Bruno Sulak
Rio :
J'étais accoudé, accablé de chaleur, au comptoir d'une
de ces mille petites échoppes, ouvertes directement sur les trottoirs,
qui jalonnent les rues et avenues de Rio. Il s'y vend tout ce qui peut se consommer
: sandwiches de toute sortes, pâtisseries inconnues du touriste, pistaches,
noix de cajou - fruit de l'anacardier - et tous ces jus de fruits aux noms plus
évocateurs les uns que les autres : papayes, mangues, avocats d'une taille
jamais vue en Europe, kiwis, minuscules citrons verts, noix de coco
Je
rêvassai, les pieds nus dans des sandales de toile et le corps brûlant
juste vêtu d'un short taillé dans un vieux jean, lorsque je me
sentis tiré par le bras, celui qui pendait nonchalamment à l'opposé
de l'autre occupé à me soutenir bien calé sur le comptoir.
C'était un môme d'un âge pouvant varier entre sept et douze
ans, métis, la mèche rebelle et les dents blanches : pieds nus
sur le sol, et guenillé d'un vieux short trop grand retenu par un brin
de ficelle. A hauteur du nombril, entre le tissu et la peau, dépassait
un paquet de Louis XV (cigarettes brunes brésiliennes). Une chemisette
élimée aussi pale que vive la couleur de sa peau tannée
par une enfance à l'école de la plage, complétait ses fringues.
La plage, il y passera les trois quarts de son existence non pas à se
prélasser mais à tenter d'y survivre, la parcourant sans relâche,
le corps ployé sous le poids d'une glacière de fortune, contenant
Coca-Cola et autre picolé (glace à l'eau bon marché). Exploité
par des plus grands et plus forts que lui, plus tard exploiteur à son
tour si
Les joues creuses et l'air rusé de celui qui sait la faim il me demanda
: " Por favor senor
" sans plus de précisions que l'espoir
ainsi exprimé par la latitude accordée au sens de son gémissement
mais
un gémissement comme une morsure, une larme comme un coup de poing, une
humilité comme un défi. D'un geste instinctif, je stoppai le courroux
du serveur qui allait l'envoyer vertement se faire voir ailleurs et ordonnai
qu'il le serve selon ses désirs, le tout ponctué de grands gestes
à l'appui d'un portugais que je parlai, me disait-on, accentué
de mes origines françaises et qui faisait toujours sourire, agréablement.
Ah ! Mais c'est qu'il avait faim le bougre. Le sandwich - deux rondelles de
jambon et de fromage entre deux tranches de pain de mie bien grillées
- ne fit pas un pli devant la voracité de son appétit, il souriait
en même temps qu'il bâfrait et le grand verre de vitaminas de "
banana con aveis " n'était pas pour le ralentir, il le couvait du
regard à croire que sans ça il se serait évaporé
malgré la fraîcheur - relative - du comptoir.
La vitamine est très en vogue dans un Brésil qui subit une influence
américaine incontestable, quant à sa vie de tous les jours, dans
les plus grandes villes. La vitamina se vend partout et à toute heure
sous toutes les formes, principalement en de grands jus de fruits additionnés
d'aveis par exemple (sorte d'aveline pilée) ou autre additif fort en
vitamines ou protéines de tout genre, ainsi que sous forme de pastilles,
pour les besoins réels ou fictifs de tout un chacun. Les Cariocas se
dépensent par ailleurs très " utilement " en d'innombrables
heures de sport sur le sable du bord de mer : équipes de volley, de musculation
et de foot pieds nus
graines de champions jamais - ou si rarement - germées
Le verre de vitaminas fut englouti en un clin d'il, le barman qui n'y
trouvait plus rien à redire le resservit, tout à coup étrangement
presque complice, le regard inquisiteur
Peu m'importait tout genre de calcul,
avec le prix d'un restau à Paris j'aurais pu en inviter ici une centaine
à se rassasier le temps d'un " Bonjour ma chère, comment
allez-vous ? " Quelle impression de puissance désespérée
que celle-ci ; que changera un repas dans leur vie ? J'ai un jour vu se déverser
des tonnes de lait dans des décharges à ordures françaises
Je
ne leur ai pas dit , ni que ces choses se reproduisaient régulièrement,
ni qu'ils étaient beaux, beaux à se prostituer un jour prochain
aux alentours du bois de Boulogne, après avoir connu les illades
effrénées et les sexes exécrables de ces " touristes
" dont ils sont le but premier
Je venais de comprendre avec horreur
les gestes de connivence du serveur qui se faisait complice de ce qu'il croyait
deviner, qui envisageait même, à sa façon de se rapprocher
de moi ne parlant presque plus, mais chuchotant, de réclamer une part
de mon incompréhensible autrement prodigalité.
Ce qui était courant à Manaus, ville du Nord brésilien,
sur le Rio Negro, aujourd'hui seul port-franc du pays où se vendent hors-taxes
la plupart des produits de luxe étrangers, des parfums à la chaîne
hi-fi en passant par les vêtements. Cela après un gros effort des
autorités - par ailleurs ultra-protectionnistes - afin de créer
une émulation sur le commerce qui devrait permettre à la première
ville d'Amazonie de renaître tel un phénix. Le théâtre,
témoignage des splendeurs et décadences passées, se dresse
toujours au centre d'une ville de plus de quatre cent mille habitants aujourd'hui.
