Tuer le tueur?
François Brousseau
La condamnation à mort de Timothy McVeigh pour l'attentat
d'Oklahoma City en avril 1995, décrétée par un jury
et non par un juge selon la bizarre pratique américaine, pose un
grand nombre de questions. Revenons sur quelques-unes d'entre elles: l'une
sur la pertinence de la peine capitale, et l'autre sur ce que représentent
politiquement McVeigh et les mouvements "fascisants" qui l'inspirent.
Le crime de Tim McVeigh est l'un des pires qui soient.
Tuer 168 innocents pour déstabiliser un gouvernement - son propre
gouvernement - pour exterminer littéralement des fonctionnaires,
pour faire avancer une cause "révolutionnaire", voilà
qui n'est pas tout à fait du génocide ni de l'épuration
ethnique, mais qui n'en est peut-être pas si loin. L'horreur. Et
c'est ce qui a poussé, vendredi, un jury de 12 personnes à
conclure que cet homme mérite la mort.
En effet: avec un tel forfait, si McVeigh devait être épargné,
alors cela voudrait dire que la peine de mort n'est jamais admissible,
qu'elle ne devrait jamais être appliquée. Ne jamais infliger
la peine de mort, quels que soient les arguments à son appui: telle
est bien notre opinion. Mais la peine de mort n'est pas pour autant une
question simple.
"Tu ne tueras point." Jamais. Mais le tueur, lui, a tué
et peut rester sans conscience de sa vraie, de sa profonde responsabilité
s'il s'en tire: le personnage principal d'un grand film américain,
le meurtrier de La dernière marche (Dead Man Walking), se
voit ainsi "sauvé" intérieurement, en quelque sorte,
à la veille de l'instant final, puisque c'est uniquement au moment
où la mort va le rejoindre qu'il comprend ce qui lui est arrivé,
qu'il prend la mesure de sa responsabilité, qu'il admet son crime
et se réconcilie, d'une certaine façon, avec son destin et
avec le prix qu'on doit payer pour ses actes... Autrement, s'il avait vu
sa peine commuée en emprisonnement à vie ou à 25 ans,
il aurait sans doute continué à se cacher derrière
ses faux-fuyants, à mentir et à se raconter des histoires...
Le "Tu ne tueras point" ne devrait pas souffrir
d'exception |
Mais cet apparent et subtil plaidoyer en faveur de la
peine de mort n'en est pas un. Il illustre plutôt la complexité
de cette question, une question que les États-Unis - arriération
ou avant-gardisme? - sont l'un des derniers pays occidentaux à débattre
avec passion.
Tim McVeigh, lui, n'a exprimé aucun remords. Mais il est des meurtriers
qui avouent et qui se repentent. Admettre et exprimer du remords devrait-il
atténuer la culpabilité, sauver de la peine capitale? Dans
les décisions de jurys, qui ne sont pas l'application mécanique
de lois écrites mais font appel à l'émotion et la
subjectivité humaines, ces éléments jouent sans doute.
Mais le fond de la question n'est pas là. Tuer, c'est le crime ultime,
suprême. Même si les arguments comme celui de Dead Man Walking
portent loin et ébranlent les adversaires de la peine de mort dans
le cas de crimes crapuleux, prouvés, non avoués et encore
moins regrettés, le fond du plaidoyer anti-peine capitale reste
simple, lapidaire, biblique à sa façon: "Tu ne tueras
point." Point. Indépendamment de la valeur dissuasive de
la peine (sujette à caution). Indépendamment des économies
réalisées sur de coûteuses années de réclusion.
Indépendamment de tout. (Mais allez expliquer cela aux parents des
fillettes violées et assassinées par Marc Dutroux.)
On a beaucoup parlé des milices, du mouvement à certains
égards fascisant qui a inspiré l'acte de McVeigh... Ce problème
est réel et les États-Unis y seront, si les tendances actuelles
se confirment, de plus en plus exposés au cours des années
à venir. De plus en plus, des groupes s'organisent en marge de l'État
et de la société. Ils forment des communautés "hors
champ", sortes de no man's land où la police ne s'aventure
plus, où les lois de la Cité sont suspendues.
La haine du gouvernement, la haine des employés fédéraux
renvoient à l'utopie du "no government", qui est
un mythe fondateur américain: le mythe du Far-West où chacun
se faisait justice... Cette mythologie, profondément ancrée
aux États-Unis, est à la base de l'inquiétant essor
des milices, du lobby des armes à feu, de la haine de l'État.
Ironie: McVeigh, un ancien héros de la guerre du Golfe, monomaniaque
obsessionnel persuadé que le gouvernement fédéral
est l'ennemi juré des libertés - dont le port d'arme individuel
et la justice sommaire seraient les symboles par excellence - se voit aujourd'hui
rattrapé par l'État fédéral, et par une loi
du Talion qu'il ne désapprouverait pas lui-même.
Mais indépendamment de l'horreur du geste de McVeigh, le front anti-McVeigh
manifeste également des tendances que l'on peut qualifier de fascisantes.
De voir, le long des routes, ces effigies brûlées du meurtrier,
ces sosies sanglés sur des chaises électriques, flanquées
d'inscriptions haineuses, marquées d'un humour mauvais qui trahit
une incroyable soif de vengeance, voilà qui donne froid dans le
dos.
Où l'on voit un désir de lynchage, d'exécution populaire,
de vengeance qui n'a qu'un rapport lointain avec la Justice. Où
l'on mesure la popularité en flèche de la peine de mort,
avec des condamnations qui remontent nettement depuis une vingtaine d'années.
Le débat jamais fini sur la peine capitale - comme celui de l'avortement
- sont de ceux où la civilité d'une société
peuvent se mesurer. Tout autant pour les arguments de fond qui se font
face sans jamais emporter la conviction, que pour la façon même
qu'on a d'argumenter.
N'allons pas prétendre qu'il n'y a qu'un "bien" libéral
et progressiste qui va de soi (l'abolition inconditionnelle et sans exception
pour les femmes en matière d'avortement), affrontant un "mal"
réactionnaire et fascisant (la peine de mort en criant vengeance
et en brandissant les têtes coupées; l'interdiction totale
de l'avortement en invoquant la loi divine).
L'Amérique n'affronte pas ces graves questions sociales avec toute
la sérénité qui s'imposerait. Tout de même,
elle les affronte. Car, qu'on le veuille ou non, elles s'imposeront toujours
à la conscience de l'humanité.
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