affrontement séculaire entre l’Islam et la
Chrétienté.
Dans l’Amérique du Nord anglo-saxonne, les valeurs de la droite
religieuse dominent la politique américaine et font une
percée importante au Canada avec l’élection de Stephen
Harper. Il serait étonnant que le Québec échappe
à ce retour en force de la religion sur la scène
politique. Mais, pour avoir droit de cité, la religion doit se
draper du manteau national et ne pouvait espérer meilleur
contexte que le débat sur les accommodements raisonnables.
Le "Nous autres" de René
Lévesque
Le "Nous" québécois n’est pas lié par
nécessité à la religion catholique. Les tenants du
nationalisme civique avaient tout faux lorsqu’ils faisaient
équivaloir le soi-disant "nationalisme ethnique" des Michaud et
Parizeau au vieux nationalisme religieux des années 1950. Le
"Nous" de Michaud et Parizeau est un "Nous" laïc. C’est le "Nous"
de la Révolution tranquille et de son combat pour un
Québec laïc. Faut-il rappeler que le premier chapitre d’Option-Québec de René
Lévesque, le document fondateur de ce qui allait donner le Parti
Québécois, s’intitulait tout simplement "Nous autres"!
Aujourd’hui, les progressistes doivent proposer leur propre
définition du "Nous" québécois. Un "Nous" qui ne
nie pas les origines, l’histoire et l’identité de la nation
québécoise, mais un "Nous" également inclusif avec
un projet d’intégration des communautés ethniques
Dans le débat en cours sur les accommodements raisonnables, les
progressistes doivent promouvoir la poursuite et
l’accélération de la laïcisation de la
société. Au coeur de ce projet, on doit retrouver
l’abolition des subventions aux écoles ethno-religieuses, mais
également aux écoles privées, concentrées
pour la plupart dans la grande région de Montréal et
génératrices d’un apartheid scolaire. Trop d’enfants de
Québécois de souche fréquentent les écoles
privées alors que les enfants des communautés ethniques
forment dans plusieurs écoles la majorité de la
clientèle scolaire. L’intégration doit également
toucher le réseau des cégeps parce que de plus en plus
d’allophones ayant fréquenté le réseau primaire et
secondaire français poursuivent leurs études au
cégep anglophone. Il faut aussi s’opposer à la
construction des deux méga-hôpitaux qui auront pour effet
de cristalliser cette ghettoïsation des clientèles dans le
domaine de la santé.
Le projet inclusif des progressistes québécois doit
remettre à l’ordre du jour la lutte pour la francisation des
entreprises. L’anglais sur le marché du travail est le plus
important facteur explicatif des transferts linguistiques toujours
majoritaires des allophones vers la minorité anglophone. Cette
lutte doit s’accompagner de revendications contre la discrimination
dans tous les domaines de la vie sociale, mais surtout dans l’emploi.
Il est, par exemple, inadmissible que la fonction publique
montréalaise compte à peine 5% de membres des
minorités ethniques et visibles.
Les manifestations contre la guerre en Irak et, plus récemment,
contre l’intervention israélienne au Liban ont
démontré que les distinctions ethniques pouvaient
être surmontées dans une lutte commune. Alors, ne laissons
pas les divisions religieuses prendre le devant de la scène.
Reconnaissons aux membres des communautés ethniques,
au-delà de leurs croyances religieuses, leur nationalité.
Ils sont avant tout Algériens, Marocains, Libanais, Iraniens.
Avec eux, sur cette base, nous saurons trouver les accommodements
raisonnables nécessaires et construire le "Nous"
québécois moderne, laïc, progressiste et inclusif.