Habitants pour la majorité indiens, depuis peu métissée
de noirs : ce qui était initialement strictement prohibé sous
l'influence du marquis de Pombal qui entendait ainsi préserver la race
amazonienne.
Ce qui était courant à Manaus, où l'on vous proposait des
enfants, fille ou garçon, à peine pubères, au détour
d'une boutique de souvenirs comme d'une échoppe de cireur, l'était
moins dans une ville comme Rio, mais existait tout de même à une
échelle assez importante, de par la multiplicité des familles
astreintes à ces seuls expédients pour survivre.
N'en pouvant plus de l'insupportable du quiproquo ambiant, je payai dans l'intention
de m'en retourner au plus vite sur une plage digérer et me soulager de
la violence de cet instant. Je glissai rapidement au môme (qui se dit
garotinho, avec affection, en portugais) quatre ou cinq billet de cinq mille
cruzeiros - sa mère, lorsqu'elle travaille à plein temps ne gagne
qu'à peine le double de cette somme, environ 500 francs - La surprise
lui fit certainement croire à une erreur de ma part mais la fortune si
subitement matérialisée entre ses doigts le fit détaler
comme un dératé à travers la jungle et l'incohérence
de la circulation du début d'après-midi, sur une des avenues les
plus fréquentées d'Ipanema - quartier chic et commerçant
de Rio. Le taxi qui, comme à l'accoutumée pour un taxi (plus d'un
tiers des véhicules circulant à Rio sont des autocars ou des taxis),
se faufilait sans ralentir entre les nombreux " bus fous " dévalant
comme un circuit ces larges rues
, le taxi ne put faire autrement que de
ruiner les espoirs de bombance de ce gavroche métissé en le projetant
d'un coup d'aile tout contre les hauts pare-chocs d'un bus, dans un crissement
de pneus, traçant comme des rigoles dans le macadam " guimauvant
" sous cette chaleur d'enfer.
L'enfant est mort sans avoir lâché l'argent, sans y avoir goûté
non plus. Le chauffeur du taxi vociférait contre le sort et son manque
d'assurance, je pleurais agenouillé sur l'asphalte, un policier voulant
me rendre l'argent sur les vagues indications de témoins
Il lui
aurait presque passé les menottes, et l'enfant avait l'air de sourire
encore, je me suis mis à crier
Mazan, Granges-sur-Vologne :
Une amie complice par biais difficilement exprimable, de mots et de papiers
timbrés
d'âmes se rejoignant en quelque sorte, m'écrivait
début novembre : " Depuis hier j'ai mal, j'ai mal d'une autre, d'une
adolescente violée, torturée et jetée vivante et lucide
du haut d'une falaise. Je ne sais pas pourquoi je te raconte ce malaise (
)
mais il ne s'efface pas et c'est pour ce genre de truc que je peux aussi avoir
peur des hommes, les haïr. Mal, mal d'un fait divers (
) la nuit je
ressens ces cris, je pleure, je tâte mon corps à moi. J'imagine
le trajet jusqu'à la falaise, les yeux écarquillés, ses
supplications
puis la descente vers la mort
Et même si elle
était morte avant, hein ! avant, même, et alors ?! Rien comme tu
sais. (
) Mourir pour un corps, mourir pour un objet, mourir parce qu'on
est une femme, parce qu'on est un enfant
facile, facile de mourir. Ici
et là
" Mazan est loin, le cauchemar de Corinne n'a déteint
que sur lui, petit village du Vaucluse un instant éclairé de celle
que la rumeur aurait bien voulu star, belle et superbe pour alimenter les trop
longues soirées au café de la gare et que le fait divers a rendu,
cet hiver-là, cadavre mutilé et ligoté
banal en somme.
L'actualité avait trop à faire avec Grégory, enfin, avec
" l'Affaire ! " qui fait se perdre en conjectures pour tenter de deviner
et surtout " pronostiquer " si ce Laroche sera ou pas victime ou innocent,
coupable ou monstre, Petiot ou Dreyfus
Le corbeau, lui, Laroche ou pas, doit se tordre d'une douleur extatique sous
l'intensité du plaisir procuré par le flamboiement de toute cette
agitation ; un peu comme un pyromane hypnotisé par l'incendie qu'il vient
de provoquer, se foutant comme d'une guigne de tout ce qui n'est pas son plaisir
du moment. Combien d'autres psychopathes s'en trouveront ainsi révélés
et jaloux !
qui se gaussent bien de ce drame, pour eux une comédie,
prêts qu'ils sont à tirer les ficelles de leur propre théâtre,
tout plein de marionnettes
L'enfant est devenu prétexte et réunit les ingrédients
nécessaires à un beau mélo de justice. A faire oublier
que les Grégory sont plus importants que les corbeaux et surtout plus
nombreux
On meurt partout Grégory, ici et là, du haut d'une falaise, des
coups de bec d'un corbeau, de l'égoïsme du monde
et même
par 38° au soleil, à l'ombre de la même inattention, de la
même folie
Adieu Garohinto, adieu Corinne, adieu Grégory
ou plutôt, à
bientôt