L'AMOUR-CAMARADERIE
Le texte qui suit est un extrait d'un article d'Alexandra Kollontaï intitulé Place à l'Éros ailé, paru en 1923. Dans cet article elle décrit la nouvelle forme d'amour qu'elle appelle amour-camaraderie. Pour elle, que ce soit l'union libre, le mariage légal ou la liaison passagère, la formule importe peu puisque l'amour est multiforme par sa nature. C'est donc le contenu spirituel et moral de cet amour qui lui donne sa valeur, l'Éros sans ailes, l'attraction purement physique, cède alors le pas à l'Éros ailé. La société communiste, d'après Kollontaï, verra l'avènement d'une nouvelle forme d'amour où l'union des sexes sera fondée sur l'attirance sexuelle saine, libre et naturelle. Place à l'Éros ailé est tiré d'Alexandra Kollontaï, Marxisme et révolution sexuelle, de la petite collection maspero, 1977.
(...) Aujourd'hui encore, le poids du mystère de l'amour pèse sur les épaules de bon nombre de simples gens, qui cherchent vainement la clé de sa solution dans les limites de la pensée bourgeoise. Or cette clé, elle est entre les mains du prolétariat. Seul l'idéologie et le mode de vie de la nouvelle humanité travailleuse peuvent démêler ce problème complexe.
Nous parlons ici de l'ambiguïté de l'amour (...) Les drames, les conflits commencent lorsque diverses nuances, diverses manifestations de l'amour se trouvent en présence. Une femme aime tel homme du fond de son âme, leurs pensées, leurs aspirations, leurs volontés sont en harmonies: mais la force des affinités charnelles l'attire irrésistiblement vers un autre. Un homme éprouve pour telle femme un sentiment de tendresse pleine d'attentions, de compassion pleine de sollicitude, tandis qu'il trouve chez une autre compréhension et soutien pour les meilleures aspirations de son moi. A laquelle des deux doit-il consacrer la totalité d'Éros? Et pourquoi devrait-il déchirer, mutiler son âme, si la plénitude de son être ne se réalise que par la présence de l'un et de l'autre.
Dans la société bourgeoise, cette dichotomie de l'amour, du sentiment, entraine d'inéluctables souffrances. Pendant des millénaires, une culture fondée sur l'instinct de propriété a inculqué aux hommes la conviction que le sentiment de l'amour avait lui aussi comme base le sentiment de propriété. L'idéologie bourgeoise a fourré dans la tête des gens l'idée que l'amour, y compris l'amour réciproque, donnait le droit de posséder entièrement et sans partage le coeur de l'être aimé. Cet idéal, cette exclusivité dans l'amour, découlait naturellement de la forme établie d'union conjugale et de l'idéal bourgeois d'amour total et exclusif entre époux. Mais un tel idéal peut-il correspondre aux intérêts de la classe ouvrière? N'est-il pas, au contraire, important et souhaitable, du point de vue de l'idéologie prolétarienne, que les sentiments des gens deviennent plus riches, plus diversifiés? Que l'âme ait plusieurs cordes et l'esprit plusieurs aspects, n'est-ce pas justement là le facteur qui peut favoriser la croissance et le renforcement de ce réseau complexe et entrelacé de liens spirituels et moraux grâce auquel se consolidera la collectivité sociale des travailleurs? Plus il y aura de fils ainsi tendus d'âme à âme, de coeur à coeur, d'esprit à esprit, plus l'esprit de solidarité s'enracinera solidement, et plus aisée sera la réalisation de l'idéal de la classe ouvrière: la camaraderie et l'unité.
Etre exclusif en amour, être totalement absorbé par l'amour, cela ne peut pas être l'idéal président aux rapports entre les sexes du point de vue de l'idéologie prolétarienne. Au contraire, pour le prolétariat, découvrir qu'Éros ailé est multiforme et multicorde ne le conduit pas à une horreur indicible et à l'indignation morale, à l'instar de l'hypocrite morale bourgeoise. Au contraire, le prolétariat s'efforcera de canaliser ce phénomène (résultat de causes sociales complexes) dans une direction correspondant à ses tâches de classe à tel moment de la lutte, à tel moment de la construction de la société communiste.
