La
mauvaise conscience de la majorité
franco-québécoise
par
Jacques Beauchemin
M. Beauchemin est professeur au département de sociologie,
Université du Québec à Montréal
INM, Institut du Nouveau-Monde, samedi 20 janvier 2007
Depuis toujours, la démocratie s’est appuyée sur la
règle de la majorité. Dans les nations modernes, cette
règle s’est fixée presque naturellement, dans la mesure
où la majorité correspondait pour l’essentiel à un
groupe culturel majoritaire préexistant à la formation
politique de la nation. Il ne tient pas du hasard que la France,
l’Angleterre ou l’Allemagne, par exemple, se soient données
chacune une langue nationale qui reflétait la
prédominance de groupes culturels et linguistiques qui, parce
qu’ils étaient majoritaires au moment de la formation de la
nation, ont pu imposer non seulement leur langue, mais aussi une
certaine écriture de l’histoire dans laquelle ces mêmes
groupes célébraient leur épopée. C’est donc
sans complexe que les nations modernes se sont constituées
politiquement autour de cultures majoritaires.
Est-ce à dire que d’autres collectivités étaient
alors oubliées dans ce grand récit? Cela signifie-t-il
que leur langue et leur culture aient été
étouffées sous le règne d’une majorité
exerçant un genre de monopole sur la représentation
symbolique de la nation en même temps qu’elle détenait les
instruments du pouvoir? La réponse à cette question est
évidemment oui. C’est la raison pour laquelle plusieurs nations
modernes, dont le Canada, sont traversées par une "question
nationale" alors que des groupes minoritaires refusent de s’abolir dans
la majorité nationale. Mais il faut constater que,
jusqu’à tout récemment, le pouvoir de la majorité
a pu s’imposer dans la plupart des sociétés, parce que
cette dominance était perçue comme légitime.
Depuis une vingtaine d’années, ce consensus autour de
l’idée de majorité s’est fragilisé. C’est le
principe lui-même qui a d’abord été mis en cause
alors que nos sociétés assument de plus en plus leur
pluralisme constitutif. On peut dire autrement que ceux que la
majorité avait réduits au silence se
révèlent aujourd’hui et demandent à être
entendus. Les luttes qu’ont menées les suffragettes en faveur du
droit de vote des femmes et les Noirs américains en faveur de
l’égalité sociale au cours des années 1960 ont
peut-être été les éléments
déclencheurs de ce nouveau rapport à la démocratie.
Ce que révélait la lutte que menaient ces mouvements,
c’était que le règne de la majorité peut engendrer
injustices et discriminations. À partir de là se sont
multipliés dans la société les groupes qui
pouvaient prétendre eux aussi avoir subi de la discrimination
sur la base de leur identité particulière. Ainsi en
est-il des revendications à l’égalité provenant de
groupes aussi divers que des regroupements de personnes
handicapées, homosexuelles, ou encore de minorités
religieuses ou ethniques.
Le principe selon lequel il est légitime que la majorité
puisse représenter l’ensemble de la société et
parler au nom de tous est battu en brèche dans nos
sociétés où chacun souhaite parler en son nom et
faire valoir sa propre identité. Une nouvelle éthique
sociale s’installe en vertu de laquelle la société doit
reconnaître et accepter le pluralisme identitaire. Ceux qui
avaient été sans voix jusque-là, ces
oubliés de la majorité, ou encore ces victimes d’une
conception de la démocratie selon laquelle la majorité
s’érige en sujet politique détenant le monopole de la
parole, réclament la reconnaissance de leurs identités,
certes minoritaires, mais qui n’en méritent pas moins le
respect. Nous savons que les chartes de droits québécoise
et canadienne visent justement la protection de ces minorités en
protégeant leurs droits fondamentaux, en particulier celui de ne
pas subir de la discrimination sur la base de leur identité.
Le principe de la majorité a ensuite été
critiqué en tant que règle procédurale. Une
société qui s’ouvre à son pluralisme interne ne
devrait-elle pas également revoir la manière dont elle
discute des enjeux collectifs et adopte des décisions? Les
divers projets de réforme du scrutin, les appels en faveur de la
démocratie participative et la reviviscence de la
société civile sont autant de signes d’une contestation
des anciennes façons de faire ancrées dans la
définition classique de la démocratie. Si les diverses
composantes de la société ont droit de parole, il est
normal que les règles de la délibération s’ouvrent
à la pluralité et à la participation de chacun,
étant entendu que chacun voudra s’exprimer par et pour
lui-même.
