L’immigrant et le bonheur
Abdelaziz Djaout, Doctorant en sociologie, Université du
Québec à Montréal, Le Devoir, 30 janvier 07
NOTE:
J'ai souligné, dans ce texte,
largement à méditer, ce qui nous convient et qui doit
nous être reconnu à nous aussi, les
Québécois d'origine canadienne française.
Le romancier maghrébin Mohamed Dib affirmait que "l’oeuvre ne peut avoir de valeur que dans
la mesure où elle est enracinée, où elle puise sa
sève dans le pays auquel on appartient, où elle nous
introduit dans un monde qui est le nôtre avec ses
complexités et ses déchirements."
N’étant pas artistes, nous ne pourrions malheureusement
introduire le lecteur aux complexités ni aux déchirements
de l’Algérie, du Maroc ou de la Tunisie. Nous savons, par
ailleurs, que l’artiste ne réalise ce qu’attend de lui Dib que
s’il réussit d’abord à se comprendre lui-même.
Aussi, pour nous, l’oeuvre trouve-t-elle au commencement son
inspiration dans la qualité du regard que pose l’artiste sur
soi. Se comprendre, en effet. Se comprendre d’abord et avant tout.
Nous avons passé nos tendres enfances et une bonne partie de nos
capricieuses jeunesses dans les quartiers populaires, les ruelles
sinueuses, les chemins bourbeux des villes et villages du Maghreb. Et,
figurez-vous, nous ne regrettons rien. Notre enfance était belle
comme la baie d’Alger elle-même, et notre jeunesse fut remplie
des joies innocentes, presque naïves de ceux qui, n’ayant rien
d’autre à offrir, aiment vraiment, infiniment,
complètement. D’Alger à Tindouf, de Rabat à
Ouarzazate, de Tunis à Tataouine, chaque jour que Dieu faisait,
nous rencontrions la vie. Nous nous sentions vivre. Nous vivions
intensément nos plaisirs et nos déplaisirs. Nous
étions heureux, très heureux même.
Évidemment, comme beaucoup de Maghrébins, nous
maudissions souvent les jours qui nous ont vus naître dans ces
pays. Mais ce maudissement, maintenant nous le savons, était une
façon comme une autre d’exprimer nos amours et nos espoirs pour
nos pays. L’Algérie, le Maroc, la Tunisie, méritaient
mieux; voilà ce que criaient nos mauvaises humeurs et nos
ras-le-bol. Ils pleuraient un idéal manqué.
L’idéal qu’avaient nourri des générations de
Maghrébins à l’image des locataires de Dar Sbitar, tels
l’infatigable Aïni et son éveillé de rejeton Omar
(Dar al-Sbitar est l’un des romans de Mohammed Dib, dont les principaux
personnages sont Aïni et Omar).
Des étrangers ici
Au Québec aussi, mille mercis à Dieu, nous vivons bien.
Matériellement, nous vivons encore mieux que quand nous
étions au Maghreb. Cependant, ici, nous l’avouons, nous ne
sommes pas aussi heureux. Ici, il neige et il fait froid. Et puis
surtout, ici, nous nous sentons des étrangers.
Là-bas, nous étions au contraire ouled Lablad, ouled
al-Houmma, ouled al-Dar, les enfants du pays quoi. Ce sentiment
d’appartenance était pour nous ce que représentent les
racines pour l’arbre. Un
enracinement qui donnait sens à nos vies dans la mesure
où il nous permettait de comprendre non seulement le langage,
mais bien également les états d’esprit et les aspirations
des gens qui nous entouraient. Mieux: en ce qu’il nous permettait de
nous comprendre nous-mêmes. Les choses allaient de soi et nous
saisissions sans grande peine leur élan et leur finalité.
Pourquoi dès lors être parti? Parce que si nos pays
d’origine avaient et gardent une place spéciale dans nos coeurs,
nous chérissons davantage nos libertés. Oui, la
liberté... rien que la liberté. Nous voulions être
libres de penser, de nous exprimer et d’agir sans contrainte aucune,
exceptées celles auxquelles nous aurions librement
adhéré. Partir, nous exiler, c’était en effet pour
étancher une soif de liberté, satisfaire une quête
de dignité. Pour nous... et pour nos enfants.
Ce pays, et l’autre aussi
Aujourd’hui, ici au Québec, loin de nos pays d’origine, la fierté de cette
mémoire qui nous habite et la flamme ardente de cette
quête que nous poursuivons constituent notre nouvel et unique
enracinement. En lui, nous puisons incessamment la sève de notre
apport à la nouvelle société qui est
dorénavant la nôtre. Un apport varié, de
qualité, dont nous sommes à juste titre également
fiers. Pourvu qu’on veuille bien le voir, on le trouvera se
déployant avec brio dans tous les domaines de la vie
québécoise: en économie, en politique, dans les
sciences et la culture, etc.
Mais nous voulons davantage pour nos enfants. Sans renier
l’héritage que nous souhaitons leur léguer, nous les
invitons à faire leur, entièrement leur, le pays qui les
a vus naître. Aussi fort leur amour sera pour cette terre qui
nous a accueillis, aussi complète sera notre
bénédiction pour eux.
Oui, nous les voulons
Québécois aussi pleinement que nous étions
Maghrébins. Cependant, nous serions malheureux si, chemin
faisant, ils perdaient la fierté de leurs origines, de cette
mémoire, de ces valeurs, de ces sueurs qui ont fait les luttes
séculaires de leurs aïeuls au Maghreb, et qui font
aujourd’hui la riche participation de leurs pères et de leurs
mères au bien-être de la société
québécoise.
Et pour que cela n’arrive guère, nous refusons que soient
dévalorisés à leurs yeux ce que nous étions
et ce que nous sommes. Nous
sommes prêts à lutter bec et ongles pour que nos enfants
gagnent le respect dû à tous les humains de cette
planète, à tous les citoyens des sociétés
démocratiques dont lesquelles nous vivons et, de surcroît,
le respect dû à leur mémoire de
Québécois d’origine maghrébine dont l’une
des principales composantes n’est autre que cette religion musulmane
qui les encourage à aimer le vrai, le juste, le bien et le beau.