Le fait que l'amour soit multiforme, en lui-même, n'est pas en contradiction avec les intérêts du prolétariat. Au contraire, il facilite le triomphe de cet idéal d'amour dans les rapports entre les sexes qui est déjà en train de prendre forme et de se cristalliser dans le sein de la classe ouvrière. Il s'agit précisément de l'amour-camaraderie...
(...) L'idéal d'amour de la classe ouvrière, qui découle de la coopération dans le travail et de la solidarité d'esprit et de volonté des membres de cette classe, hommes et femmes, se distingue naturellement, tant par la forme que par le contenu, des notions de l'amour propres aux autres époques culturelles. Mais qu'est-ce que l'amour-camaraderie? Cela ne signifie-t-il pas que l'austère idéologie de la classe ouvrière, élaborée dans l'atmosphère de combat des luttes pour la dictature du prolétariat, aurait l'intention de chasser sans pitié des relations sexuelles le tendre et frémissant Éros ailé? Absolument pas. Non seulement l'idéologie de la classe ouvrière n'a pas l'intention d'abolir Éros ailé, mais au contraire elle dégage la voie pour que soit reconnue la valeur de l'amour en tant que force psycho-sociale.
La morale hypocrite de la culture bourgeoise arrachait impitoyablement les plumes des ailes bigarrées et chatoyantes d'Éros, en l'obligeant à ne fréquenter que les couples légitimes. En dehors du mariage, l'idéologie bourgeoise n'accordait une place qu'à un Éros déplumé et sans ailes - attraction sexuelle momentanée sous forme de caresses achetées (prostitution) ou volées (adultère).
La morale de la classe ouvrière au contraire, dans la mesure où elle a déjà commencé à se cristalliser, laisse nettement de côté la forme extérieure que peuvent prendre les rapports amoureux entre les sexes. Pour les tâches de classe du prolétariat, il est parfaitement indifférent que l'amour prenne la forme d'une union prolongée et légalisée ou qu'il s'exprime simplement dans une liaison passagère. L'idéologie de la classe ouvrière n'impose aucune limite formelle à l'amour. En revanche, dès à présent, elle s'intéresse de près au contenu de l'amour, aux nuances de sentiment et d'émotion qui lient les deux sexes. Et en ce sens, l'idéologie de la classe ouvrière pourchassera Éros sans ailes (la concupiscence, la satisfaction charnelle égoïste à l'aide de la prostitution, la transformations de l'acte sexuel en but en soi du genre plaisir facile) beaucoup plus sévèrement et impitoyablement que ne le faisait la morale bourgeoise. Éros sans ailes est contraire aux intérêts de la classe ouvrière. Premièrement, il conduit inévitablement à des excès, et par suite à un épuisement physique qui ne peut qu'abaisser l'énergie au travail de l'humanité. Deuxièmement, il appauvrit l'âme, entravant ainsi le développement et le renforcement des liens spirituels et des sentiments sympathiques. Troisièmement, il est fondé ordinairement sur l'inégalité des droits dans les rapports sexuels, sur la dépendance de la femme à l'égard de l'homme, sur la fatuité et la grossièreté masculine, ce qui ne peut que freiner le développement du sentiment de camaraderie. La présence d'Éros ailé agit exactement dans le sens contraire.
Il va de soi qu'à la base d'Éros ailé, on trouve la même attirance d'un sexe pour l'autre que chez Éros sans ailes, mais la différence réside en ceci que, chez l'être qui aime un autre être, s'éveillent et se manifestent précisément ces traits de l'âme qui sont indispensables aux bâtisseurs de la nouvelle culture: délicatesse, sensibilité, désir d'aider l'autre. L'idéologie bourgeoise voulait que l'humain ne manifeste ces qualités qu'à l'égard de l'élu, ou l'élue, de son coeur, autrement dit à l'égard d'un être unique. Ce qui compte avant tout aux yeux de l'idéologie prolétarienne, c'est que ces qualités soient éveillées et développées chez l'être humain, et qu'elles se manifestent non seulement dans les rapports avec l'élu du coeur, mais aussi dans les relations avec tous les membres de la collectivité (...)