|
(L'étranger :) ...puisque l'être et le non-être nous embarrassent (aporias meteiléphaton) d'égale manière, nous pouvons espérer que lorsque l'un des deux se montrera soit d'une manière plus précise, soit d'une manière plus claire. l'autre (251a) se montrera de la même façon; et si nous n'arrivons à saisir ni l'un ni l'autre, soyons au moins capables de faire avancer le raisonnement le plus convenablement possible sur les deux à la fois.
(Théétète :) Bien dit.
(L'étranger :) Disons donc maintenant de quelle manière nous pouvons énoncer une chose qui est, en chaque cas, la même, mais par l'intermédiaire de plusieurs noms.
(Théétète :) De quelle manière ? Donne un exemple.
(L'étranger :) Nous disons l'homme (anthropon) en lui appliquant, certes, plusieurs autres appellations, en lui attribuant des couleurs, des formes, des dimensions, des vices et des vertus. Dans tous ces cas - et dans des milliers d'autres - nous ne disons pas seulement (b)qu'il est un homme, mais aussi qu'il est bon, ainsi qu'une infinité d'autres attributs. Et il en est ainsi, et pour la même raison, pour toutes les autres choses : nous supposons que chacune est une chose et, en même temps, nous l'énonçons comme multiple par le moyen de plusieurs noms.
(Théétète :) Tu dis vrai!
(L'étranger :) C'est ainsi, je crois, que nous préparons un véritable banquet à l'intention des jeunes et de ceux qui, parmi les vieux, ne sont que des novices. Car n'importe qui comprend rapidement et facilement qu'il est imposible que le multiple soit un, et l'un, multiple, et ils se réjouissents certes quand ils ne permettent pas de dire que l'homme est bon, mais seulement que, d'une part, l'homme est (c) homme, et que, d'autre part, le bon est bon. J'imagine, Théétète, que tu recontres souvent des gens qui prennent au sérieux de telles choses ; ce sont parfois des hommes déjà âgés dont la pauvreté des ressources intellectuelles fait qu'ils s'étonnent de telles choses de cette sorte et croient avoir trouvé là la sagesse suprême.
(Théétète :) Oui, absolument.
(L'étranger :) Afin donc que notre raisonnement s'adresse à tous ceux qui (d) se sont entretenus n'importe quand ni comment à propos de la réalité existante - et non seulement à ces derniers, mais aussi à tous ceux avec qui nous avons dialogué auparavant - nous présenterons ce que nous allons dire, sous forme de questions.
(Théétète :) Lesquelles ?
(L'étranger :) Dirons-nous que la réalité existante ne s'attache ni au mouvement ni au repos, et qu'aucune chose ne s'attache à aucune autre, et les mettrons-nous ainsi dans nos discours , comme si elles étaient sans mélange et incapables d'entretenir des rapports réciproques ? Ou bien, supposant qu'elles sont capables de communiquer les unes avec les autres, les réunirons-nous toutes dans une seule unité ? Ou, enfin, dirons-nous que quelques-unes sont capables, et les autres non ? De ces trois possibilités, (e) Théétète, laquelle dirons-nous qu'ils choisiront ?
(Théétète :) En ce qui me concerne, je n'ai rien à répondre en leur nom sur cette question.
(L'étranger :) Pourquoi donc, en prenant ces questions une à une, n'examinerais-tu pas ce qui en découlerait ?
(Théétète :) D'accord.
(L'étranger :) Admettons, si tu veux, qu'ils disent, en premier lieu, que rien n'a aucune puissance de communication avec rien. Le mouvement et le repos ne participeraient donc en aucune façon à la réalité existante.(252a)
(Théétète :) Certainement pas.
(L'étranger :) Et alors ? Existeraient-ils s'ils n'étaient pas en communauté avec la réalité existante ?
(Théétète :) Ils n'existeraient pas.
(L'étranger :) Cet aveu produit immédiatement, semble-t-il, un renversement total de théories aussi bien de ceux qui font mouvoir le tout, de ceux qui l'immobilisent en tant qu'un, et de ceux qui disent que les êtres consistent en des formes identiques et toujours immuables. Car tous ces gens ajoutent l'"être", soit qu'ils disent que le tout se meut "réellement", soit qu'ils affirment que le tout est "réellement" en repos.
(Théétète :) Parfaitement. (b)
(L'étranger :) En outre, ceux qui tantôt unissent toutes choses et tantôt les divisent, soit qu'ils les amènent à l'unité ou que, de l'unité ils fassent sortir une infinité de choses, soit qu'ils les divisent jusqu'à des éléments qui ont une limite et, à partir de ceux-ci, produisent une unité, pareillement lorsqu'ils admettent que cela arrive périodiquement ou éternellement, dans tous les cas, ils ne diraient rien si toutefois il n'y a aucun mélange.
(Théétète :) C'est juste.
(L'étranger :) Mais ceux qui tiennent le raisonnement (logon) le plus ridicule sont ceux qui ne permettent pas que, par la communauté (koinonia) d'affection, une chose soit appelé par une autre. (c)
(Théétète :) Comment ?
(L'étranger :) D'une
certaine manière, ils sont obligés, à l'égard
de toutes choses, de se servir de "être"
(einai), de "séparé", de "les autres", de "en soi"(kath'
auto), et de milliers d'autres appellations semblables qu'ils ne sont
capables ni d'écarter ni d'éviter d'attacher ensemble dans
les discours, et, ainsi, ils n'ont pas besoin de quelqu'un d'autre pour
les réfuter ; ils logent chez eux, comme on dit, l'ennemi et l'opposant,
et marchent en portant une voix qui résonne en leur intérieur,
comme l'étrange Euryclée. (d)
- Sophiste, trad. de Nestor-Luis Cordero, GF-Flammarion, 1993
(cf. ce livre pour l'introduction et les notes).