Nous nous réjouissons pour la plupart de cette ouverture de la
démocratie aux paroles minoritaires. Nous avons l’impression
qu’elle trouve là son prolongement nécessaire et
peut-être même sa véritable signification. Mais il
faut également constater que la plupart des
sociétés modernes contemporaines ont vu croître un
genre de mauvaise conscience des collectivités majoritaires,
alors que leur est contestée leur prééminence tant
du point de vue de la gouverne que de celui de l’écriture de
l’histoire. Certes, c’est un défi théorique autant qu’un
enjeu politique que d’écrire une histoire nationale. Que
faudra-t-il conserver de la mémoire collective et que
vaudrait-il mieux oublier? Qui sera le sujet de cette histoire?
Voilà autant de questions qui font que le grand récit
collectif puisse devenir un territoire de luttes identitaires.
Le Québec d’aujourd’hui, comme d’autres sociétés,
cherche à rouvrir les livres d’histoire de manière
à y inclure la contribution de ceux, Amérindiens, femmes
ou encore ouvriers, qui en auraient été exclus. Ainsi et
par exemple, la France, l’Allemagne et les États-Unis ont
dû revoir l’écriture de leur histoire nationale sous la
pression de groupes qui estimaient que leur mémoire n’y tenait
pas la place qu’elle aurait méritée.
Le problème réside dans le fait que la floraison de ces
"nouveaux" sujets de l’histoire rend de plus en plus compliqué
le rassemblement de la collectivité nationale autour d’une
histoire partagée, ainsi qu’en témoigne la toute
récente réforme de l’enseignement de l’histoire au
secondaire qui doit, pour se faire consensuelle, se rabattre sur le
projet d’une éducation à la citoyenneté à
défaut de pouvoir circonscrire le sujet national
québécois. Cette mauvaise conscience se présente
de manière particulièrement paradoxale au Québec
pour un grand nombre de Québécois qui caressent l’espoir
de la souveraineté du Québec. Cela implique, en effet,
qu’il faille rassembler la nation québécoise en un sujet
collectif qui la représenterait et qui parlerait en son nom. Or,
les Québécois adhèrent en même temps, et
plus fortement que bien d’autres sociétés, à un
idéal d’ouverture au pluralisme et à la
différence. Ils veulent donc à la fois ramasser leur
parcours historique dans la formation d’une nation politique
fondée sur la culture et l’histoire
franco-québécoises et s’ouvrir aux attentes d’un ensemble
d’identités réclamant la reconnaissance de leur
différence.
Que faut-il entendre sous l’idée de majorité
franco-québécoise? Rassemble- t-elle uniquement les
Canadiens français de souche? Ces derniers, comme on le sait,
ont intégré de très nombreux individus provenant
d’autres cultures qui, depuis très longtemps, s’associent au
parcours historique canadien-français. Il ne nous viendrait pas
à l’idée de considérer autrement les Ryan,
Johnson, Kelly et combien d’autres. Mais il faut aussi
considérer comme partie intégrante de cette
majorité ceux, nombreux, qui pour une raison ou une autre — la
langue, les affinités culturelles, l’adhésion aux valeurs
québécoises, etc. — ont pris en marche le train de
l’histoire québécoise.
Évoquer la majorité franco-québécoise,
c’est donc désigner le rassemblement de tous ceux, Canadiens
français de souche et compagnons de route, qui se sentent
appartenir au Québec non pas seulement du point de vue des
droits que procure la citoyenneté, mais de celui de ce sentiment
collectif qui rend solidaire d’une aventure commune.
Tout en souscrivant à cette conception de la démocratie
faite d’ouverture aux minorités et de reconnaissance des
multiples identités, la première chose à faire
pour la majorité franco-québécoise consiste dans
le fait de s’assumer en tant que majorité. Une
société, quelle qu’elle soit, ne peut se construire et
aller de l’avant sans être portée par une volonté
issue de la majorité constituée en sujet politique.
La Révolution tranquille n’aurait pas été possible
sans l’élan que lui procurait le réveil national des
Québécois. De la même façon, l’avenir du
Québec, dans le contexte de la mondialisation et de
l’interdépendance dans laquelle se joue aujourd’hui le destin
des nations, dépend de sa capacité à se rassembler
en un sujet politique capable de parler au nom du Québec.
Pour cela, il faudra que les Québécois consentent
à eux-mêmes. Il leur faudra se tourner vers leur histoire,
y reconnaître un parcours et assumer sans mauvaise conscience le
désir de le prolonger. Ce parcours demeure pour l’essentiel
celui de la majorité franco-québécoise. Elle peut
légitimement vouloir qu’elle soit la trame de fond du
Québec à venir.
Il est certain que cela signifie tensions et conflits. Mais là
encore, nous ne devrions pas nous inquiéter outre mesure du fait
que vivre en société supposera toujours luttes et
dissensions. La majorité franco-québécoise a, par
ailleurs, largement démontré sa capacité à
aménager ces conflits de manière à respecter le
projet démocratique au coeur des sociétés
d’aujourd’hui.