Plaidoyer pour une commission
d'enquête
Louis Bernard, La Presse, 6 février 07
Le débat actuel sur les "accommodements raisonnables" n’est pas
nouveau. On pourrait même le faire remonter jusqu’au début
du XIXe siècle alors que le député juif de
Trois-Rivières, Ézéchiel Hart, était
empêché de siéger à l’Assemblée
législative parce qu’il voulait prêter serment sur
l’Ancien plutôt que le Nouveau Testament. Mais ce débat a
pris récemment une ampleur nouvelle en raison de la
présence de plus en plus marquée, chez nous, de groupes
de citoyens québécois ayant des coutumes et des
pratiques, notamment en matière de religion, qui sont
différentes de celles de la majorité.
Cette situation n’est pas près de disparaître. Au
contraire, elle ne pourra que s’amplifier au cours des prochaines
années, étant donné qu’il est dans
l’intérêt du Québec d’accueillir un nombre encore
plus grand d’immigrants afin de contrer le faible taux de
natalité et le vieillissement de sa population. Il devient donc
urgent d’éviter, d’abord, que ce débat ne dérape
et, ensuite, de faire en sorte qu’il aboutisse à des
arrangements satisfaisants pour tous les intéressés.
Deux choses frappent dans l’analyse de ce débat. La
première est celle du "cas par cas". Les divers accommodements
dont est saisie l’opinion publique résultent d’une multitude
d’arrangements épars, pris sans référence les uns
aux autres, par des gens confrontés à des situations
particulières qu’ils tentent de résoudre au meilleur de
leurs connaissances, ou par des jugements de cour dans quelques litiges
singuliers qui ont été portés à leur
arbitrage. Il en résulte toute une série d’accommodements
disparates couvrant plusieurs secteurs différents, et entre
lesquels il est difficile d’établir un lien rationnel.
Et c’est la deuxième chose qui frappe dans ce débat:
l’absence de principes directeurs pouvant servir de balises dans la
définition des accommodements qui sont souhaitables et de ceux
qui ne le sont pas. Il y a, c’est vrai, les Chartes des droits et
libertés, mais elles ont leurs limites: leurs
énoncés sont très généraux et
mettent l’accent sur les droits individuels plutôt que sur les
exigences de la cohésion sociale.
Nous avons besoin de principes directeurs qui, tout en étant
conformes aux Chartes, soient plus près des cas concrets et
fassent plus explicitement le lien entre les droits individuels et les
règles du comportement social à l’école, au
travail et dans les autres lieux publics. Car c’est sur de tels
principes directeurs qu’une société doit rechercher un
large consensus de toutes ses parties constituantes. Une fois ces
principes directeurs définis et acceptés, il devient
beaucoup plus facile de traiter des cas particuliers.
Bien sûr, de tels principes directeurs ne sont pas faciles
à définir. Il s’agit d’une question complexe où
les avis sont souvent divergents. Raison de plus pour prendre les
moyens requis pour y arriver. À cet égard, je
suggère qu’un de ces moyens serait de confier à une
commission d’enquête la tâche de les établir et d’en
recommander l’adoption.
Il y a plusieurs sortes de commissions d’enquête. Celle que je
préconise serait de la nature de la Commission Parent sur
l’éducation ou de la Commission Coulombe sur la forêt: une
commission d’étude et de recherche, capable de faire l’analyse
de la question, d’entendre l’opinion des citoyens et des groupes
intéressés, de commanditer les recherches
nécessaires sur ce qui se fait ailleurs et d’en arriver,
après un processus de réflexion, à des
propositions susceptibles d’emporter l’adhésion
générale.
La composition d’une telle commission serait cruciale pour le
succès de son entreprise. À mon sens, le nombre de
commissaires devrait être assez élevé pour
être représentatif de tous les intéressés:
on peut penser à sept ou, peut-être même, neuf
commissaires. Le président, dont la crédibilité
personnelle sera garante de celle de la commission, devrait être
choisi avec l’accord des partis politiques représentés
à l’Assemblée nationale. Le mandat de la commission
devrait être d’au moins deux ans, afin de lui permettre de bien
faire son travail.
Je sais que la mise sur pied d’une commission d’enquête
nécessite de nombreux efforts, qu’elle occasionne des
délais et qu’elle coûte de l’argent. Et j’ai, dans ma
carrière, toujours été plutôt
réticent à cette façon de procéder pour
régler les problèmes publics. Mais il me semble que les
modalités de notre "vivre ensemble" au Québec sont d’une
telle importance et d’une telle complexité qu’un effort maximum
de réflexion collective s’impose et que la meilleure
façon de guider cette réflexion serait de mettre sur pied
une commission d’enquête chargée de nous en proposer les
grandes avenues.
Enfin, j’insiste pour souligner que la création d’une commission
d’enquête ne devrait pas servir de prétexte pour ne rien
faire entre-temps et risquer ainsi que la situation ne
dégénère. Au contraire, les pouvoirs publics, les
organisations, les médias et les citoyens doivent continuer
à assumer normalement leurs responsabilités pour faire en
sorte que le Québec demeure la terre d’accueil qu’il a toujours
été et qu’il doit demeurer.